Les bouquinistes sont là depuis au moins aussi longtemps que le Pont-Neuf, qu'Henri IV inaugura en 1607.
Le Pont-Neuf fut pendant des siècles la cour de récréation du petit peuple parisien,
grâce à ses larges trottoirs et à sa situation on ne peut plus centrale entre
les deux rives ; on se pressait à sa foire permanente, au spectacle gratuit (sauf
pour les gogos qui se faisaient faire les poches) offert par les bateleurs, musiciens, escamoteurs, montreurs d'animaux, marchands de poudres de
perlin-pinpin, et autres "industriels de la rue", comme on disait au siècle dernier.
Industriels de la rue, et industrieux, tel était bien le statut des bouquinistes.
Ils étalaient leurs estampes et brochures sur le parapet des quais, emmitouflés l'hiver, coiffés d'une casquette à oreillettes en peau de lapin, se faisaient chasser à coups d'ordonnances royales, revenaient prendre possession
des lieux, et ainsi de suite au fil des siècles.
Ils étaient tout de même moins installés qu'aujourd'hui, puisqu'ils emportaient leur éventaire sous le bras quand ils rentraient dormir dans leur galetas
de pauvres hères. Les bouquinistes des quais ne sont plus des nécessiteux : ils peuvent même gagner un salaire de cadre à condition de se lever tôt pour écrémer les marchés et ensuite d'assurer suffisamment de présence devant leur emplacement.
C'est en 1891 qu'on leur permet de laisser leurs boîtes fixées au parapet,
ce qui réjouit les bibliophiles déjà fort nombreux ; leur récolte n'en sera que
meilleure. A cette époque, et jusqu'après la guerre de 14-18, on vend dans la
rue brochures et imprimés de chansons, que les gens s'essayent à fredonner
sur place. Plaisante époque, vue d'aujourd'hui ; certains pessimistes d'alors
font pourtant remarquer que les éditions populaires et les livres à bon marché
ont tué les cabinets de lecture ; de même que de nos jours on entend dire que
les bibliothèques font du tort aux librairies.
Les concessions des modernes héritiers des bouquinistes sont accordées
par la Ville de Paris. La rumeur voulait qu'une menace ait un temps pesé sur
eux, parce que la mairie voyait trop de boîtes indûment fermées, mais leur statut a été précisé par un arrêté de juin 1993. L'exploitation des emplacements
qu'ils occupent relève du permis de stationnement. Quand une place se libère,
elle est soumise en priorité à la candidature de l'ensemble des bouquinistes, et
en second lieu à un postulant ayant montré patte blanche. L'autorisation, personnelle, précaire et révocable, est délivrée pour un an et renouvelable par tacite reconduction ; elle ne saurait en aucun cas concerner quelqu'un qui exercerait par ailleurs en boutique.
On peut lire en toutes lettres dans l'arrêté que les emplacements doivent
être exploités "au moins quatre jours par semaine, sauf intempéries" ; que le
titulaire est propriétaire de ses boîtes et responsable de leurs bonne tenue et
propreté, ainsi que de celle des abords ; que les boîtes doivent avoir le format
réglementaire et être peintes en vert wagon. Un auvent est toléré, une guérite
non. Le commerce autorisé est celui des vieux livres, vieux papiers, gravures
anciennes, éventuellement de souvenirs et "marchandises illustrant les quais
de Paris et les bouquinistes" ; par contre, "il est formellement interdit aux
bouquinistes d'exposer et de vendre des volumes, brochures ou publications,
gravures, images, photographies et objets quelconques qui seraient jugés
contraires aux bonnes moeurs ou à l'ordre public".
On trouve sur les parapets bordant la Seine surtout des livres brochés édités entre 1900 et 1950 ; des romans policiers beaucoup plus que des ouvrages de science-fiction ; de vieux livres scolaires ; de la
bande dessinée et du livre de poche au mètre, et c'est peu dire ; de l'histoire
en quantité, surtout celle de la Seconde Guerre mondiale ;
d'apparemment inépuisables collections de Géo, voire de National Géographie, Historia, Zoom et surtout Paris-Match ; les couvertures Jackie Kennedy ont supplanté un moment, actualité oblige, l'indétrônable princesse Grâce, avec Caroline de Monaco bébé et Jane Birkin en outsiders - sans parler de l'immortelle lady Di.
Difficile de localiser une spécialité, ce qui découle du mode d'attribution
des emplacements et du fait qu'en dépit de tous les règlements, les boîtes restent fermées au moindre prétexte. Un léger zéphyr suffit à dissuader les bouquinistes frileux...
D'après C. Vialle & B. de Goutel dans Le Guide du chineur parisien - Éditions Parigramme/CPL - 1998 |