- Les journées Barjavel à Nyons les 16, 17 et 18 août 2013 -
 
La présentation de Pierre CREVEUIL :

RENÉ BARJAVEL, l'INITIÉ ?   

 
René Barjavel avec Philippe Lavastine en 1966
René Barjavel avec Philippe Lavastine - 1966

Que savait René Barjavel ?...

Il n'est pas rare que la lecture de ses romans amène cette question, associée à l'impression de voile de mystère, délicatement posé et aussi soulevé, qui accompagne des scènes, des descriptions, ou même l'avis - comme en voix off - du narrateur-écrivain. On se dit, en italiques comme dans les romans de Gaston Leroux quand ça va loin : « hum... il devait savoir des choses... ».
Les textes proposés hier soir ont été choisis comme assez représentatifs de cette impression. Il y en a bien d'autres, et on trouverait même matière à un travail universitaire d'en faire l'inventaire. Nous allons en découvrir quelques-uns, et aussi, à partir de la question, se demander également si René Barjavel savait quelque chose... et comment. Et surtout, tenter d'en tenir compte pour se donner une approche "profitable" de sa lecture...

L'intérêt et l'inspiration du mystère, ou plutôt des choses mystérieuses, sont très précoces chez Barjavel. Enfant, déjà, ne passait-il pas des heures à lire, au raz du plafond de la boulangerie de la rue Gambetta, comme il le raconte dans La Charrette bleue. Et, il le dit lui-même, lecture égale magie :

Mon univers de lecture, tranquille, séparé du monde, je me l'étais aménagé dans la boutique - on disait le « magasin » - au-dessus des balles de son, au ras du plafond. Je ne pouvais m'y tenir qu'allongé, couché sur le ventre, le menton dans les mains, un livre sous les yeux. A quelques centimètres de ma tête, la glace verticale de la vitrine m'apportait la grande lumière de la rue. Je passais là des heures fabuleuses en compagnie de Jules Verne, Mayne Red et d'autres magiciens moins célèbres dont j'ai oublié les noms.

En fait, on voit déjà que le trait dominant qui l'amènera à apprendre, c'est la curiosité. Pas tant littéraire, d'ailleurs, que scientifique. Après son baccalauréat, n'entreprit-il pas des études de sciences naturelles en vue d'une licence à l'Université de Clermont-Ferrand, études abrégées faute de moyens financiers : ses petits boulots menés en parallèle ne lui permettaient de payer - et encore - que le train de Cusset à Clermont. Il dût abandonner, et exercer des métiers d'abord anecdotiques, puis le "lançant" dans le monde de l'écrit, en arrivant au Progrès de l'Allier.
Et là, sa curiosité continue à le guider. Ses articles de jeunesse - « Billets du matin » - que nous avions commentés il y a maintenant neuf ans, révèlent cette curiosité, cette envie de comprendre, et, éventuellement à défaut de comprendre (et l'un n'empêche jamais l'autre), de s'émerveiller. Ainsi le 29 août 1935, à propos du Cirque Amar en visite à Vichy, il reste méditatif devant Les éléphants... :

Tandis que là, tous ces dos qui houlent, roulent en silence comme une mer de cauchemars, ces bêtes monstrueuses, qui semblent taillées dans la chair d'une vieille montagne c'est quelque chose de plus, c'est un mystère qui nous vient du début du monde c'est quelque chose qui nous est à la fois plus proche que le chat familier ou le chien esclave, et plus étranger que le lion ou le lama.
Les éléphants...

Les éléphants... N'est-ce pas là comme une incantation aux mystères, entrouvrant la porte à des mondes étranges, merveilleux, énigmatiques et secrets ?

À PARIS, avec DENOËL

Tout de suite après Vichy et Le Progrès de l'Allier, Barjavel voyage... il "monte" à Paris, pour rejoindre l'éditeur Robert Denoël qu'il avait accueilli et interviewé en 1935, et qui l'a embauché pour être secrétaire de rédaction de sa revue « Le Document ». Et là, il va devoir déployer sa curiosité, chaque numéro de cette revue étant essentiellement mono-thématique, consacré à un sujet bien particulier.

C'était une sorte de Paris-Match mais mensuel et, chaque fois, un seul sujet y était traité : le Pape, le Front commun, etc. Une bonne formule pour le public, mais qui a été catastrophique pour Denoël.

Aussi, baignant dans le monde de l'édition, des Arts et des Lettres, il va rencontrer un nombre d'auteurs et de gens de lettres qui, par effet de boule de neige, vont le faire entrer dans de nombreux mondes para-littéraires.
J'ai parlé ici-même, il y a dix ans, à propos du Merveilleux, de ses affinités avec les membres du Grand Jeu, René Daumal et Luc Diétrich en particulier. Nous allons y revenir car c'est là un point de départ très important.

Robert Denoël

Mais Robert Denoël lui-même n'était pas éloigné d'une certaine forme d'ésotérisme. Il était très ami avec Irène Champigny, artiste-galleriste et graphologue, qui le conseillait. C'est elle qui avait "validé" l'embauche de Barjavel après avoir examiné son écriture, mais aussi après l'avoir rencontré à Vichy car elle accompagnait Denoël lors de sa conférence le 30 août 1935.


Irène Champigny à Vichy le 30 août 1935

Un autre personnage fréquentait les éditions Denoël, dont Barjavel parle dans une interview :

« J'ai une terreur de l'eau ! Je nage très mal. En 1939, chez Denoël, venait de temps en temps une sorte de "clochard" aristocrate auquel Denoël donnait un peu d'argent. Ce garçon faisait de l'astrologie - j'ai toujours cru à l'astrologie mais pas aux astrologues... - Sentant venir la guerre, ne sachant pas de quoi ma femme et mes deux enfants pourraient vivre, je lui demandai de faire mon " thème ", pour voir si j'en reviendrais ou non. Sa réponse fut : "Tu n'as rien à craindre mais fais attention à l'eau, il y a un danger d'eau ". - Alors, quand il a été question de Dunkerque, je me suis dit " tout, mais pas la mer ! ". »

Delon le biographe expert de Robert Denoël, M. Henri Thyssens, il s'agit de Jean Carteret, "poète-astrologue" qui faisait des "petits boulots" (révisions de manuscrits) chez Denoël


Jean Carteret

G.I. GURDJIEFF, le GOUROU

René Daumal
René Daumal
Portrait de Luc Diétrich par Barjavel
Portrait de Luc Diétrich par Barjavel

Mais le plus important ce sont les rencontres que lui font faire René Daumal et Luc Diétrich. Surtout Daumal.
Ces auteurs ont d'abord exploré les mondes intérieurs, d'abord par des procédés quelque peu "toxiques" (opium, éther...). Puis ils ont trouvé un mentor, disons même un gourou, en la personne de Georges Ivanovitch Gurdjieff... Luc Dietrich, pour sa part, sera beaucoup plus proche de Lanza del Vasto, dont Barjavel fera aussi la connaissance, puisqu'il sera édité chez Denoël. J'ai d'ailleurs considéré Lanza del Vasto comme étant très probablement le prototype du Patriarche dans Ravage.

Il y aurait beaucoup à dire sur G.I. Gurdjieff -  Monsieur G.... Ce n'est pas précisément notre propos, mais il est essentiel de comprendre l'importance de cette "expérience", et de cet Enseignement dans la vie de Barjavel. D'autant plus, nous l'avons entendu hier soir, qu'il en fait lui-même état à de fréquentes occasions.

G.I. Gurdjieff
G.I. Gurdjieff

C'est donc à la fois par L. Diétrich et R. Daumal, mais aussi par celui qui allait être un de ses grands amis, Philippe Lavastine, qu'il est sensibilisé à l'Enseignement , et au Travail (pour reprendre le terme de G. lui-même). De nos jours, il reste surtout de Gurdjieff l'image d'un mage (!), d'un gourou, voire d'un fondateur de secte (bien que les mouvements qui s'en réclament ne soient pas catalogués comme tels par les instances officielles). Mais je pense qu'il faut être mesuré. Gurdjieff ne "recrutait" pas, au contraire, il fallait se faire admettre (chez lui en tout cas). Et son Enseignement n'avait rien de secret, il l'a publié dans ses trois livres, qui sont, sauf peut-être le deuxième, particulièrement abscons : lui-même qualifiait son discours d'"amphigourique", et le justifiait par un souci d'efficacité pédagogique - alors que Barjavel, lui, revendiquera vigoureusement le contraire.

  1. Récits de Belzébuth à son petit-fils,
  2. Rencontres avec des hommes remarquables (qui fut adapté en film par Jeanne de Salzmann et Peter Brook en 1979),
  3. La vie n'est réelle que lorsque « Je suis »,

considérés et proclamés par lui-même comme la quintessence de ses théories, et qu'il fallait avoir lus trois fois...
L'essentiel de sa "doctrine" était que nous n’avons pas de « Je » réel : notre ego n’est que la somme de voix contradictoires qui se manifestent au gré des circonstances. Seule une élévation de notre niveau de conscience par le Travail de méditation, pyschique ou physique, peut nous permettre de cristalliser notre « Moi » profond et d’atteindre la véritable maîtrise intérieure. Cette doctrine se retrouve en fait presque mot pour mot dans La Faim du tigre, ainsi :

L'individu ne s'est pas fait, il n'a pas voulu sa vie, et sa vie se continue sans le secours de sa volonté. À aucun moment, il ne continue d'exister parce qu'il le veut. C'est une organisation totalement indépendante de sa conscience et de ses décisions qui le maintient en vie. Son intelligence est trop faible, son attention trop instable, son ignorance trop grande pour qu'à puisse assura cette tâche, même pendant quelques instants. Si un individu devenait tout à coup responsable de son corps, celui-ci sombrerait aussitôt dans le désordre et la décomposition. Le gouvernement d'un monde aussi complexe que le corps humain réclame une connaissance totale des ressources de la matière et des lois de notre univers. Il exige un éveil perpétua, une attention ininterrompue, une capacité de réception, de coordination et de décision qui ne laisse en dehors du circuit de la vie aucune parcelle de l'organisme. Tout cria est très loin au-dessus des possibilités de connaissance, de compréhension et de volonté humaines. L'homme est comme logé en lui-même à la façon d'un passager incompétent. Il ignore tout de la conduite d'un organisme qui ne dépend pas de lui, et qu'il est tout juste capable de détraquer par son comportement.
Ce n'est pas l'homme qui a décidé de son commencement, ce n'est pas lui qui fait le nécessaire à tout instant pour continua de fonctionner, ce n'est pas lui qui doit décider du moment où son fonctionnement s'arrêtera. Le suicide est considéré par la plupart des religions comme le pire des péchés et provoque toujours, chez les proches de celui qui s'y est livré, une stupéfaction mêlée d'une sorte d'horreur.
Car c'est une intervention de l'individu dans un domaine qui n'est pas le sien. Peut-être le meurtre est-il moins grave : peut-être est-il biologiquement normal pour un individu de provoquer la mort d'autres individus, de même qu'il lui est normal de provoquer, sinon causer, d'autres naissances. Mais pas la sienne.

Gurdjieff eut un bon nombres d'élèves "célèbres", ou du moins qui eurent ensuite des positions en vue. Citons : Jean-François Revel (qui en parle, en termes très négatifs, dans Le voleur dans la maison vide, le qualifiant d'« imposteur et d'escroc »), Pierre Shaeffer (polytechnicien, écrivain et musicien, qui devint le "créateur" de la musique concrète (en 1949) et fondateur du service de la recherche de l'ORTF (Office de Radiodiffusion Télévision Française), qu'il dirigea de 1960 à 1975), qui en a gardé une marque beaucoup plus positive - et franchement ésotérique, et Louis Pauwels, qui restera ami de Barjavel et qui, des années plus tard, devenu "homme de Lettres" (comme l'indiquait une plaque de cuivre à la porte de son appartement !), compilera les avis d'anciens élèves dans son livre Monsieur Gurdjieff dont nous avons entendu hier le chapitre de Barjavel. Nous le retrouverons bientôt.
Quant à Philippe Lavastine, il avait été embauché par Denoël en septembre 1937, et se trouvait donc collègue de Barjavel, et en relations très amicales avec Diétrich et Daumal. Orientaliste érudit, il devint expert de la littérature indienne et des spiritualités orientales, et produisit à partir des années 1950 plusieurs émissions pour la télévision. Mais il était aussi - surtout - le gendre de Madame de Salzmann, principale assistante de Gurdjieff en France, qui fut celle qui dispensait l'Enseignement aux Groupes Gurdjieff - une sorte de "démultiplicatrice" ou d'"apôtre"... Lavastine fut aussi ensuite (1949) le traducteur du livre de Piotr Demianovitch Ouspensky Fragments d'un enseignement inconnu, qui est un long récapitulatif de la "doctrine" de Gurdjieff dont Ouspensky fuf un des principaux collaborateurs avant de s'en écarter.
C'est donc dans ce microcosme bien particulier que se formèrent certaines approches de Barjavel, nourries sur le terreau de sa grande curiosité, mais aussi -  nous allons le voir - pondérées par son "ancrage au sol" et, comme nous l'avons entendu hier soir, par la vie de famille (et sa femme Madeleine) qui lui ramenaient les pieds sur terre... Et aussi, plus profondément, par son individualisme quasi viscéral qui lui faisait éviter tout "endoctrinement" et adhésion à des structures qui auraient pu le priver de son indépendance. Comme me l'a confié la concierge de l'immeuble où il vivait à Paris :

C'était un monsieur très gentil, mais qui n'aimait pas qu'on s'occupe de ses affaires...

