« Mais qui donc es-tu ? » C'est quelqu'un que j'ai connu ! Pas un étranger. Un homme, une femme ? Je suis persuadé que mon chat est habité par quelqu'un que j'ai connu ! Impossible de savoir qui ! A la façon dont il est entré dans ma vie et à la façon dont il se conduit parfois, c'est comme si quelqu'un de mon entourage était revenu. Un peu idiot de dire ça, mais quand Chafou et moi nous nous regardons, s 'établit une communication, une espèce de télépathie, et un message une compréhension passent. Pas tellement des sentiments. Il n'est pas sentimental ce chat ! Si l'on croit à la métempsycose, le chat est certainement le plus receveur d'âmes. Alors qui est là ? Je le lui répète souvent : " Mais qui donc es-tu ? " Il ne répond pas à ma question. Il dit seulement : " Je suis quelqu'un que tu connais. " Ce n'est pas quelqu'un qui m'inquiète, je suis content de le voir. On a tous des morts dans sa vie, et c'est sûrement quelqu'un que j'ai aimé. Je ne voulais pas avoir de chat. Je vis seul, je m'absente de temps en temps, cela pose des problèmes. Un jour, mes petites filles, il y a trois ans, m'apportent leur chat. On l'a brutalisé, il a une cuisse cassé. Il aimait aller manger la pitance des chats et des chiens des environs, un voisin a dû lui donner un coup de bâton. J'ai fait soigner le chat et il est resté ici. Il s'appelait alors Nuage, un nom assez bizarre pour un chat. Je l'ai rebaptisé Chafou. Il avait trois ans. Ce matou avait l'habitude de vivre en liberté. Quand il s'est retrouvé ici, prisonnier de l'appartement, il a commencé par arroser les murs. Il n'était pas coupé. Je l'ai fait couper. Ca lui a créé des complexes terribles, parce qu'il a connu l'amour et maintenant, il n'a que des souvenirs. C'est un mélange de siamois et de gouttières, les yeux bleus, grand. Il serait plus gros si j'écoutais son appétit. Nous nous sommes adoptés l'un l'autre dès le début. Mais quels devoirs épouvantables envers un chat ! Je dois aller chercher sa nourriture et la préparer, veiller à sa propreté. Et puis il est maniaque, avec des habitudes que d'ailleurs je lui ai données. Le soir, il sait qu'à une certaine heure, il doit aller se coucher et me foutre la paix. S'il entre dans ma chambre, c'est terrible, il vient se coucher sur mon lit, et. je fais ma toilette, je me lèche, je bouge, je me retourne. Impossible de dormir, j'ai un sommeil très fragile. Alors je l'évacue. Le lendemain, je le trouve couché devant ma porte. J'ai d'ailleurs remarqué, c'est curieux à quel point les chats ne supportent pas de voir une porte fermée. Habituellement il est très adroit, mais quand je ne fais pas attention à lui, il fait tomber des objets. Si l'heure de son repas tarde, il monte sur mon bureau et donne un coup d'épaule par-ci par-là. Quand j'écris, il a le droit de venir me voir, mais pas sur le bureau, car il se couche sur une chaise, à côté. Ce n'est pas un petit chat ; quand il s'allonge, il prend une place énorme. Tu as pris la moitié de ta liberté mais je t'aime Depuis son aventure, il est resté assez froussard. Je le fais parfois sortir derrière le jardin. Mais il ne risque pas de s'enfuir vers l'Ecole militaire ou le Champ-de-Mars ! Il est content de sortir mais guette le moment de rentrer. Parfois je le maudis, en lui disant : " J'espère que tu ne reviendras pas, tu as pris la moitié de ma liberté ! " Mais bien sur, je l'aime quand même. Les relations avec un chat sont très curieuses. J'ai eu des chiens. Entre un maître et son chien, il y a l'amour. Entre un homme et son chat, ce n'est pas de l'amour, ce sont des relations, et de l'amitié. Le chat est plus intelligent que le chien, mais incontestablement