Le Diable l'emporte de René Barjavel
ou quand la science s'emballe pour le pire

Par Natacha Vas-Deyres.

La représentation de la société française en 1948 dans Le diable l'emporte de René Barjavel est particulièrement intéressante parce qu'elle est en prise avec la dynamique de l'altercation utopique. Le rôle de la science est fondamental dans la société des années 60 qu'il propose : cette dernière, en développant l'énergie nucléaire croit participer au désir de bonheur de nos concitoyens. En cela d'ailleurs Le diable l'emporte se situe, de par sa date de création, entre deux "idéologies" de la science. Après 1920, pour Jacques Ellul, « nous voyons apparaître une autre facette de cette idéologie qui reprend, mais avec d'autres expressions. Je pourrais dire qu'en 1900, le centre était la Vérité. Après 1920, le centre est le Bonheur. La science est ce qui va assurer le Bonheur de l'humanité. On constate les progrès spectaculaires de la médecine et de la chirurgie, on profite de l'énorme appareillage industriel, on voit les produits de la science (via la technique !) pénétrer dans tous les domaines de la vie […] La conviction collective demeure que le rationnel est la voie du progrès et que celui-ci doit inéluctablement se traduire dans le bonheur de l'humanité. »
Le roman de Barjavel que nous avons choisi est étonnamment représentatif de cet imaginaire social, de cette "conviction collective" que la science seule peut procurer le bonheur de l'humanité en développant sans cesse des conditions de confort et des biens nécessaires à sa matérialisation. Mais de façon ambivalente, ironique même, Le diable l'emporte, de par sa programmation catastrophique est aussi la projection de l'évolution des mentalités concernant le rôle de la science, négatif, destructeur, après 1945. Ce propos est d'ailleurs corroboré par Jacques Ellul, qui distingue une évolution idéologique de la science après la seconde guerre mondiale : « Après 1945 apparaît une crise dans l'idéologie de la science, dont les éléments sont multiples. Mais avant tout, on peut dire que la découverte de la pénicilline n'a pas compensé le traumatisme d'Hiroshima. À partir de ce moment commence une longue période de l'idéologie du doute et de la défiance à l'égard de la science. […] Mais une autre inquiétude planait, et celle-ci moins scientifique et plus idéologique. Dans cette guerre de 40 à 45, les moyens avaient été multipliés indéfiniment, et ce n'était pas seulement le phénomène énorme de la Bombe Atomique, mais des techniques dérivant directement de progrès de la science avaient paru dans tous les domaines. La chimie, la biologie avaient été mises à contribution. Guerre bactériologique possible - guerre menée avec les défoliants. Dorénavant la science était partout, et servait à tout. Alors paraît la grande question du lien étroit de la science et de la technique et, celle-ci étant au service des puissances, on avance le jugement que la science n'a pas les mains pures. Le scientifique n'est plus le chercheur ascétique et objectif de la vérité, mais le créateur peut-être involontaire, mais inévitable, des moyens de guerre d'une part, et d'innombrables produits (médicaments) dont on était incapable d'évaluer correctement les effets. Il n' y avait plus de science "pure". »