Néanmoins, les amitiés qu'il noua pendant cette période lui restèrent toute sa vie, ou du moins celles de ses amis puisque R. Daumal et L. Diétrich moururent prématurément, l'un de la tuberculose (le 21 mai 1944, à l'âge de 36 ans), le second de la gangrène suite à un bombardement (le 12 août 1944, à 31 ans).

Aussi, à propos de Ravage écrit en 1942-43, il revendique des années plus tard ce que le roman doit à Gurdjieff et à son Enseignement :

Deux ans avant la guerre, j'avais fait partie des groupes Gurdjieff. Cela avait orienté ma pensée vers une critique fondamentale de notre société moderne. Quand je suis rentré de la guerre, j'ai continué mon activité avec ces groupes. Je me suis aperçu, à un moment donné, à quel point cette société si développée, si puissante, capable de faire des guerres formidables, était vulnérable. Pourquoi ? Parce qu'elle dépend entièrement de l'énergie. J'ai donc écrit une histoire, au début de l'Occupation, dans laquelle une civilisation connaît soudain une privation totale de ses sources d'énergie.

Ailleurs, il confie :

- Gurdjieff n'est pas le mage ni le magicien que l'on présente de nos jours. Il avait mis à la portée de l'Occident une méthode d'évolution spirituelle tirée du yoga. « Nous ne sommes que des gens endormis, disait-il, il faut nous réveiller. » II répétait volontiers : « Ne vous occupez pas des autres puisque vous n'êtes pas capable de vous occuper de vous-mêmes. »
J'ai étudié avec Gurdjieff. Son école était une école pour faire des saints. Tout le monde ne peut pas devenir un saint. Au bout d'un certain temps, j'étais exténué et j'ai dû abandonner.

En parallèle avec Gurdjieff, une autre influence a son importance, bien que plus discrète : celle de René Guénon. Barjavel l'évoque dans un entretien en 1973

Avez-vous le sentiment, en tant qu'écrivain, de vous rattacher à un courant ésotérique traditionnel ?
RENÉ BARJAVEL : Je dois dire que Guénon a eu une très grande importance dans ma formation Guénon... et Gurdjieff aussi, bien qu'ils aient été opposés (je crois qu'ils regardaient la même chose, mais de deux côtés différents). En tous cas, il est certain que là est le grand problème : essayer de retrouver la Tradition, essayer de retrouver la vérité. Mon petit bouquin « La Faim du Tigre », c'est ça ! C'est l'histoire de ma recherche.

La MAGIE ?

Ampoule dorée productrice des rayons d'OsloMais revenons à Barjavel, qui nous intéresse ici. Nous avons entendu hier soir un extrait de Ravage, la visite à l'“Institut d'électrothérapie mentale 710 149”. J'ai choisi ce passage en l'intitulant "Les pouvoirs de l'esprit". Mais c'était une ruse de ma part...
En effet, dans ce passsage, ces "pouvoirs de l'esprit" - quasi magiques bien qu'incomplètement efficaces - des patients de l'“Institut d'électrothérapie mentale 710 149” sont en fait les pouvoirs induits par le traitement aux rayons d'Oslo, tout ce qu'il y a de plus physique et scientifique.
Voyons ce qu'il en est dans d'autres romans de S.-F. de Barjavel. Déjà dans Ravage, le phénomène principal, la disparition de l'électricité, n'est pas le résultat d'une intervention surnaturelle ; et l'auteur se moque quelque peu des personnages qui tentent d'y trouver là l'explication, et les solutions, tel le vénérable cardinal Boisselier, qui tente une gigantesque prière collective du haut de la tour Eiffel, et se trouve, avec tous les fidèles rassemblés sur le Champ de Mars, victime de la catastrophe qui éclate soudain.

Le vénérable cardinal Boisselier, âge de quatre-vingt-deux ans, n'a pas voulu qu'on l'aidât à monter les marches de la Tour. Il en a gravi, seul, cent vingt- trois. A la cent vingt-quatrième, il est tombé foudroyé par l'émotion et l'effort. Quatre jeunes prêtres qui l'accompagnaient ont pris son corps sur leurs épaules, ont continué l'ascension. D'autres prêtres, d'autres encore, les suivent sur les marches étroites. Le peuple des fidèles voit un ruban de lumière se visser peu à peu dans la Tour, atteindre enfin la dernière plate-forme. Une immense clameur monte jusqu'aux prêtres, les dépasse, rejoint le nuage de fumée qui s'étend sur le ciel. Le plus jeune des quatre abbés commence l'office. En bas, c'est maintenant le silence. Un grand mouvement fait onduler les flammes des cierges. La multitude vient de s'agenouiller. Elle se tait. Elle écoute. Elle n'est qu'une vaste oreille ouverte vers le haut de la Tour. Mais rien ne lui parvient des bruits de la messe. Elle n'entend que le lourd grondement de l'incendie. Au bord de la Seine, un curé se redresse. De toute la force de ses poumons, il crie la première phrase de la vieille prière : " Notre Père qui êtes au cieux... "Toutes les bouches la répètent. Les bras se tendent vers le Père courroucé. L'une après l'autre, les phrases roulent sur la place, comme la vague de la marée haute. La prière finie, la foule la reprend et s'arrête sur deux mots : "Délivrez-nous ! Délivrez-nous !" Elle les répète, encore et encore, elle les crie, elle les psalmodie, elle les chante, elle les hurle. "Délivrez-nous ! Délivrez-nous !..." De l'autre côté de la Seine une coulée de quintessence enflammée atteint, dans les sous-sols de la caserne de Chaillot, ancien Trocadéro, le dépôt de munitions et le laboratoire de recherches des poudres. Une formidable explosion entrouvre la colline. Des pans de murs, des colonnes, des rochers, des tonnes de débris montent au-dessus du fleuve, retombent sur la foule agenouillée qui râle son adoration et sa peur, fendent les crânes, arrachent les membres, brisent les os. Un énorme bloc de terre et de ciment aplatit d'un seul coup la moitié des fidèles de la paroisse du Gros-Caillou. En haut de la Tour, un jet de flammes arrache l'ostensoir des mains du prêtre épouvanté. Il se croit maudit de Dieu, il déchire son surplis, il crie ses péchés. Il a envié, parjuré, forniqué. L'enfer lui est promis. Il appelle Satan. Il part à sa rencontre. Il enjambe la balustrade et se jette dans le vide. Il se brise sur les poutres de fer, rebondit trois fois, arrive au sol en lambeaux et en pluie. Le vent se lève. Un grand remous rabat au sol un nuage de fumée ardente peuplé de langues rouges. Une terreur folle secoue la multitude. C'est l'enfer, ce sont les démons. Il faut fuir. Un tourbillon éteint en hurlant les derniers cierges. Dieu ne veut pas pardonner.

Dans La Nuit des temps, la "télépathie" qui permet la communication des images de Gondawa entre Éléa et le docteur Simon ne relève nullement de la sorcellerie, ni même de pouvoirs psychiques ou occultes. Il ne manque au narrateur (et à l'auteur) que quelques connaissances en électronique moléculaire pour nous en fournir les schémas techniques... :

Éléa, avec indifférence, avait accepté que les savants examinent les deux cercles d'or. Brivaux avait essayé d'y trouver un circuit, des connexions, quelque chose. Rien. Les deux cercles avec leurs plaques temporales fixes et la plaque frontale mobile étaient faits d'un métal plein, sans aucune espèce d'appareillage intérieur ou extérieur.
- Faut pas s'y tromper, dit Brivaux, c'est de l'électronique moléculaire. Ce truc-là est aussi compliqué qu'un émetteur et un récepteur TV réunis et aussi simple qu'une aiguille à tricoter ! Tout est dans les molécules ! C'est formidable ! À mon idée, comment ça fonctionne ? comme ça : quand tu te mets le bidule autour de la tête, il reçoit les ondes cérébrales de ton cerveau. Il les transforme en ondes électromagnétiques, qu'il émet. Moi, je coiffe l'autre machin. La plaque baissée, il fonctionne en sens inverse. Il reçoit les ondes électromagnétiques que tu m'as envoyées, il les transforme en ondes cérébrales, et il me les injecte dans le cerveau... Tu comprends ? Moi, à mon avis, on devrait pouvoir brancher ça sur la TV...

  

Nous pourrions ainsi trouver de nombreux exemples dans chacun de ses "romans extraordinaires" (ceux de S.-F., c'est d'ailleurs une des raisons qui les rendent extraordinaires), mais le domaine du "Merveilleux" lui-même est à considérer. Ainsi dans L'Enchanteur : Merlin fait des "miracles", mais ce ne sont que des technologies anticipatrices, qui paraissent dans le roman comme des anachronismes bien amusants. Ainsi lorsque Merlin vient en aide à la pauvre Bénigne :

- Vous êtes bien bon de nous avoir apporté une branche... Mais elle va être vite finie... La misère qu'on a, la misère des misères, c'est que les choses durent pas : quand le bois a fini de brûler, y en a plus ! [...] Pourquoi les choses durent pas, l'Enchanteur ? C'est la misère ! Vous pourriez pas les faire durer ?
- Bénigne, lui dit Merlin, la branche que je t'ai apportée ne s'usera pas. Regarde : tu vois ce petit robinet qui a poussé à côté de la cheminée. Si tu veux que ton feu brûle, tu le tournes comme ça, et pour l'éteindre tu le tournes en sens inverse... Essaye !...
De ses vieux doigts maigres tordus, elle tourna le petit robinet de cuivre et la flamme de la branche baissa, baissa, et s'éteignit. Elle tourna le robinet dans l'autre sens, et le bois fit « flop ! » et les flammes jaillirent.
- Hé ben ! Hé ben ! dit Bénigne, ça c'est quelque chose !
- Pour les fèves, dit Merlin, je te promets que ton écuelle sera toujours pleine...
- Des fèves, toujours des fèves ! grogna la vieille. Je mange que ça depuis que mon Yorik s'est noyé... Vous pourriez pas y mettre un peu de poisson ?
Merlin se mit à rire. Il dit :
- Regarde dans ton placard...
Elle ouvrit la porte de bois qui grinça, et vit, sur les planches, des piles de boîtes brillantes, depuis le bas du placard jusqu'en haut. Fascinée, elle regardait les images en couleurs qui étaient dessinées sur les boîtes. Elle ne [...] pouvait pas lire les noms des nourritures, mais elle reconnaissait bien le bout de lard et la saucisse et les petites fèves - qui étaient des haricots - du cassoulet. Elle reconnaissait du poisson, des drôles de pommes - qui étaient des pêches, elle n'en avait jamais vu -, elle voyait des espèces de grains de blé marron aplatis qui étaient des lentilles, elle voyait des carottes avec des pois, et encore des choses qu'elle ne connaissait pas, et qui avaient l'air d'être bien bonnes à manger. Et pas de fèves ! Pas de fèves !...
- C'est tout préparé, tout cuit, dit Merlin. Tu n'as qu'à ouvrir la boîte que tu as choisie, comme ça...
Il lui montra, souleva l'anneau plat, passa un doigt dedans, tira, le couvercle de la boîte se déchira et une délicieuse odeur de ragoût se répandit dans la pièce.
- Miam, miam !... fit Bénigne.
- Quand vous aurez mangé toutes les boîtes, tu n'auras qu'à m'appeler : "Merlin, il faut me faire une livraison !" Même si je suis très loin je t'entendrai, et ton placard sera de nouveau plein...

On notera quand même que L'Enchanteur reste un roman merveilleux, Merlin n'y est pas un visiteur venu du futur ou d'un autre espace-temps comme dans Le Miroir de Merlin de la romancière S.-F. américaine Andre Norton.
 

Non, Barjavel n'imagine jamais des "trucs invraisemblables". En fait - c'est lui qui l'affirme, dans le Journal d'un homme simple - il n'imagine pas du tout... :

Bon, dites-vous, voilà le romancier de Ravage reparti sur son dada, l'imagination au derrière en guise de moteur à réaction. Je m'excuse, je n'ai aucune imagination. J'ai seulement les yeux ouverts et un esprit simple, et assez logique. Ravage, Le Voyageur imprudent et Le Diable l'emporte ne sont que des catalogues d'éventualités. Je n'imagine pas. Je considère ce qui est possible.

Car pour lui, dans la forme littéraire qu'est le roman, l'imagination doit se trouver chez le lecteur et non l'auteur. Il le dit, encore dans le Journal d'un homme simple, à propos de sa ré-écriture du Voyageur imprudent en pièce de théâtre (jamais publiée ni jouée) :

Le romancier s'efface derrière le langage. Le langage lui-même se dissout dans la floraison des images qu'il doit faire naître. Le roman idéal serait celui qui, à la dernière ligne, laisserait au lecteur l'impression qu'il n'a rien lu mais tout vu, de ses propres yeux, même dans les coeurs et les reins.
Au théâtre, au contraire, le mot est roi. Les personnages sont sur scène moins pour agir que pour parler, moins pour parler de ce qu'ils ont fait, ou vont faire, que de ce qu'ils hésitent à faire. Ils s'expliquent abondamment. Ils doivent tout dire, très clairement, très abondamment, ne rien attendre de la salle.
Le meilleur roman est celui qui demande le plus à la sensibilité et l'imagination de son lecteur. La pièce la plus réussie est celle qui donne tout au spectateur.
Dans la même situation, le langage qu'emploie l'auteur dramatique doit être l'opposé de celui qu'emploierait le romancier. Le mot du roman prépare, celui du théâtre explique. Le mot du roman est piédestal, racine. Celui du théâtre, statue, floraison. La page imprimée est pour le lecteur le champ dans lequel va germer son imagination. Pour le spectateur, la scène est le vase bu l'on dispose pour lui les fleurs coupées.
C'est pourquoi on souffre moins de la lecture d'un roman moyen que du spectacle d'une pièce imparfaite. Le lecteur peut suppléer à ce que la lecture ne lui a pas apporté. Dans une pièce, ce qui manque fait un trou dans lequel s'écroule le reste.
J'avais écrit mon drame en comptant sur l'imagination et la sensibilité du spectateur. Mais le spectateur n'imagine pas. Il est assis dans un fauteuil. Il écoute et il regarde. Il prend ce qu'on lui donne. Et pour être sûr qu'il prend assez, il faut lui donner beaucoup.