plus indifférent, d'un égocentrisme plus grand. Un chien c'est tout amour. Le chat a des rapports volontiers dictatoriaux. Il est plus souvent le maître. Et même, il peut se passer de la présence de son maître, il n'en souffre pas, à condition qu'on ne lui change pas ses habitudes. Il s'attache beaucoup plus aux lieux et aux habitudes qu'aux personnes. Il s'est épris d'une paire de chaussures neuves J'aime la présence de Chafou. Je l'écoute et, comme la plupart du temps je suis tout seul, notre conversation est un grand silence. Je lui ai d'ailleurs appris à ne pas miauler. Il est donc aussi silencieux que moi. Quand il miaule pour demander la porte du jardin ou de la cuisine, il est puni ! Aux premiers miaulements, je l'arrose avec un pistolet à eau qui me sert pour les fleurs. C'est devenu un jeu : je l'arrose, il part en courant, il revient, il recommence et moi aussi. Je n'aime pas le chat qui miaule parce qu'on dirait un gosse qui pleure, ca ne veut rien dire, c'est juste pour attirer l'attention ou pour protester. Le chat peut s'exprimer d'une façon plus intelligente. Par interjections par exemple, avec sa queue. Très mouvante, sa queue ! Quand arrive l'heure du dîner, s'il est en train de dormir, ou de faire semblant, et que je ne fasse pas mine de m'occuper de lui, c'est sa queue qui me prévient la première. Autre langage pour éviter le miaulement : les bruits de gorge. Nous avons parfois de petits dialogues très courts : je suis dans mon bureau en train de travailler, porte fermée. Il vient derrière la porte et pousse des sortes de roucoulements : " brr, brr ". Il me demande d'entrer. Je dis : " Non va te coucher. " Il me répond sur un ton beaucoup plus grave : " Brrrr, brrrr. " Autrement, nous parlons quand même assez rarement, sauf quand je lui demande qui il est. En ce moment, le printemps le rend mélancolique. Il doit se rappeler le bon vieux temps. Il a encore des crises d'amour. Sa partenaire, qu'il adore, qui le rend fou, c'est une couverture en mohair ! Il doit la prendre pour un pelage ! Il est également épris d'une paire de chaussures que je n'ai jamais mises, et sur lesquelles il se roule d'une façon épouvantable. Elles n'ont pas d'odeur humaine, elles sentent le cuir, et cette odeur de bête, ça l'excite. Le chat s'est plusieurs fois glissé dans mes romans : " Tiens ! Qu'est ce que tu fais la toi ? Je t'avais pas vu ! . Quoi c'est-y ce bestiau ? * -Je suis une chatte, dit le bestiau. -Ah c'est donc ça ? . L'enchanteur m'avait dit que tu causais. D'où c'est-y que tu sors ? -Je viens d'Egypte, c'est un royaume d'Afrique, en haut à droite. -Encore un pays de sauvages ! -Tous les hommes sont des sauvages, dit ma chatte. Elle se leva et fit un petit tour devant le feu, sur ses pattes légères, puis un autre en sens contraire, pour bien se faire admirer de tous côtés. Elle était petite, blanche avec une tache de couleur d'orge sur le flanc gauche, en forme de nuage, et une autre plus petite sur le flanc droit et une troisième sur le dos. Les yeux bleus et le nez rose. Et une longue queue fine, bien verticale, avec juste l'extrémité qui ondulait. -Je m'appelle Fumette, dit-elle. -Ce n'est pas un nom, dit Bénigne. Je t'appellerai Cri-Cri. -Comme tu voudras. De toute façon, je ne viens pas quand on m'appelle. Elle lui sauta sur les genoux et s'y coucha en rond. -Quoi c'est-y ce bruit que tu fais ? demande Bénigne. -Je ronronne, dit la chatte. Ca veut dire que je suis bien. -Moi aussi, dit Bénigne. " Et les moustaches ! C'est ce que le chat a de plus fascinant ! J'aimerais savoir à quoi elles lui servent. Quelquefois, quand je lui tapote le bout du nez, ses moustaches