Aussi, lorsque les avancées de la science et des techniques permettent des choses extraordinaires, elles sont bien présentées comme telles (et même merveilleuses, au sens de produisant l'émerveillement), mais explicables - même si l'auteur, conscient des limitations de ses connaissances ou de celle de la science de son époque, ne sait pas les expliquer. Et c'est aussi l'un des fondements de ses anticipations techniques optimistes, dans Demain la Paradis en particulier (peut-être parfois un peu trop, vues de notre époque), où il fait confiance aux savants et ingénieur pour trouver des solutions...

En cela Barjavel est bien un écrivain de science-fiction, totalement "en phase" avec la troisième Loi de Clarke... qu'il a anticipée, puisque c'est en 1973 que l'écrivain de science-fiction et savant anglais Sir Arthur C. Clarke l'a énoncée :

« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. »

Indiquons que les deux premières lois sont respectivement :

  1. « Quand un savant distingué mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison, mais lorsqu'il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort. » (1962)
  2. « La seule façon de découvrir les limites du possible, c'est de s'aventurer un peu au-delà, dans l'impossible. »
Sir Arthur C. Clarke

Un autre écrivain de science-fiction, Gregory Benford, scientifique lui aussi (professeur de physique à l'Université d'Irvine en Californie) a énoncé la contraposée au sens aristotélicien de la Troisième Loi de Clarke, qui lui est donc équivalente formellement, mais avec plus de poids rhétorique :

« N'importe quelle technologie discernable de la magie est insuffisamment avancée. »

Et le philosophe-sociologue Edgar Morin a, quant à lui, affirmé :

Le propre de la technique est de réaliser ce que la magie a imaginé.

Je vous laisse y réfléchir, en particulier dans la vie quotidienne...

L'influence de l'Enseignement

Mais l'ésotérisme initiatique (ou l'initiation ésotérique) n'est pas (seulement) synonyme de "magie". Il recouvre plus généralement la notion de "connaissances secrètes", ou plutôt "oubliées". Et ces questions intéressaient vivement Barjavel. Et nous allons y retrouver... Monsieur G.
Les livres de Gurdjieff dont nous avons parlé se fondent, si l'on peut dire, sur la théorie que les temps plus anciens que l'Antiquité "conventionnelle" auraient vu s'épanouir des civilisations maintenant oubliées bénéficiant de connaissances très avancées, de certaines façons plus que les nôtres ou "différentes". Il en reste des traditions et légendes, ainsi que les "savoirs ésotériques", transmis secrètement (c'est là le sens d'ésotérique), mais filtrés (et déformés) par le passage des siècles. C'est une hypothèse qui est loin d'être exclusive à Gurdjieff, beaucoup de sociétés initiatiques avant lui appuyaient leurs enseignements sur un tel principe, soit symbolique (telle que la Franc-Maçonnerie faisant remonter, "légendairement", ses savoirs et traditions au constructeur du Temple de Salomon, Hiram), soit effectif comme dans la Théosophie de Madame Héléna Blavatsky - qui influença beaucoup Gurdjieff.
Les voyages de jeunesse de Gurdjieff - "rapportés" dans son livre Rencontres avec des hommes remaquables - lui ont permis d'explorer des lieux où, par exemple, s'étaient installés des grands maîtres des temps anciens, ou bien des gardiens de traditions oubliées : villes enfouies sous les sables, grottes abritant des mystères, vieux sages reclus dans leur ermitages ou marchands de tapis en Perse... En particulier, il professait qu'en des temps très reculés, l'Égypte était un pays verdoyant, qui fut ensuite recouvert en partie par les sables du désert, ceux-ci dissulant depuis des siècles des vestiges nullement attribuables aux Pharaons, mais à une civilisation très avancée qui les a précédés, et dont le Sphinx serait la partie visible. Une hypothèse que l'archéologie "officielle" semble peiner à infirmer.

Parmi les élèves de l'Enseignement de Gurdjieff, j'ai cité Louis Pauwels. Il s'était passionné pour ces théories, et, vers 1955, il s'est associé à l'ingénieur chimiste et "mystérologue" d'origine russe Jacques Bergier (qui a inspiré Hergé pour le personnage de Mik Ezdanitoff dans Vol 714 pour Sydney) pour écrire un livre qui eut un très grand succès, et beaucoup de critiques des "rationnalistes", La Matin des magiciens, introduction au réalisme fantastique, publié en 1960, et dans la foulée, lancer en octobre 1961 la revue Planète, explorant des thèmes « parfois légende et parfois exacts », consacrée à « des domaines de la connaissance à peine explorés » « aux frontières de la science et de la tradition ». Barjavel était, on le sait, ami de Pauwels, et lecteur de la revue Planète dont les numéros remplissaient sa bibliothèque.
Le “phénomène Planète”, quasi totalement oublié de nos jours, marqua vraiment son époque, au point qu'il fut à partir des années 1990 l'objet de plusieurs études universitaires, dont certaines publiées en librairie, sur les aspects tant littéraires que sociologique et même... que je ne saurais pas vraiment les qualifier.


Jacques Bergier, "modèle" de
Mik Ezdanitoff dans
Vol 714 pour Sydney
 
 

Barjavel devant (une partie de) sa bibliothèque,
avec, sous son bras, le rayon de la revue "Planète"

Ces théories, qui suscitèrent de vives polémiques, constituaient (et constituent encore !) des sources d'inspiration idéales pour les écrivains de science-fiction. Et, même si Barjavel considérait Le Matin des magiciens et Planète comme une escroquerie...renvoi(), on peut découvrir d'une manière générale dans les articles de cette revue un bon nombre d'affinités avec les pensées de notre auteur. Et ne doit-on pas reconnaître que nous trouvons là précisément le thème de La Nuit des temps ? Si, bien sûr, mais Barjavel n'en faisait absolument pas un élément d'une quelconque doctrine. Juste une hypothèse de pensée, lui permettant de construire une fiction décrivant un monde utopique mais présenté comme réel, simplement reculé dans un très lointain passé. D'ailleurs les écrivains de science-fiction n'ont pas attendu Pauwells pour s'inspirer de ce thème, à commencer par Platon présentant le mythe de l'Atlantide, Jules Verne, José Moselli et bien d'autres.

Et Louis Pauwels, au moment de la parution de La Nuit des temps, exprima son intérêt pour cette utilisation de ce thème, dans une émission de télévision de Pierre Vialet, "Le fond et la forme", le 11 mars 1969, au micro de Pierre de Boisdeffre :

Et je pense que chaque lecteur la ressentira différement selon son tempérament, selon son goût, et même son métier. Par exemple, Louis Pauwels :
Alors moi le roman de Barjavel me touche infiniment parce qu'il exhalte un certain nombre de thèmes qui m'ont été extrêmement chers, dans Le Matin des magiciens et ailleurs. D'abord le thème d'une civilisation hautement technique disparue depuis des millions d'années. C'est un thème qui est revenu dans la science-fiction parfois, mais que Barjavel précise et exhalte d'une façon admirable.

  

Confidences...

Écoutons Barjavel lui-même au micro de Jacques Chancel, lors de sa Radioscopie diffusée le 11 mars 1981 :

R.B. - Parce que... j'ai besoin de le dire, j'ai besoin de le croire ; je voudrais tant que cette graine que j'ai semée dans La Nuit des temps, qui est... c'est une fable, mais, que cette graine germe un peu, quelque part. Vous savez qu'il y a eu un économiste, au début du siècle, qui s'appelait Jacques Dubois et qui avait inventé, ce qu'il appelait l'économie distributrice, et c'était un espèce de socialisme basé sur la distribution aux humains du travail des machines. Et moi je crois que c'est un... c'est ça l'avenir, c'est ça l'avenir, il faut pour ça que le... qu'on abandonne les vieilles pantoufles, qu'on abandonne les vieilles bicyclettes, qu'on abandonne toute cette poussière de.. d'idéologie, d'intérêts, d'égoïsme et d'imbécillité qui nous conduisent au désastre.

J.C. - Mais, depuis le commencement des temps, il n'y a jamais eu un espace de totale liberté ?

R.B. - Je ne sais pas

J.C. - Peut-être une civilisation avant la nôtre ? Celles que l'on recherche, que l'on dit plus intellignetes ?

R.B. - Je ne sais pas... On ne sait pas. Vous savez, qu'est-ce qu'on connaît de l'histoire des hommes ? On connait... rien, on ne sait pas grand-chose...

J.C. - On en connaîtra un peu plus, vous pensez ?

R.B. - Je ne crois pas, non, je ne crois pas...

J.C. - Donc il faut vivre "dans le mystère"

R.B. - Il faut vivre.. je vis dans la certitude qu'il y a eu, à un moment donné, une société parfaite

J.C. - Il y a longtemps alors...

R.B. - Il nous en reste des traces, n'est-ce pas, il nous en reste des traces. Il nous en reste des traces dans les religions. Et dans quelque chose qui est aujourd'hui la tarte à la crème des quotidiens, qui est l'astrologie.
L'astrologie, c'est la trace, c'est le reste d'une civilisation qui avait placé l'Homme au milieu de l'Univers, et qui connaissait les rapports entre l'Homme et l'Univers. Le grand malheur de l'homme d'aujourd'hui, c'est qu'il ne sait plus ce qu'il fait dans l'Univers. Alors, il ne pense qu'à ses petits besoins, ils ne pense qu'à ses besoins immédiats, et son égoïsme s'établit, alors qu'il ne sait pas ce qu'il fait sur la Terre et ce qu'il a à y faire, alors que, certainement, nous avons quelque chose à y faire. Alors, il y a eu des grands ancêtres qui ont su cela.

  

Mais quelques dix ans plus tôt, interrogé au micro de France-Culture par Pierre Lhoste dans l'émission Mots du 14 août 1971, il disait déjà, en réponse au mot « MAGIE » :

La magie, je crois qu'elle a existé, aux temps, assez anciens, où l'homme était encore en contact direct avec les autres êtres vivants. C'est à dire, aussi bien avec les autres hommes, qu'avec les bêtes, qu'avec les végétaux. Et la magie, c'était, je pense, une façon d'agir sur les autres, par l'amour. Et puis, l'homme a perdu ce contact. Et il est resté de la magie des formules, plus ou moins biscornues, et puis il en est resté un souvenir bizarre, et surtout de la littérature. Il est resté aussi certaines techniques, si vous voulez, certaines connaissances, comme l'astrologie. Je crois à l'astrologie, parce que je crois qu'effectivement, l'homme n'est pas seul dans l'Univers, que rien n'est seul, que nous sommes en rapport constant avec le Cosmos, avec le... Je crois qu'il ne tombe pas une rose, un pétale de rose dans un jardin de Bagdad sans que cela influe sur le mouvement des planètes. Et vice-versa. Mais je crois que c'est une science qui est perdue. C'est comme si la... imaginez que l'on perde la clé des mathématiques... Alors il y a beaucoup, en astrologie, il y a beaucoup de charlatans, il y a beaucoup, comme dirais-je, d'amateurs, ce qui est pire que le reste, et puis il y a, moi je connais, en tout cas, une astrologue, qui est peut-être la plus grande astrologue de l'Occident, qui est quelqu'un d'absolument extraordinaire, mais parce qu'elle est comme un médecin, qui a tué beaucoup de malades. Je crois qu'un bon médecin, un médecin est bon lorsqu'il a atteint un certain âge, qu'il a eu beaucoup de malades qui sont morts entre ses bras, et à ce moment-là il commence à les connaître et à les guérir. Et là, pour être bon astrologue, il faut avoir fait énormément, énormément, énormément de thèmes astrologiques.

  

L'ASTROLOGIE

Nous abordons là un domaine bien particulier, et qui a eu une très grande influence sur Barjavel. Nous avons vu que ses contacts avec l'astrologie ont commencé avec ses rencontres chez Denoël. Ensuite, même si l'Enseignement de Gurdjieff n'en fait pas trop mention, les lectures et autres rencontres de René Barjavel lui ont donné une certaine "sensibilité" pour ce sujet. Et s'il aimait déclarer :

j'ai toujours cru à l'astrologie mais pas aux astrologues...

... on peut se demander si ce n'est pas plutôt l'inverse.

Et, lorsqu'il fit la connaissance vers 1962 d'Olenka de Saint-Maurice (alors épouse du réalisateur de cinéma Christian de Saint Maurice), il n'est pas étonnant qu'il ait été attiré par ses talents d'astrologue, au point - puisque c'est d'elle qu'il s'agit - de la considérer comme “la plus grande astrologue de l'Occident”. On sait quelles furent leurs collaborations littéraires, mais leur "complicité" s'étendait aussi à des considérations astrologiques.
Elle en fit le récit dans son livre autobiographique Les charmes secrets de l'astrologie. Car on se doute que l'une des premières choses qu'a faite Olenka de Veer a été le thème astral de l'écrivain : né le 24 janvier 1911, il est du signe du Verseau, et, pour les familier de cette approche, en est assez "typique".
Elle raconte, au chapitre 7 « Le succès était au rendez-vous » :

Les charmes secrets de l'astrologie

J'étudiai son horoscope.
C'était un Ciel astral qui comportait plus de richesse et plus de complexité sous une apparente simplicité que l'horoscope de deux ou trois personnes réunies. II y avait une forte influence d'Uranus qui datait conjoint au Soleil dans le Verseau avec Saturne a l'arrière-plan. II y avait aussi du Scorpion dans ses rapports avec les autres. Cela donnait : chaud froid - solitaire chaleureux -- misogyne passionné - avec l'ensemble tourné vers les découvertes et la spiritualité.
Mais ce qui me frappa dans son thème, c'est qu'à plusieurs années de là, il y avait pour lui un changement de vie complet et un succès qu'il n'avait pas atteint jusqu'alors. Barjavel m'écoutait attentivement. l1 était assis à l'extrême bord de sa chaise comme un homme prêt à s'en aller, dans l'attitude de la plus profonde mefiance. Son expression etait amère. Ses cheveux tondus presque à ras. Il était habillé n'importe comment.
- Ça ne tient pas debout, repondit-if J'ai élevé mes enfants, j'ai écrit ce que j'avais à écrire, je n'ai plus rien à dire, plus rien à faire, je ne sers plus à rien, je ne vois pas la nécessité de continuer à écrire ou à exister.
l1 me jeta un coup d'ceil hostile :
- II ne se passera plus rien.
En effet, il avail 1'air bien plus vieux que maintenant, vingt-cinq ans après, où il rajeunit d'année en année. II n'était pas suicidaire, mais avait manifestement perdu le goût de vivre. J'insistai :
- Si, c'est bien marqué, il y a là un courant formidable de succès qui vous emportera et qui influencera tout votre avenir.
l1 me repondit par un grognement dubitatif et s'en alla.
Nous nous perdîmes de vue. Les annees passèrent. [...]
A peu près deux ans avant la date fatidique que je lui avais indiquée, André Cayatte, le réalisateur, lui téléphona :
J’ai un projet fantastique pour un scénario de film. Il s’agit d’un homme en hibernation que l’on découvre de nos jours dans les glaces du pôle Sud. On arrive à le faire revivre des milliers d’années après. Le titre en sera La Nuit des Temps.
Barjavel n’avait toujours rien d’autre d'intéressant à faire. La prédiction lui trottait un peu dans la tête. Il se dit : « Ce sera un succès. » Mais il pensa qu’il ne faisait là qu’une déduction logique, qui n’avait rien à voir avec l'astrologie. [...]
Cela ne donna rien. En 1966 les films de science-fiction faisaient peur. [...]
L’horizon se bouchait à nouveau. La prédiction n’était pas en bonne voie. Barjavel n’y croyait pas vraiment, mais tout de même...
Cayatte eut alors une idée, lui aussi :
- Ce n’est pas par le scénario qu’il faut commencer. Écris d’abord le roman. Si c’est un succès, ça nous aidera à faire le film.
- Un roman tiré d’un scénario n’est jamais bon. C’est de la bibine, répondit Barjavel.
Et il se refusa à l’écrire. Mais ses personnages le hantaient. Un jour il se mit à sa table de travail. Cayatte lut le manuscrit terminé et le trouva très bon. Barjavel ne partageait pas son optimisme : ce n’était pas un enfant normalement venu, il ne voulait pas l’aimer. L’avenir faillit lui donner raison. Il porta La Nuit des Temps à son éditeur habituel, en demandant une avance raisonnable que l’éditeur, après lecture, ne voulût pas lui accorder. Sans doute était-il allergique à la fois à la science-fiction, à l’amour et à la poésie...
Rien ne décourageait Cayatte. Il porta le manuscrit aux Presses de la Cité, à Sven Nielsen dont le flair était extraordinaire. L’histoire l’intéressa vivement. Il versa sans discuter l’avance demandée. Et le livre parut, en septembre 1968. Il fut accueilli très fraîchement. Deux ou trois articles dédaigneux : « encore de la science-fiction », deux ou trois radios, pas de télévision. La vente se traînait. L’éditeur avait pourtant fait un gros effort, et distribué à la critique et aux libraires une plaquette contenant les appréciations intéressées, élogieuses, enthousiastes, de personnalités à qui il avait fait lire le livre en épreuves. Rien à faire. Le public avait oublié le nom de René Barjavel.
Celui-ci me téléphona en novembre :
- Alors c’est ça l’astrologie ? Vos prédictions ? Le fameux succès en 1968 ?
J ’étais embêtée. Je ne comprenais pas. Je refis mes calculs. C’était bien cela, succès grandiose à partir de la fin de 1968, commencement d’une nouvelle carrière, rebondissement de la destinée. Mais cela était indiqué seulement à partir de décembre.
- C’est impossible, me dit Barjavel. Un livre qui n’a pas marché pendant les deux premiers mois de sa parution ne marchera jamais.
Or, vers le milieu de décembre, les ventes augmentèrent sensiblement et sans discontinuer. En même temps, un libraire, membre du jury du Prix des Libraires, lisait le roman in extremis, s’emballait, et à la dernière réunion de travail du jury, réussissait à faire partager son choix à ses collègues.
Quelques semaines plus tard La Nuit des Temps recevait le Prix des Libraires.
Le livre éclata comme une fusée. Tout le monde le voulait. Ce fut un succès qui se répercuta sur tous les livres que Barjavel publia ensuite. Il gagna la faveur du public féminin qu’il n’avait pas, ou peu, avec la science-fiction. Or, ce sont les femmes qui lisent le plus et qui font lire autour d’elles. Une nouvelle vie, une seconde carrière de romancier s’ouvrait devant lui, et une nouvelle carrière de journaliste, avec une chronique hebdomadaire dans le Journal du Dimanche.
Sa propre volonté n’avait pu influencer en rien le singulier périple qu’avait effectué la courbe de son destin.

Mais Olenka de Veer l'a convaincu personnellement, car elle avait prédit le succès de La Nuit des temps, alors que Barjavel ne croyait plus trop à ses talents d'écrivain, en 1968. Lui-même le raconte :

J'avais à ce moment-là fait la connaissance d'une productrice de cinéma qui était aussi une astrologue extraordinaire. Un jour, elle me dit "vous n'êtes pas à la fin de votre carrière, vous n'avez même pas encore commencé. Tout votre avenir est plus brillant que votre passé". Et elle me prédit la date exacte où cela devait éclater. Pour ma part, je ne voyais rien venir...Et puis finalement ces personnages de La Nuit des Temps me hantaient. Et je téléphone à Cayatte pour lui dire que j'allais tout de même faire le bouquin... Lorsque celui-ci est terminé je le propose à mon éditeur en réclamant une garantie de 30 000 exemplaires. Il le lit, fait la grimace et m'offre une garantie de 10 000 exemplaires seulement. Je refuse et pars aux Presses de la Cité. Le livre paraît dans la plus totale indifférence. Je téléphone à mon astrologue qui me rappelle que la date projetée est seulement le mois prochain. Et en effet, le mois suivant, je reçois de la façon la plus inattendue le prix des Librairies et les ventes du bouquin ont explosé... L'astrologue s'appelle Olenka de Veer...

Cependant Barjavel, tout intéressé qu'il est, reste prudent. Dans France-Soir du 18 février 1970, il met son amie à l'épreuve en lui faisant établie le “thème astral” d'un homme célèbre sans lui en dévoiler l'identité, et l'on peut s'étonner de la pertinence du résultat. Et il s'interroge sur le fond :

Faut-il croire à l'astrologie ? Chaque jour, les journaux publient des "horoscopes" d'après lesquels tous les Français nés sous le même signe, c'est-à-dire plus de 4 millions de femmes, hommes et enfants, risquent de passer à la fois sous un autobus, vont rencontrer en même temps l'amour de leur vie, ou gagner tous le gros lot avec le Chiffre 3.
Cet usage ridicule et malhonnête d'une très ancienne science, ajouté au mépris que lui témoignent les rationalistes, et à la floraison d'ignorants, de charlatans et d'amateurs qui s'en réclament, l'ont reléguée, pour les gens sérieux, dans le domaine de la superstition. Que faut-il en penser ?
Mon attitude en face du connu et de l'inconnu est celle-ci : je crois que tout est possible, et je ne suis sûr de rien.
D'autre part, je pense que l'Univers est une grande machine en mouvement, dont chaque galaxie, chaque étoile, chaque atome, chaque être vivant est un rouage dépendant de tous les autres et influant sur tous. Je pense qu'il ne tombe pas un pétale de rose dans un jardin de Téhéran sans que, par le jeu de toutes les puissances qui unissent l'univers, celles que nous connaissons et celles que nous ignorons, cette chute infinitésimale retentisse sur la marche des galaxies. Et, en sens inverse, le grand tourbillon général et l'infinité des remous particuliers de l'Univers retentissent sur l'existence et le comportement de chacune des particules qui le composent. Vous, moi, votre enfant, votre chat, dépendons les uns des autres et de tout le reste. Nous sommes insérés dans un ensemble dont nous sommes solidaires. Même dans la pire solitude, l'homme n'est pas seul. Il est un morceau du monde qui l'emporte, qui joue de lui et a besoin de lui.
Et je crois qu'il fut un temps où l'homme savait lire dans les feuilles des arbres, dans le vol des oiseaux et des nuages, aussi bien que dans les étoiles, tout ce qui concernait le morceau d'univers où il vivait. Le hasard n'existe pas. Tout est le résultat du jeu infiniment multiple des causes. La place, la forme, la taille, la couleur d'une feuille doivent pouvoir nous renseigner sur le climat, le sol, les vents, l'heure, le ciel, la vie, la mort...
Tout est signe dans la nature et même dans le monde artificiel créé par l'homme. Mais l'art de la lecture des signes s'est perdu. Parmi les débris qui en restent, il y a cette astrologie dévorée par les vers du temps mais pas tout à fait morte. Elle donne même parfois des éclairs de vie qui m'ont empli de perplexité. Il ne faut croire à rien aveuglément. Il ne faut pas non plus nier par principe. Il faut écouter avec une grande curiosité - et garder l'esprit sceptique mais ouvert. Ouvert, mais sceptique...

Je crois que ce texte est fondamental pour comprendre son approche : "Ouvert, mais sceptique"...

Certains journalistes se sont un peu moqué de lui, mettant en avant cette “lubie” dans leurs interviews ou articles. Ainsi Jean Chalon, pour son hommage le 26 novembre 1985 dans Le Figaro :

Il était né dans le Sud de la France, à Nyons, le 24 janvier 1911. Il en gardait un léger accent, un goût prononcé pour l'huile d'olive et la pratique de certaines superstitions. Il n'entreprenait rien sans les conseils de son astrologue, Olenka de Veer, avec la collaboration de laquelle il avait écrit un roman, Les Dames à la licorne qui devient ensuite un feuilleton que l'on a pu voir récemment à la télévision...

Il eut d'autres occasions, un peu plus "pointues", d'exprimer son intérêt, dans des revues ésotériques et plutôt confidentielles :

[...] Mais pourquoi penser que les grandes mutations sont promises à notre époque plutôt qu'à n'importe quelle autre ? Sur quoi se fondent pareilles prophéties ?
- Je réponds à cela comme si j'étais astrologue, dit René Barjavel. Les vrais astrologues sont actuellement bouleversés par le dessin des étoiles dans les dix années à venir. Il va se produire une conjonction de planètes comme jamais encore il ne s'en est produit dans l'histoire des hommes. Un ordinateur a cherché à quelle époque une semblable conjonction s'était produite dans le passé. C'était il y a 5 millions d'années. Elle marquait peut-être la date à laquelle le premier quadrupède s'est dressé sur ses « pattes arrière », ouvrant la souche des hominiens. De là à conclure que la nouvelle conjonction annonce l'apparition du surhomme il n'y a peut-être pas loin.
René Barjavel dit encore :
- La science-fiction c'est pour moi de la logique. Dans Ravage, que j'ai écrit en 1943, je présentais une société sur-mécanisée qui se voyait, soudain, privée d'énergie. C'était, alors, une hypothèse absurde. Or la réalité a dépassé la fiction...

Sa "complicité" avec Olenka de Veer l'amena même à s'associer à elle pour une émission de télévision le 3 mars 1970, "Ce monde qui change", dans laquelle il s'essaie à la futurologie, prédisant des évolutions et changements en profondeur de la société, et s'appuyant sur l'astrologie pour les situer dans le temps.