deviennent comme celles des phoques, elles se dressent en avant, je les tripote, il se laisse faire. Ca m'étonne que les salauds qui font des expériences sur les chats n'aient pas encore trouvé le sens des moustaches ! Une momie de deux mille ans encore vivante Chafou est devenu un des importants soucis de ma vie. En effet, il est jeune, et j'ai soixante quinze ans. Sans doute vivra-t-il plus vieux que moi ? Alors il va falloir que je le case avant de mourir. Ou bien je serai obligé de vivre jusqu'à ce que mon chat soit en âge de m'accompagner ! A moins que d'ici là quelques manipulations de savants nous rendent immortels ? Dernièrement, les biologistes suédois ont fait une expérience très étonnante avec une momie d'enfant datant de 2000 ans avant J-C. Elle commençait à être mangée aux mites et le musée allemand qui la possédait leur avait demandé de la soigner. En étudiant un petit fragment de sa peau, ils ont découvert que l'ADN, la molécule qui transporte toutes les données héréditaires de l'individu, était encore fonctionnel. De sorte que l'on peut dire que cette momie est encore vivante. On peut imaginer ceci : on prend une cellule de femme dont on remplace le noyau par cet ADN de la momie, on le remet tout dans l'utérus de la femme. Théoriquement, elle peut donner naissance à un enfant ! Les chercheurs suédois ne sont pas encore allés jusque-là, parce que leur molécule actuelle n'est pas assez complète. Ils continuent à chercher. Peut être allons-nous vers l'immortalité Les Russes ont fait une expérience identique avec des mammouths vieux de 50 000 ans. Plus complète même. Ils ont décongelé un ovule et un spermatozoïde et leur ont permis de s'accoupler. C'était en 1980. Depuis, c'est le secret absolu. Il existe des milliers de momies de chat en Egypte. Je me demande si on ne pourrait pas tenter ce genre d'expérience avec une de ces momies et une chatte vivante d'aujourd'hui. On retrouverait la race des chats égyptiens d'autrefois. Cela se fera sûrement un jour. Nous sommes en pleine science-fiction ! Ces recherches me passionnent. Peut-être nous mènent-elles vers l'immortalité ? Un chat fantôme qui disparaît dans le fournil Quand j'étais enfant, il y avait des chats à la maison. Ils étaient les amis de mon père. Entre eux, des relations de maître à esclave adorant. Là, je peux dire que j'ai vu des chats aimer un maître ! Moi, j'avais un petit chien, pour un gosse c'est un copain, c'est mieux qu'un chat, qui se méfie des enfants souvent brutaux. Je me souviens d'une chatte de mon père qui s'appelait Cricri, et qui le suivait toute la journée - il était boulanger - depuis le fournil jusqu'au bistrot. A Nyons, la boulangerie de mon père c'était la maison des amis. Les jours de foire et de marché, il y avait toujours quelqu'un qui venait coucher à la maison. En particulier, la femme de l'historien du coin, que l'on appelait la mère Bréchet. Un érudit et une paysanne. La mère Bréchet adorait les chats. Un jour, elle nous a dit : " Si je dois revenir sur terre, ce sera sous la forme d'un chat. " Elle est morte peu de temps après. Un soir que nous étions tous en train de souper dans la petite cuisine, entre le magasin et le fournil, nous avons vu soudain arriver, on ne savait d'où, un chat noir. Tout était fermé partout. Le chat venait du magasin. Il s'est arrêté. Il nous a regardés. Il a traversé la cuisine. Il est entré dans le fournil d'où il était impossible de sortir. Pourtant on n'a jamais revu le chat. Disparu ! Mon frère aîné s'est écrié : " C'est la mère Bréchet ! " Je suis sur que c'était la mère Bréchet. Et toi, Chafou, qui donc es-tu ? René BARJAVEL
* dans l'Enchanteur (Denoël) |