En tout cas, d'une façon ou de l'autre, ça va changer ! Tous les sociologues du monde ont prévu des modifications considérables dans les structures de l'humanité dans les trente ans à venir. Madame de Saint-Maurice, vous êtes astrologue, est-ce que vous prévoyez aussi des modifications dans les sociétés humaines avant la fin du siècle ?
En effet, il y a des changements très importants qui se préparent.
- Et, vers quel moment, à peu près ?
Il y a deux changements, en particulier, un entre les années 80 à 84, et le plus important de tous, se passe autour de 89, et dure assez longtemps, presque jusqu'à l'an 2000. Il y aura des transformations complètes, et absolues. De mode de vie, de façon de voir les choses. L'humanité subira de très grands changements, de grandes transformations.
- Et vers l'an 2000, ce sera à peu près terminé, ce sera le commencement d'une ère nouvelle ?
Certainement, ce sera le commencement d'une ère nouvelle, toute différente de celle que nous connaissons.
- Le premier de ces changement sera l'accroissement monstrueux des villes. Paris en l'an 2000 aura quinze miliions ou vingt millions d'habitants. Peu après, il rejoindra Orléans, Le Mans, Rennes, les villes vont devenir absolument continues le long des voies de communication, et vont former sur tout le territoire des espèces de toiles d'araignée continues qui vont se rejoindre, au milieu desquelles il y aura, peut-être, encore des villages où nous irons passer, tout au moins nos enfants ou nos petits-enfants, iront passer leurs week-end...

  

Un témoignage troublant d'un de ses amis et personnalité du show-business, le chanteur Herbert Léonard, mérite d'être rapporté tel qu'il l'a récemment exprimé au micro de Philippe Bouvard dans l'émission Les grosses têtes du 9 novembre 2010, pour parler de son livre de souvenirs Pour le plaisir et le reste dont un chapitre évoque son amitié avec Barjavel. Il nous raconte ce qui fut un tournant douloureux mais très important de sa vie, son accident de voiture en mars 1969 :

(Ph. Bouvard) - Ça c'est une belle rencontre que vous évoquez dans le livre.
(H. Léonard) - Oui, c'est une très belle rencontre avec René Barjavel, que j'admirai beaucoup parce que j'avais lu son livre qui s'appelait La Nuit des temps et qui était pour moi un livre absolument fabuleux. Et puis sur une radio concurrente à la vôtre - pour (ne pas) la nommer c'est Europe 1 - ils avaient consacré, ils avait permis à des personnalités, que ce soit des artistes, des comédiens ou des hommes politiques, ils permettaient de faire des rencontres. Donc on pouvait inviter qui on avait envie pendant une heure et [de] l'interroger. Et moi j'ai invité Barjavel et ça s'est très bien passé, on est devenus très amis, en fait, aupoint que j'ai composé une chanson sur un de ses poèmes qui s'appelle Chanson pour une princesse, et qu'on devait faire, mettre en musique tout un livre qui s'appelait Colomb de la lune. Le problème c'est que... il était un peu mystique, Barjavel, et il travaillait avec un médium, qui faisait des articles pour France-Soir, et, connaissant mon signe, ma date de naissance et tout, mon heure de naissance, il a demandé à ce médium des choses sur moi. Et ce médium lui a dit : « Ah, mais Monsieur Léonard va bientôt avoir un problème sur la route. Alors il a appelé ma femme, il a dit : « Où est votre mari ? », et elle, elle lui dit : « Il est sur la route, en train de faire des galas. »
« - Dites lui d'êtres très très prudent ! »
Et on en revient à ce qu'on disait tout à l'heure, ce fameux accident en ratant un virage, son médium le lui avait dit.
(Ph. Bouvard) - C'est fou ! Mais c'était, lui, un grand écrivain, journaliste, et un futurologue. Il imaginait ce qui pouvait se passer
(H. Léonard) - Il y a deux bouquins de lui qu'il faut... que je conseille à tout le monde, c'est La Nuit des temps et un autre qui s'appelle Ravage. Parce que Ravage c'est un livre de science-fiction, mais pas dans le court terme, je veux dire... Il avait déjà prévu plein de choses.

  

Mais que dit exactement l'astrologie à propos de René Barjavel ?
J'ai moi-même fait établir le thème astral de Barjavel par un site spécialisé. Que nous apprend-il ? En fait... je ne saurais pas le dire. Effectivement, comme on l'a vu dans le résumé qu'en a donné Olenka de Veer, de nombreux traits qui y sont décrits sont tout à fait pertinents. Mais ne le seraient-il pas non plus pour vous et moi ?
La revue de science-fiction Horizons du Fantastique a consacré son numéro 20 (1972) à l'astrologie, avec des articles et interviews de diverses personnalités "intéressées" par cette pratique (dont un article sur J. Carteret dont nous avons parlé précédemment). René Barjavel y trouve sa place sous la forme du thème astral de...son œuvre, visant à expliquer les thèmes de ses romans par des influences planétaires. Le résultat est intéressant car il établit des rapprochements inédits, mais il est, pour reprendre un mot cher à Gurdjieff, amphigourique, autrement dit particulièrement abscons. Et surtout, des "explications" assez complexes (Neptune, Uranus...) sont données de certains thèmes récurrents de ses romans qui, on le saura juste quelques années plus tard, ont des origines psychologiques bien plus simples, la mort de sa mère alors qu'il avait onze ans, comme nous l'a appris La Charrette bleue, et des événements de sa jeunesse... Mais un astrologue "intégriste" répondrait peut-être à cela que justement, c'est cohérent.

Mais il arrive à Barjavel de se laisser un peu entraîner, non pas par une crédulité, mais par un enthousiasme compréhensible au vu des informations dont il pouvait disposer. Ainsi, dans la suite de sa Radioscopie, il exprime son grand intérêt pour la cosmologie des Dogons :

Il y avait encore, je crois, en Afrique, des gens qui le savaient. Il y a eu un merveilleux livre de - comment s'appelait-il ? - il s'appelait Dieu d'eau, de Marcel Griaule Il a... il a eu... il a obtenu la confiance du sorcier des Dogons, après avoir vécu pendant vingt ans avec eux. Et ce sorcier lui a finalement expliqué ce qu'était l'Univers, ce qu'était l'Homme, ce qu'était la place de l'Homme - du Dogon, n'est-ce pas - dans l'Univers ; et pourquoi il labourait de certaines façons, et pourquoi il tissait le tissu d'une certaine façon, et pas d'une autre, parce qu'il fallait que ce soit comme ça pour que l'Univers fonctionne. L'Homme fait fonctionner l'Univers, n'est-ce pas, c'est ça.
Et, vous vous rappelez, il y avait aussi, chez les Incas, je crois, je ne sais plus quelle civilisation précolombienne, tous les matins, on faisait lever le soleil ! le soleil ne se levait pas, si l'Homme ne s'en mêlait pas... Et bien, dans ces exagérations, il y a du vrai ; l'Homme a une tâche à accomplir, dans le Cosmos, dans le grand mouvement circulaire des rouages de l'Univers. Et... il ne sait plus. Il est coincé entre les rouages.

  

Sur ses conseils, j'ai lu le livre de M. Griaule. Il m'a paru "artificiel" - je n'ai d'ailleurs pas pu le finir. Et il s'est avéré, lorsque l'étude ethnologique a été reprise sur place des années après, que Griaule et sa collaboratrice Germaine Dieterlen avaient quelque peu "orienté" les discours du sorcier, en particulier concernant la cosmologie qui apparait effectivement extraordinaire, les Dogons se référant à un cycle de 50 ans qui serait celui de l'étoile naine, invisible à l'œil nu et découverte en 1851, qui orbite autour de Sirius. Cette "tradition" a été fortement relancée en 1976 par l'ouvrage The Sirius Mystery de Robert KG Temple qui affirme que les Dogons tiennent leur savoir ancestral des suites de la visite chez eux d'extraterrestres amphibiens venus de Sirius...
Une équipe belge, Walter Van Beek, passa une dizaine d'années chez les Dogons à partir de 1991. Elle conclut n'avoir trouvé aucune trace d'une tradition autour de Sirius dans la cosmogonie dogon telle que l'avait décrite Marcel Griaule et Robert KG Temple.
Mais on ne peut que reconnaître que de telles hypothèses sont fascinantes...
 
Les Symboles

L'œuvre de Barjavel fait apparaître de façon récurrente un certain nombre de symboles, la plupart universellement connus.

  • La croix, utilisée comme symbole religieux, mais à laquelle Barjavel accorde bien d'autres significations, dont certains issus de Gurdjieff, et d'autres de René Guénon :

    Bien avant le christianisme, le signe de la croix était utilisé pour désigner symboliquement la création. La volonté de créer (ligne verticale descendante) pénètre l'incréé (ligne horizontale) et le résultat (la croix) est la création. Ou bien, si nous restreignons l'étendue de la signification du symbole : l'esprit (verticale) descend dans la matière (horizontale) et le résultat (la croix) est la vie. Dans son sens le plus restreint, le signe de la croix peut être interprété comme ceci : le masculin (vertical) pénètre le féminin (horizontal) et le résultat (la croix) est l'être humain vivant. L'homme, vertical par son corps debout, et horizontal par la ligne de ses bras tendus vers la création, est le signe vivant de la croix.
    L'esprit de Dieu pénètre Marie et le résultat est Jésus.
    Marie, c'est la femme, c'est la mère, c'est la mer, c'est la matière. Jésus c'est l'homme, c'est la vie, c'est la création, c'est le créateur sous sa forme créée. On voit que, dès sa conception, la croix lui est déjà attachée aux épaules avec toutes ses significations.
    En clouant Dieu sur la croix, qui est l'image de la création et de l'acte de créer, le christianisme a sans doute voulu nous rappeler, à tout instant, que le créateur en créant s'est fixé dans sa création.
    Il est donc partout dans le réel que nous percevons et dans celui qui ne tombe pas sous nos sens. Et, comme il ne saurait être limité, on ne peut le fragmenter quand on fragmente le créé. Il est donc entier dans chaque partie. Un atome contient, autant qu'une galaxie, l'infini et ses lois.
    Dieu est entier dans chaque portion de sa création. Il est entier dans chaque créature.
    Attention ! Il est dans toi, tout entier !
    Il est dans moi !
    Nous voilà bien avancés...
    Tu le sens, toi ?

  • Le soleil

    Le soleil-symbole, Barjavel l'utilise graphiquement dans presque toutes ses dédicaces à partir de 1970, et s'en explique dans son dernier livre, Demain le Paradis :

    Petit, tout petit, cher petit soleil, si modéré, si bienveillant, qui a permis l'éclosion de la vie sur la Terre et l'entretient dans sa tièdeur, Soleil je t'aime, je dessine ton image sur tous les livres que je dédicace, on me demande parfois pourquoi, je réponds que c'est en signe de gratitude. Pensez-vous quelquefois, silencieusement, à le remercier ? Nous sommes ses enfants, à son échelle, minuscule.

    Mais plus qu'un symbole, il voit dans le soleil la source de toute énergie, de toute vie, et de toute joie. Et la science lui donne raison... Ses livres Lettre ouverte aux vivants et Demain le Paradis en développent largement les ressources... Et, plus poétiquement :

    En attendant, jour après jour, sur des pieds de vent et de pluie, le printemps s'approche. Quand il se là, n'en perdez pas un instant, pas un rayon, pas une fleur. Dieu, c'est une pâquerette au soleil.

    Nous allons le retrouver...

  • La lune est, dans les années 60-70, l'objectif de la conquête de l'Espace, qui enthousiasme Barjavel. Il y fait d'ailleurs voyager son héros, Colomb, dès 1962. Mais - et, car dans Colomb de la lune notre satellite est assez "déroutant" - c'est aussi un monde mystérieux, ambigu, qui fait décoller son imagination - sans doute depuis ses lectures de Jules Verne...
    Dès 1950, il produit un texte qui sera une fiction radiophonique, Ne demandez pas la lune. Beaucoup d'éléments de ses futurs romans de science-fiction y sont présents. Ensuite, on retrouve la lune un peu partout... Dans La Nuit des temps, elle est colonisée et une destination touristique des habitants de Gondawa. Puis ravagée par des bombardements, qui lui donne l'aspect que nous connaissons -  le même thème était déjà présent en 1950...
    Mais symboliquement, ou poétiquement, la lune est d'abord le Rond. Et dans le merveilleux conte Le Prince blessé, l'idéal de beauté :

    Le Prince composa pour elle ce poème immortel :
    Ton visage est comme la Lune
    Tes seins sont comme la Lune
    Ton ventre est comme la Lune
    Ta fontaine d'amour est comme le croissant de la lune
    Tes genoux sont comme la Lune
    Tes orteils... etc.
    C'est ce qu'on peut écrire de plus beau pour une femme, en Orient.

  • Le rond...
    Nous venons de voir que c'est la forme de la lune, quand elle est "pleine". Du soleil, au centre de ses rayons. C'est aussi - surtout - la sphère, l'œuf, la graine, la voûte, le ventre de la femme. Un symbole passionnant, et lui aussi omniprésent.
    Sphère-abri dans Le diable l'emporte puis, bien sûr, La Nuit des temps, avec, en son centre, l'œuf abritant les gisants endormis, dans le froid absolu généré par un anneau bleu tournant au dessus de leur lit d'or...
    Dôme sphérique au-dessus de l'îlot 307 dans Le Grand Secret, mais aussi, dans ce même roman, conceptuel nid d'amour de Jeanne et Roland :

    Au centre exact de la sphère du bruit et de l'air et de l'eau et des pierres et du feu, il y avait eux deux, qui n'entendaient plus rien, qui ne savaient plus rien, qui ne pouvaient plus rien connaître que chacun l'autre en soi et autour et ensemble, et au centre exact de l'énorme bruit sombre du monde le chant de bonheur de Jeanne naquit et monta et brûla comme un noyau de lumière. Il était la Tour, il était l'Arc de Triomphe, elle était la Ville écartelée de joie sous la pluie.

    La rondeur est aussi symbole de féminité, et il fait dire à Dieu, dans Si Je L'étais (!) :

    - Viens ma toute belle, viens ma douée, viens ma ronde, approche-toi, lentement, avec toute ta grâce, lève tes bras au-dessus de ta tête, tourne sur toi-même, encore, couche-toi, doucement, relève-toi, marche...
    Qu'elle est belle ! Ce ventre ni plat ni bombé et courbe dans les trois dimensions, ces hanches qui changent d'équilibre à chaque pas, ces cuisses qui les supportent, ces flancs qui les continuent... Rien que des courbes, G.O., des courbes sublimes qui se répondent, se lient et se complètent... Ses mouvements aussi sont courbes, comme le vent du soir quand il n'est pas pressé. Qu'elle est belle !

    C'est ainsi que Barjavel l'aime, il le dit dans Une Rose au paradis :

    Taille fine, douces hanches, petit ventre un peu bombé... Et alors ? Un ventre ce n'est pas une assiette à soupe entre deux os, un entonnoir dont le nombril est le trou ! Une main d'homme doit pouvoir s'y reposer comme sur un fruit, et non pas en chercher le fond !...

    Mais c'était aussi, déjà en 1944, la montagne-ventre du millième siècle dans Le Voyageur imprudent, évolution ultime de la féminité...

    La voûte, quasi maternelle, est celle de la mystérieuse salle ronde de la troisième enceinte du château qui abrite la Table Ronde, et celle où apparaît le Graal dans L'Enchanteur.

    Au milieu de la salle naquit un anneau de lumière qui se mit à tourner en grandissant, s'immobilisa, et devint une table de marbre rouge foncé en forme de couronne, posée sur cent cinquante courtes colonnes et entourée de cent cinquante sièges dont cent quarante-neuf étaient de bois de chêne, et le cent cinquantième d'un bois inconnu de couleur jaune.

  • L'Équation de Zoran
    Ce qui n'existe pas existe S'il ne devait y avoir qu'un seul symbole barjavélien, ce serait celui-ci... Au point qu'il constitue pour les passionnés de l'auteur comme un signe de ralliement-  presque un shibboleth... Est-il besoin de le présenter ?
    Équation universelle de l'énergie, dont E=mc², même combinée avec Équation de Schrodinger, ne serait qu'une simplification inefficace. Inexprimable pour nous, et Éléa, sauf "dans les mots de tout le monde" : Ce qui n'existe pas existe.

    C'est dans l'explication de la croix que Barjavel nous donne dans La Faim du tigre que se trouvent des indices pour en permettre une meilleure compréhension symbolique :

    Le masculin (vertical) pénètre le féminin (horizontal) et le résultat (la croix) est l'être humain vivant. L'homme, vertical par son corps debout, et horizontal par la ligne de ses bras tendus vers la création, est le signe vivant de la croix.

    Et la spirale arrondie qui entoure la création centrale est... le rond, le ventre maternel, l'œuf. Il est intéressant de noter que les éditions en anglais (USA) du roman (The Ice People), traduit par Charles Lam Markmann, ne contiennent pas le dessin, mais seulement sa description en ces termes :

    The, with broad, easy strokes, Elea drew the beginning of a spiral on the paper; then it was bisected by a vertical straight line; two short lines, one vertical and one horizontal, were drawn inside the spiral.
    Alors, de traits amples, Éléa dessina sur le papier le début d'une spirale ; il fut partagé par une ligne droite verticale ; deux lignes courtes, une verticale et une horizontale, étaient tracées à l'intérieur de la spirale.

    La lettre G symbole maçonnique Mais on peut aller un peu plus loin. Cette spirale n'est-elle pas un dessin quelque peu byzantin de... la lettre G ? G, Gurjieff, le Monsieur G(é) de trois romans, la Géométrie ou le Grand Architecte De L'Univers de la Franc-Maçonnerie. Ceci ouvre des perpectives intriguantes...
    Quoi qu'il en soit, reconnaissons la puissance synthétique du symbole rouge (parce que... tracé au bâton de rouge à lèvres par Éléa). Et avec simplement un clin d'œil...

Les Personnages

Il faudrait effectuer une étude exhaustive des personnages des romans de Barjavel pour en détailler les portées symboliques, ésotériques et initiatiques. Certaines études universitaires l'ont entrepris. Mais une première approche est déjà bien instructive.

  • Messieurs Gé Qui est Monsieur G ? Ou plutôt, qui sont les Monsieur Gé qui apparaissent dans trois romans ? On pense immédiatement à Gurdjieff, mais Barjavel lui-même nous donne d'autres indications :
    Dans sa Radioscopie, il explique :

    J.C. - Qui est-ce, M. Gé ?

    R.B. - Ah, M. Gé, c'est un...

    J.C. - On le rencontre dans beaucoup de vos livres

    R.B. - Oui, c'est un personnage que j'aime beaucoup, parce que je peux lui donner des visages différents, et dans Colomb de la lune par exemple, il est policier, dans Le diable l'emporte il est déjà Deus ex machina, etc., mais c'est un... pour moi, quand je l'ai inventé, c'était à la fois une synthèse de Gulbenkian, le marchand d'armes, et de Gurdjieff. Voyez-vous c'est pour ça que je l'ai appelé M. Gé. C'est à la fois un thaumaturge, et un marchand. C'est un homme... ou c'est Merlin, si vous voulez, un peu Merlin l'Enchanteur, qui est un personnage qui me hante. Merlin l'Enchanteur est à la fois fils du Diable et fils de Dieu, n'est-ce pas, alors il y a les deux. M. Gé, c'est ça. Il a provoqué la catastrophe finale dans Une rose au paradis, mais en même temps il va sauver l'humanité et les espèces animales et végétales.

      
  • Merlin n'est pas seulement le "magicien" de la légende arthurienne. Barjavel, extrapolant ses origines mythiques, en fait un symbole bien particulier et original, qu'il anticipait bien avant d'écrire L'Enchanteur. Ainsi, le 30 mars 1975, il consacre à Merlin un article du Le Journal du Dimanche, où il écrit :

    Merlin a disparu, l'Aventure est close, le temps des chevaliers est terminé. Le règne des femmes a commencé avec la victoire de Viviane. Il va prendre fin aujourd'hui où elles exigent de devenir seulement nos égales. Galaad a emporté le Graal vers l'Orient, laissant notre monde tomber peu à peu dans la coupe de la matière, du non-sens et de la fureur. Les nations ont dressé des barrières entre les hommes frères. Les mots ont dressé les frères les uns contre les autres. Le Roi Blessé - c'est-à-dire l'Église - accélère son agonie en pansant sa plaie avec de la poussière. Respire-t-il encore ou est-ce un faux-semblant ? Peut-être est-il déjà fantôme. Le Diable souffle le feu sous le chaudron atomique. Toute une jeunesse, refusant la tyrannie de l'argent ou des idées, rêve de recommencer l'Aventure. Mais il n'y a plus de guide pour indiquer les chemins. Quelqu'un saura-t-il ouvrir la chambre d'air et convaincre Merlin de revenir ? Si toutefois Viviane y consent...


LES LIEUX et LES VOYAGES

Peut-on voir des intentions initiatiques dans les lieux où Barjavel fait évoluer ses personnages et leurs histoires ? Il est clair que, dans tous ses romans, il y a un voyage. En fait chacun de ses romans est le récit d'un voyage, soit sur Terre, soit dans l'Espace, soit dans le Temps - avec des combinaisons possibles... Il y a clairement là un héritage de Jules Verne, puisque si Barjavel a qualifié ses trois premiers roman d'extraordinaires, c'est en hommage aux Voyages extraordinaires de Jules Verne, qu'il a lus et dévorés dans sa jeunesse. Ces voyages sont-ils initiatiques pour autant ? Il est très tentant de le penser, et cette approche a nourri plusieurs travaux universitaires de grande qualité. Ainsi, dès 1997, le doctorat de Littérature comparée (Paris X) de Valérie Thivent (sous la direction de M. Claude de Grève) portait sur "Le thème de la Quête dans L'Enchanteur de René Barjavel et dans The Lord Of The Rings de J.R.R. Tolkien".
En 2006, un étudiant belge fort sympathique que j'ai eu le plaisir de "conseiller", M. Dave Bonte, a consacré son Mémoire de licence en langues et littératures romanes à Université de Gand (Belgique) à "De l'Utopie à l'Initiation : Étude du Voyageur Imprudent de René Barjavel" (sous la direction de M. Verelst).
Et même s'ils ne s'y réfèrent pas explicitement dans leur titre, plusieurs autres travaux abordent sérieusement cet aspect dans différentes œuvres, en particulier ceux d'Élisabeth Stojanov, qui fait des machines à voyager dans le temps le sujet de son doctorat (de Lettres...), et qui a aussi étudié plusieurs romans de Barjavel sous l'aspect des voyages initiatiques.
Quant à La Nuit des temps, il est pour beaucoup LE roman initiatique par excellence, ne serait-ce que par ses liens avec l'ésotérisme "à la Louis Pauwels" dont j'ai parlé précédemment. Il est aussi cité à ce titre dans une étude spécialisée, Rite, Roman, Initiation, de Simone Vierne.

Mais Barjavel avait-il un avis sur cet aspect ? La question lui a été posée à propos de Ravage, pour une interview du fanzine Maldaurore (1970~71), et il y répond assez abruptement :

Q - La course à la vie du héros de ce livre est-elle un voyage initiatique ?
R - Absolument pas. C'est un retour à la vérité de base : la terre et la civilisation du village.

Mais ne peut-on pas trouver que "le retour à la vérité de base" est l'essence même du voyage initiatique ? Barjavel était “l'écrivain du voyage intérieur”, ne serait-il pas initiatique à son insu ?...
 
Les Nombres

Barjavel semble-t-il attaché au symbolisme numérique ? Voire même, fait-il usage ou simplement référence à la numérologie ?

À la première question, on peut sans risque répondre non, avec une petite réserve car, nous l'avons évoqué, il s'est dit aussi influencé par René Guénon, qui s'est penché en particulier sur la Cabale numérique.
Il pourrait némanmoins être intéressant de "décortiquer" les séquences numériques 710 149 et 3-19-07-91...

Deux nombres apparaissent effectivement de façon frappante dans l'œuvre de Barjavel. Le premier est cinq, le second - bien plus notable - dix-sept.

  • CINQ : ce n'est pas écrit en tant que tel qu'on le trouve, mais "dessiné", car c'est le nombre de rayon des petits soleils qui, comme on l'a vu, ornent pratiquement toutes ses dédicaces, ou plutôt envois. Certains ont cru en trouver de plus anciens avec un soleil à six rayons, mais un examen attentif montre qu'il ne s'agit que d'un trait parasite...
Pentagone et pentagramme inscrit

On comprend que le soleil est le symbole de ce qui permet la Vie, et l'on ne s'étonnera pas de lui voir cinq rayons, le nombre cinq étant "générateur" du nombre d'or Le nombre d'or PHI=1.6180339, qui se retrouve dans presque toutes les formes de la nature liées au monde vivant, ainsi que dans les créations humaines porteuses d'une certaine harmonie, tant visuelles que sonores. Certains rationalistes “sceptiques” contestent cet aspect du nombre, argumentant que l'on peut trouver n'importe quel rapport n'importe où. Néanmoins, un examen attentif montre qu'il se retrouve aussi dans... l'Équation de Zoran !


 
  • DIX-SEPT est le nombre barjavélien par excellence. On le trouve dans tous ses romans, dès qu'il est question d'une certaine quantité... Par exemple :
     
    • Dans Ravage, François et Blanche ont 17 enfants.
    • Dans La Nuit des temps, l'équipe d'explorateurs polaires utilise 17 snowdog(s) (véhicules à chenilles)
    • Dans La Nuit des temps, la Traductrice permet les traductions instantanées et simultanées entre 17 langues.
    • Dans Colomb de la Lune, Colomb est choisi parmi 17 voyageurs préparés en prévision du vol vers la Lune.
    • Dans Le diable l'emporte, Mr Gé a installé dans l'Arche un musicien sachant jouer de 17 instruments.
    • Dans Tarendol, Jean Tarendol devient amoureux de Marie à 17 ans...
    • ...

    C'est aussi l'âge auquel Jeanne d'Arc boute les Anglais hors de France en 1429. Quel rapport avec notre auteur ? Il juge bon de nous le rappeler dans son dernier livre, Demain le Paradis...

    17 est effectivement un nombre bien particulier, par ses propriétés strictement arithmétiques, mais aussi d'un point de vue ésotérique selon certains. Un peu "en lui-même", mais aussi, bien qu'il ne soit pas "célèbre" comme 7 ou 13, il a son importance chez... Gurdjieff. Mais pas directement. 17 est constitué des chiffres 1 et 7, et lorsqu'on divise 1 par 7 on obtient une suite très particulière, 0,142857142857142857142857142857... qui a, ne serait-ce que du point de vue arithmétique, des propriétés que l'on peut trouver très étranges. Elle ne contient pas les multiples de 3 (3,6,9). Gurdjieff en fait la base d'une représentation qui a connu depuis un certain succès, l'énnéagramme, figure géométrique à neuf sommets, répartis en 6 selon la séquence {1,4,2,8,5,7}, disposés en forme de "porte", auxquels on ajoute {3,6,9}, ces derniers formant un triangle.

    Ennéagramme selon Gurdjieff

Y a-t-il un lien entre 5 et 17 ? Curieusement, oui... Ce sont deux nombres premiers, et les deux plus grands pour lesquel il est possible de tracer un polygone régulier (respectivement pentagone et heptadécagone) avec la règle et le compas. Je vous laisse y réfléchir...
 

Les Rituels

On associe généralement l'ésotérisme à des rituels et des cérémonies. Qui se doivent, pour mériter leur aspect initiatique, de relever d'un certain secret. On trouve une bien belle cérémonie dans La Nuit des temps, la Désignation, mais elle n'a rien de secret. On peut la voir comme un équivalent de la cérémonie de mariage de nos civilisations, mais elle est bien plus que cela, et bien différente. Et elle n'est pas pour tous... certains en sont exclus, les “sans-clé” ou “non-désignés”, qui sont dans le monde de Gondawa l'équivalent de nos S.D.F. ou sans-papiers. Tout d'abord - comme tout le contexte de La Nuit des temps - sans aucune connotation religieuse, mais au contraire totalement scientifique et technique.

La clé était envoyée à l'ordinateur central qui la classait, et la modifiait tous les six mois, après un nouvel examen de l'enfant. A sept ans, l'individu était définitif, la clé aussi. Alors avait lieu la Désignation.
- La Désignation, qu'est-ce que c'est ? demanda Léonova.
- L'ordinateur central possède toutes les clés, de tous les vivants de Gondawa, et aussi des morts qui ont fait les vivants. Celles que nous portons ne sont que des copies. chaque jour, l'ordinateur compare entre elles les clés de sept ans. Il connaît tout de tous. Il sait ce que je suis, et aussi ce que je serai. Il trouve parmi les garçons ceux qui sont et qui seront ce qu'il me faut, ce qui me manque, ce dont j'ai besoin et ce que je désire. Et parmi ces garçons, il trouve celui pour qui je suis et je serai ce qu'il lui faut, ce qui lui manque, ce dont il a besoin et ce qu'il désire. Alors, il nous désigne l'un à l'autre. Le garçon et moi, moi et le garçon, nous sommes comme un caillou qui avait été cassé en deux et dispersé parmi tous les cailloux cassés du monde. L'ordinateur a retrouvé les deux moitiés et les rassemble.
[...]
Je vais vous montrer ma Désignation. cette cérémonie a lieu une fois par an, dans l'Arbre-et-le-Miroir. Il y a un Arbre-et-le-Miroir dans chaque Profondeur. J'ai été désignée dans la 5e Profondeur, où j'étais née... [...]

  

Brusquement, il y eut sur l'écran un couple d'enfants. On les voyait de dos, et de face dans un immense miroir qui reflétait un arbre. Entre le miroir et l'arbre, et sous l'arbre et dans l'arbre, il y avait une foule. Et devant le miroir, à quelques mètres les uns des autres, chacun debout devant son image, se tenaient une vingtaine de couples d'enfants, torse nu, couronnés et bracelés de fleurs bleues, vêtus d'une courte jupe bleue et chaussés de sandales. La fillette du premier plan, la plus belle de toutes, était Éléa, reconnaissable et différente. Différente moins à cause de l'âge que de la paix et de la joie qui illuminaient son visage. Le garçon qui était debout près d'elle la regardait, et elle regardait le garçon. Il était blond comme le blé mûr au soleil. Ses cheveux lisses tombaient droit autour de son visage jusqu'à ses épaules fines où déjà les muscles esquissaient leur galbe enveloppé. Ses yeux noisette regardaient dans le miroir les yeux bleus d'Éléa, et leur souriaient.
- Quand la Désignation est parfaite, au moment où les deux enfants désignés se voient pour la première fois, ils se reconnaissent...
Éléa-enfant regardait le garçon, et le garçon la regardait. Ils étaient heureux et beaux. Ils se reconnaissaient comme s'ils avaient marché toujours à la rencontre l'un de l'autre, sans hâte et sans impatience, avec la certitude de se rencontrer. Le moment de la rencontre était venu, ils étaient l'un avec l'autre et ils se regardaient. Ils se découvraient, ils étaient tranquilles et émerveillés. [...]
Au bout du miroir apparut un homme vêtu d'une robe rouge qui lui tombait jusqu'aux pieds. Il s'approcha d'un couple d'enfants, sembla se livrer à une courte cérémonie, puis il les renvoya se tenant par la main. Deux autres enfants vinrent les remplacer. [...]

  

Un homme rouge arriva du bout du miroir et s'approcha d'Éléa. Elle le regarda dans la glace. Il lui sourit, se plaça derrière elle, consulta une sorte de disque qu'il portait dans la main droite et posa sa main gauche sur l'épaule d'Éléa.
- Ta mère t'a donné le nom d'Éléa, dit-il. Aujourd'hui, tu as été Désignée. Ton nombre est 3-19-07-91. Répète.
- 3-19-07-91, dit Éléa-enfant.
- Tu vas recevoir ta clé. Tends la main devant toi.
Elle tendit la main gauche, ouverte, paume en l'air. L'extrémité de ses doigts vint toucher sur la glace l'extrémité de leur image.
- Dis qui tu es. Dis ton nom et ton nombre.
- Je suis Éléa 3-19-07-91.
L'image de la main dans le miroir palpita et s'ouvrit, découvrant une lumière déjà éteinte et refermée, d'où un objet tomba dans la paume tendue. c'était une bague. Un anneau pour un doigt d'enfant, surmonté d'une pyramide tronquée dont le volume n'excédait pas le tiers de celle portée par Éléa-adulte. L'homme rouge la prit et la lui passa au majeur de la main droite.
- Ne la quitte plus. Elle grandira avec toi. Grandis avec elle.

  

Je n'ai pu m'empêcher d'y retrouver une profonde résonance avec la description de ce que G.I. Gurdjieff fait rapporter à l'un de ses maîtres dans « Rencontres avec des hommes remarquables » :

Le Père Borsh avait du monde et de l'homme une conception très originale. Ses vues sur l'homme et sur le sens de son existence différaient entièrement des conceptions de son entourage, comme de tout ce que j'avais pu entendre ou lire à ce sujet. Je citerai encore quelques-unes de ses pensées, qui pourront illustrer ce qu'était sa compréhension de l'homme et de ce qui est exigé de lui. Il disait :
» La plupart des anciens peuples avaient même pour coutume de faire ce choix en vue d'une union entre les sexes, ou, comme on disait encore, ces "fiançailles", dès que le garçon atteignait sept ans, et la petite fille un an. À partir de ce moment-là, les deux familles des futurs époux, si tôt fiancés, étaient tenues de s'aider réciproquement à faire en sorte que toutes les habitudes inculquées aux enfants au cours de la croissance, leurs tendances, leurs inclinations et leurs goûts, se correspondent.

Barjavel attaché comme on le sait à la tradition protestante, mais intéressé par toutes les religions, donne une grande importance aux rituels religieux, et à la liturgie, dont il pense qu'elle doit garder un côté mystérieux, voire magique. Dans Si J'étais Dieu, il déplore :

Dès la publication des Evangiles c'était râpé ! La lumière de la lampe était de nouveau enveloppée de trente-six mille abat-jour de mystères jusqu'à l'obscurité complète, et la vérité confiée à des ordres monastiques qui l'ont, naturellement, perdue en route. Il restait la liturgie, quelques gestes, quelques mots, quelques chants, quelques fragments du rite de la messe dont les officiants ne connaissaient plus eux-mêmes la signification ni l'efficacité, mais qui demeuraient comme des flèches et des pointillés indiquant la bonne direction. Le Concile Vatican Il a liquidé tout ça !... Tu vois cette grande cuve ? Tout le Concile y trempe, autour du bon gros pape Jean XXIII et du petit pape maigre Paul VI...

C'est là une sorte de paradoxe qui me laisse un peu perplexe, lorsqu'il est question de rituels religieux, Barjavel regrette que l'Église catholique ait, depuis peu, abandonné la liturgie en latin pour le français. Ainsi le 15 novembre 1970, il écrit pour le Journal du dimanche :

Dans Notre-Dame, Mgr Marty célèbre la messe. La messe en français me gêne atrocement. Cela me fait l'effet d'un film mal doublé. Avec le latin, dernière des langues sacrées, tout le mystère s'est enfui. Heureusement, l'accent superbe de Mgr Marty redonne un semblant d'étrangeté aux mots du français, langue raisonnable qui n'est pas faite pour la métaphysique.

Et, le 29 mars de la même année, il donne sa conception des cérémonies qui, pour lui, sont essentielles à l'Église catholique. Ainsi :

[...] La cérémonie de magie mystique de l'ordination, qui lui donne à jamais, même s'il est idiot, même s'il succombe à quelque vice, même s'il perd la foi, ce pouvoir mystérieux d'ouvrir devant les hommes, à certains moments, avec certains mots et certains gestes, une porte par où Dieu peut passer. Peut-être n'est-il même pas nécessaire que le prêtre sache ce qu'il est en train de dire et de faire, s'il le dit et le fait avec exactitude. Mais l'Église catholique semble avoir oublié que le rite de sa messe est une clé précise. Elle est en train de taper dessus à grands coups de réformes. Pour la façonner en objet d'art moderne. Du " design "... Que pourra-t-elle encore ouvrir ?
 
Ce que l'on sait...

Au vu des connaissances, références et symboles qu'il utilise, on peut se poser deux questions :

  1. Que pensait Barjavel de l'ésotérisme ?
  2. A-t-il été initié à une société secrète ?

Pour la première question, il y répond dans une interview pour France-Soir Magazine le 17 octobre 1984 à propos de L'Enchanteur  :

F.-S. M - Vous croyez à la réalité des phénomènes paranormaux que certains assurent observer dès aujourd'hui ?
R.B. - À leur égard, je suis à la fois très ouvert et très méfiant. Tout est possible, mais il me semble que l'on n'est encore sûr de rien. Ce qui est certain, c'est que nous sommes dans un tout petit coin de la création et que l'immensité de ce qui échappe à nos sens, à notre raisonnement a toutes les chances d'être infinie. Mais il y a des clefs pour tout. Il faut seulement trouver les bonnes serrures. Et, pour les trouver, les chercher là où elles se trouvent... Dans la tradition du soufisme [tendance mystique issue de l'Islam, mais nettement différenciée de lui par divers apports chrétiens et panthéistes] avec lequel je me sens d'intimes affinités, il y a un personnage de simple d'esprit nommé Nas Roudin. Il est le héros de petites fables pleines de malice. Dans l'un de ces apologues, on le voit occupé à chercher, la nuit, quelque chose dans la rue éclairée par un quinquet. « Que cherches-tu ? lui demandent les voisins. — Mes clefs ! répond Nas Roudin. — Tu les as perdues dans la rue ? — Non, dans ma maison ! — Pourquoi les cherches-tu ici, alors ? — Parce que, ici, il y a de la lumière et que chez moi il n'y en a pas ! »
» Tout y est dit ! Mais je crois que dans le courant du renouveau spirituel que nous voyons naître en ce moment, il est possible que quelqu'un se lève et remette la lampe sur la table ! Alors nous apercevrons les liens qui doivent nous unir à l'univers — ou à Dieu, si l'on préfère.
» C'était la vocation des religions. Mais je trouve, depuis mon enfance, qu'elles ne connaissent plus le chemin de Dieu. Je suis en colère contre les curés "politiques" d'aujourd'hui. Ils sont certainement animés par de très bons sentiments, mais ils ont oublié que ce que l'on attend d'eux n'est pas de montrer les erreurs de la terre, mais le chemin du ciel !

La seconde m'a été posée plusieurs fois, très directement même : Barjavel était-il Franc-Maçon ?.
Certains passages de La Faim du tigre en particulier, présentent des affinités avec ce que l'on peut savoir des doctrines maçonniques, dans ce qu'elles ont d'humaniste en particulier.
Bien sûr, si c'est le cas, cela reste par nature "secret" - à moins que lui-même ne choisisse de le divulguer. Or on n'en trouve aucune mention, ni dans ses écrits (publiés), ni dans des conversations, plus "fermées", dont on peut avoir connaissance.
Mais peut-on trouver des indices ?
À la différence de Louis Pauwels, qui s'est penché sur le sujet dans un numéro hors-série de Planète, « Les sociétés secrètes", ainsi que dans un « Dictionnaire des sociétés secrètes en Occident », et qui considérait la notion de "société initiatique" comme essentielle, Barjavel n'en parle pas.
Les institutions, qu'elles soient idéologiques ou religieuses, lui inspirent la plus grande méfiance. Dans Si J'étais Dieu, il fait affirmer à Dieu lui-même :

Quoi qu'il arrive dans l'avenir, ne Me confonds jamais avec mes Églises, même si tu dois les traverser pour Me rencontrer.

Et c'est même l'idée de secret qui le fait réagir. Dans La Faim du tigre, à propos de ce qui est sa recherche du divin, il s'insurge même, principalement contre les Églises, qui ont selon lui failli à leur mission, mais auxquelles il ne voit pas de "remplaçant" :

Parmi les hommes d'aujourd'hui qui occupent ce lieu et ce temps, il y a ceux qui se satisfont des progrès accomplis chaque jour dans l'inventaire de leur Univers.
Il y a ceux qui se réjouissent de la bienveillance du Grand Contremaître en haut de la cheminée.
Il y a ceux, de plus en plus nombreux, à qui il ne suffit plus de cataloguer les apparences ni de croire au Père Noël. Ceux qui prennent conscience que l'essentiel leur manque et croient qu'il n'est pas impossible de le trouver.
Le trouva où ? Le trouver comment ? Je ne sais pas.
Si je le savais je le crierais.
[...] Il semble que l'humanité, en se multipliant et se dispersant, ait tiré la vérité dans toutes les directions, et que la Vérité se soit déchirée et n'ait laissé entre nos mains que des haillons.
Mais le fragment est l'image du tout, et s'il n'est pas inutile de rapprocher les différents morceaux, c'est probablement celui qui nous est le plus familier qui peut nous enseigner le mieux.
C'est dans le christianisme que l'homme ayant subi le conditionnement chrétien, c'est dans le bouddhisme que le bouddhiste, dans le judaïsme que le Juif sera le plus à l'aise pour essayer de reprendre le voyage vers la Vérité.
C'est sur la route de son pays que chacun aura le plus de facilité pour cheminer. Mais il devra abattre à grands coups de sabre les habitudes verbales qui barrent le chemin. « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu ? » Non, retrouver l'ancien, le premier.
Mon sabre d'abattis, ce sera la raison. Je ne peux, je ne peux rien croire qui,ne m'ait été montré ou démontré. Et j'accuse les Églises de me voler Dieu parce qu'elles sont devenues incapables de le montrer et de le démontrer. Quand elles prétendent que Dieu n'est ni montrable ni démontrable, elles ne démontrent que l'ignorance où elles sont tombées.

Je pense, sans trop de risque de me tromper, que René Barjavel, intrinsèquement très attaché à son indépendance de pensées et d'actions, ne faisait partie d'aucune loge, ni même de club, pas plus que de parti politique... Ne disait-il pas :

Les gens ne savent pas me définir et ils me placent à droite alors que je serais plutôt un vieil anarchiste. Je suis farouchement individualiste.Mais c'est parce que je pense à l'intégrité d'un individu vivant.Je crois qu'il a droit à ses libertés. Je crois qu'il n'y a pas de bonne société, je crois même que toutes les sociétés sont mauvaises.Je crois, d'un autre côté que le désordre, c'est la mort. Dans un organisme vivant, si le désordre se met quelque part,c'est fini,n'est-ce pas,c'est la mort,c'est la gangrène,c'est le cancer. Et dans une société, c'est la même chose. Il y a chez moi cette contradiction : le besoin de liberté ,et d'un autre côté,la reconnaissance de maintenir un ordre social sans lequel une.société se décompose. Alors, peut-être, le point d'équilibre est-il dans une juste mesure entre la liberté de chacun et la liberté des autres.Et ça, c'est beaucoup plus un problème d'éducation qu'un problème de loi. Il faut apprendre aux enfants, dès leur plus jeune âge, que tout ce qui existe a droit au respect ; qu'il ne faut pas détruire.

Mais il savait beaucoup de choses...
 

René Barjavel, initié, ou initiateur ?

Ne vous sentez-vous pas un peu déçus ? On peut être tenter de retenir de tout cela que Barjavel savait peut-être des choses, mais est bien en mal de nous les apprendre...
Alors, quelle approche peut-on adopter pour aller au delà du simple divertissement de lecture ?
Poser la question est déjà un peu y répondre.
Qu'apporte la lecture de son œuvre ? Pour les romans, nous l'avons vu, sa position est claire. Écoutons-le encore une fois, lors de sa Radioscopie en 1980 :

Pour moi, le chef d'œuvre, ce serait le livre dont les mots seraient totalement transparents. Je veux dire, sans aucun... on ne sente plus jamais l'effort, où le lecteur lirait, et l'image, les images, les personnages, l'histoire, passeraient directement dans sa tête, et il oublierait les mots. Voilà, pour moi c'est ça l'idéal de l'écriture.

  

Et c'est ensuite à chacune et chacun de "faire son miel" de ses lectures, et surtout des réflexions qu'elles ne peuvent manquer d'induire. Et le faire soi-même, en faisant fonctionner sa propre curiosité - qui peut amener à "contester" certaines positions de l'auteur - dans une démarche de recherche active. Car ce qui compte ce n'est pas de trouver, mais de chercher. Partout.

Voilà ce que c'est qu'un être vivant. Voilà pourquoi je suis émerveillé et pourquoi je suis croyant en un certain sens. Mais croyant en quoi, je n'en sais rien ! Je me suis posé des questions pendant toute ma vie, j'ai même écrit un bouquin là-dessus, ça s'appelle La Faim du tigre - "faim" F.A.I.M. - je me suis posé des questions, mais naturellement je n'ai pas trouvé la réponse. Mais depuis que j'ai écrit ce livre, j'en suis arrivé à la quasi- certitude que ces réponses existent. Et si, ma foi, je ne les ai pas trouvées, cela n'a pas beaucoup d'importance. Le fait d'avoir la certitude qu'il y a une explication, que je ne connais pas et que je ne connaîtrai jamais, me tranquillise et me rend la paix.

  

Pourquoi se préoccuper de tout cela ? Puisqu'il y a la vie, et que nous sommes dedans, eh bien, vivons ! Bien sûr... Il n'y a qu'à vivre... C'est ce que nous faisons tous, c'est ce que tu fais d'habitude. Mais il suffit d'un instant... Tu es assis là, sur une pierre chaude ou le sable de la plage, ou sur le bois poli de la chaise où tu t'assieds jour après jour pour travailler. Tu te reposes ou tu travailles, ou tu manges ou tu bois ton café. Toute la vie coule autour de toi. Et toi avec.
Milliards d'hommes, milliards de milliards d'êtres vivants et d'étoiles. Et toi avec. Sans que tu t'en soucies.
Depuis vingt ans ou quarante ou soixante, tu fais partie de tout. Ce tout qui se dilate ou se contracte ou qui monte ou descend, qui vient de quelque part et va quelque autre part.
Et toi avec.
Tu y es à ta place, avec ta forme à toi, et ta fonction, que tu ignores. Tu travailles, tu dors, tu respires sans te préoccuper. Tu existes. Comme le grain de sable sur la plage.
La marée te roule et te mouille, le soleil te sèche, le vent t'emporte et te laisse tomber.
Tu tiens ta place de grain de sable. Milliards de milliards sur la grande plage.
Et toi avec.
Tu nais, tu vis, tu fais des enfants, tu travailles pour eux, pour les autres, contre les autres, contre les tiens, tu aimes, tu hais, tu te bats, tu es heureux, malheureux, tu manges, tu pleures, heureux au fond malgré tous les malheurs, sans réfléchir, le train t'emporte, tout va, tu vas, tu es assis sur une pierre de vacances ou sur ta chaise de travail...
Et tout à coup, suspendu entre le vent, la marée et le soleil, suspendu immobile abandonné tout seul, tout à coup suspendu brutalement lucide, un instant, un éclair, tu n'es plus dans le coup...
Tout à coup, tu vois le fonctionnement autour de toi. L'énorme prodigieux tourbillon qui entraîne tout et tout depuis des milliards de temps jusqu'au fond des milliards d'éternités, du fond des milliards d'espaces jusqu'au fond des milliards d'infinis.
Milliards de milliards de multiples créatures en mouvement, atomes, cellules, individus, étoiles, galaxies, univers, tout en vient et tout y va.
Et toi avec.
Où ?
Un instant, un éclair suspendu, tu as vu. Le temps de comprendre que tu n'es rien, sans importance, nul moins que zéro. Milliards de milliards de multitudes emportées. Et toi avec, parmi les multitudes de multitudes dont chaque grain a autant d'importance que toi. Ni plus ni moins. Ni moins la patte de mouche ni plus la Lune. Comme la Lune. Comme la Lune, toi, ta famille, humanité, galaxies, univers : zéro, poussière de poussière, rien, rien, dans le Tout.
Le Tout tourbillonnant immobile en voyage depuis où jusques à quand. Toi zéro. Toi, tes coliques, ton envie de sexe et de Légion d'honneur, ton petit ventre à soupe, tes seins d'amour, tes moustaches, ta robe de soie, ta fameuse cervelle, ta belle jambe, toi zéro.
Tu as repris ta place dans le vent et la marée. Mais inquiet. Brûlant le sable, dure la chaise. A quoi bon ces durillons aux fesses, ces mains calleuses, cette fumée par les oreilles ? A quoi bon cette bataille ? Naître, vivre, mourir ? Vivre ? Vivre ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Ce n'est pas toi qui répondras, ni moi non plus. Mais, sans espoir de réponse, si tu ne cries pas la question, alors tu n'es qu'un os...

Le message de ce-qui-crée à ce-qui-est-créé, c'est la Création elle-même, c'est la créature. La Révélation c'est l'acte créateur. Ce qui est fait est par là même montré. Cela semble évident : toute la vérité du monde, c'est le monde. Toute la vérité de l'homme, c'est l'homme. Le message est en nous et autour de nous. Il suffit de le déchiffrer.

» En réalité, il y a sans doute autant de voies que d'individus. Comme Viviane, chacun a la sienne en soi-même. Et je dois peut-être l'admiration que je voue au monde où nous vivons, très simplement, à mon enfance...
 

Dans France-Soir Magazine du 17 octobre 1984 :

Mais pourquoi le rôle du héros est-il assigné à l'Homme ? La réponse à cette question est la grande quête de ma vie. Je n'ai pas plus trouvé que Merlin le secret du Graal. Mais comme le dit le personnage du roi Pêcheur dans « L'Enchanteur » : l'important n'est pas de prendre des poissons mais d'essayer de les attraper !
Je suis parvenu, en tout cas, aujourd'hui, à cette paix que donne la certitude qu'il y a une réponse à la question. Je ne la connaîtrai sans doute jamais. Mais, pour moi, il est évident qu'elle existe. J'aborde ces dernières années de ma vie dans une tranquillité totale. Il y a une explication à la présence de l'homme dans le monde. Et je suis, à jamais un homme émerveillé par la vie.

Dans le Journal d'un homme simple :

J'aurais voulu avoir mille enfants. J'aurais voulu être peintre, musicien, architecte, astronome. J'aurais voulu tout savoir. Je sais seulement que je ne sais rien, hormis que je vis. Et merci à Dieu d'en (s)avoir si long.

J'ai fait des métiers que j'aimais, j'ai pu écrire ce que je pensais, j'ai connu la satisfaction d'un ouvrier appliqué et obstiné qui voit apprécier le résultat de ses efforts. J'ai connu l'amour. J'ai eu de très beaux enfants et petits-enfants. Mais surtout, Seigneur, j'ai aimé et j'aime de plus en plus cette vie qui est la nôtre, même avec la rage de dents et la trahison et les malheurs. Je l'aime à chaque instant et je suis heureux. C'est pour cela que je n'ai pas peur de la mort. Si j'ai la chance de ne pas connaître la souffrance physique pendant ma dernière heure, je mourrai en état de bonheur. Je ne dis pas que je serai heureux de mourir, mais je mourrai heureux.

Alors, écoutons-le, une fois encore, nous dire et nous faire partager son émerveillement...

Jamais je ne m'habituerai au printemps. Année après année, il me surprend et m'émerveille. L'âge n'y peut rien, ni l'accumulation des doutes et des amertumes. Dès que le marronnier allume ses cierges et met ses oiseaux à chanter, mon cœur gonfle à l'image des bourgeons. Et me voilà de nouveau sûr que tout est juste et bien, que seule notre maladresse a provoqué l'hiver et que cette fois-ci nous ne laisserons pas fuir l'avril et le mai.
Le ciel est lavé, les nuages sont neufs, l'air ne contient plus de gaz de voitures, on ne tue plus nulle part l'agneau ni l'hirondelle, tout à l'heure le tilleul va fleurir et recevoir les abeilles, les roses vont éclater et cette nuit le rossignol chantera que le monde est une seule joie. Tout recommence avec des chances neuves et, cette fois, tout va réussir. J'ai un an de moins que l'an dernier. Non, pas un an, toute ma vie de moins. Je suis une source qui commence. C'est la grande illusion annuelle. Le règne végétal s'y laisse prendre en premier. D'un seul élan, des milliards d'arbres et de plantes resurgissent, poussent des tiges enthousiastes, déplient des feuilles parfaites qui n'ont pas de raison de ne pas être éternelles. Pourtant, dans l'autre moitié du monde, l'automne est déjà là et a jeté au sol ces merveilles que l'hiver va pourrir.
Mais pour nous que le printemps aborde, l'automne est invraisemblable et l'hiver n'a pas plus de réalité que la mort. Le marronnier est blanc comme des communiantes, le pêcher est une flamme rose, le lilas une torche. Dans tous les jardins, les champs et les forêts, dans les immensités cultivées ou sauvages, sur chaque centimètre carré de terre non déserte, c'est le prodigieux déploiement de l'amour végétal silencieux et lent.
Chaque fleur est un sexe. Y avez-vous pensé quand vous respirez une rose ?

 

Remerciements
 

Merci à toutes et à tous, sans oublier...

Les documents, sources et références cités ou non ici et qui sont venus étoffer ces réflexions sont le fruit de recherches personnelles, et, pour certains, je dois à l'amabilité et l'obligeance de plusieurs personnes de m'en avoir signalé l'existence ou de me les avoir communiqués :

  • Les étudiants et surtout étudiantes dont j'ai apprécié les travaux sur le sujet,
  • La ville de Nyons, qui a organisé et accueille ces Journées 2013,
  • mes relecteurs et relectrices, pour la préparation de la présente conférence,

et encore une fois, pour son extrême gentillesse, sa confiance et ses discrets mais plus qu'appréciables encouragements.

  • M. Jean Barjavel, ici présent.
Merci

 
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Notes
 
Les index correspondent aux notes de renvoi dans le texte.