D'autre part Jacques Ellul estime que cette idéologie du doute et de la crainte se diffuse et s'exprime dans et par les romans de science-fiction. l'homme occidental, à travers les représentations littéraires reprend la conviction de la puissance absolue de la science : « Maintenant on a la [certitude] que la science peut tout pour le bien comme pour le mal. Alors se diffuse la conviction consolante que tout va dépendre de la façon dont l'homme l'utilisera, et par exemple de décisions politiques, c'est-à-dire à notre portée ! «  Le titre du roman de René Barjavel « Le diable l'emporte » est symboliquement représentatif de ce choix, puisque les décisions politiques internationales dans le récit n'ont abouti qu'à la guerre totale et à la destruction de notre planète. Un scientifique aux "mains impures", pour reprendre l'expression de Jacques Ellul, invente l'arme suprême, "l'eau drue" qui remplace chimiquement l'oxygène : « L'hydrogène qui entre dans sa composition et dont j'ai modifié l'équilibre atomique est avide de l'oxygène de l'atmosphère comme la femme est avide d'amour. »  La référence biblique est essentielle pour Barjavel, qui clôt métaphoriquement son roman par l'image du choix de Dieu, alors qu'en réalité la terre meurt du choix des hommes, de l'invention d'un scientifique : « Si j'avais réussi, j'aurais mis le feu à toute cette neige tiède qui couvre le monde, et la terre aurait brûlé et se serait couverte de cendres, et il aurait plu de l'eau nouvelle, de l'eau ancienne, l'eau qui était au commencement du monde et où Dieu sema la vie. […] Et alors la fusée aurait pu se poser et la vie recommencer. Mais Dieu ne veut plus donner d'armes au Diable. » Le rôle destructeur de la science est effectif dans le roman car cette dernière est directement associée à la recherche d'armes nouvelles, elle est même le moteur, le déclencheur de l'ultime guerre mondiale, comme si Barjavel avait voulu réunir dans son roman toutes les terreurs collectives issues de la Seconde Guerre Mondiale. Et le changement idéologique est présent au sein même de la communauté scientifique. Le personnage scientifique d'Harrisson dans Les hommes frénétiques possédait une réelle conscience, et tentait par l'action politique de réfréner les ardeurs guerrières de ses compatriotes et d'imposer un réel contrôle des découvertes scientifiques. Les membres du Conseil d'Illa sont devenus des scientifiques au service d'un pouvoir dictatorial, même s'ils sont conscients qu'ils auraient dû être les garants d'une utilisation consciencieuse de la science d'Illa. Dans Le Diable l'emporte, le rôle des scientifiques devient néfaste puisqu'ils se livrent une concurrence féroce afin d'inventer l'arme la plus meurtrière possible. Dans les trois romans illustrateurs d'une brutalisation des sociétés par une science sans contrôle, la civilisation technologique est détruite, d'une manière progressive d'une œuvre à l'autre : Ernest Pérochon laisse l'avenir ouvert sur une utopie régressive, José Moselli restreint la destruction à deux cités rivales rejetées dans le passé, mais Barjavel clôt son récit sur l'annihilation complète de notre planète. Cette progression croissante dans l'horreur est bien représentative, non seulement d'un contexte idéologique mais aussi d'une montée croissante des terreurs de l'imaginaire des terreurs de l'imaginaire social nées après 1945, après Hiroshima et Auschwitz, où l'homme n'était jamais allé aussi loin dans la "culture du mal". La science-fiction française de ces années là, que l'on peut également qualifier d'utopique, tant les éléments utopiques (ou dystopiques) et science-fictifs sont imbriqués dans les romans que nous avons choisis, s'inscrit bien dans cette dimension d'altercation, qui dénonce un progrès scientifique devenu barbarie.

Le diable l'emporte est particulièrement intéressant dans sa vision sociale : outre la puissance de la science disséminée dans la dimension technologique de la société post-industrielle qu'il nous propose, son roman est une véritable charge contre le capitalisme industriel de masse et son corollaire, une société de consommation virant à l'absurde. L'esprit critique de Barjavel, à l'œuvre dans tous ses romans de science-fiction, n'est jamais aussi virulent que dans son style dynamique, dans ses descriptions emphatiques, où l'on décèle très vite l'ironie derrière la glorification optimiste : « La civilisation atomique reprit de plus belle sa marche en avant. En quelques mois les ruines furent rasées, déblayées, remplacées par des villes neuves. La plupart des villes nouvelles affleuraient à peine à la surface du sol. » Une des héroïnes, Aline, appartenant à la famille Collinot, choisit d'étudier l'agriculture, ce qui donne à Barjavel l'occasion de décrire une agriculture génétiquement et atomiquement modifiée, gérée d'ailleurs par un "jardinier atomique" : « Les progrès dans la culture des légumes étaient très poussés et les poireaux que les élèves de la section J-23' nourrissaient d'engrais moléculaire et arrosaient d'eau lourde quadruple atteignaient déjà la taille de bouleaux moyens. La plus belle laitue du jardin était haute comme un chêne de cinquante, et l'unique radis rose sortait jusqu'au niveau du deuxième étage. » Le gigantisme de la production agricole est un symbole permettant à Barjavel de représenter les risques d'une telle dénaturation de la culture, et de la production : « Les économistes voyaient venir à une affreuse vitesse le moment où la production dépasserait de dix, cinquante, cent fois toute consommation possible. Un chaos se préparait. Plus que jamais, on devait penser à la lune. On pourrait pendant plusieurs générations, faire travailler une partie de la population terrestre à son aménagement. […] Les travaux non-productifs serviraient momentanément de trop plein à l'activité humaine. Bien sûr, les mêmes problèmes se reposeraient plus tard. Mais que nos petits-fils se débrouillent.  » C'est dans cette dernière remarque, une intervention de l'auteur dans la narration par une rupture énonciative, que l'on peut déceler toute l'ironie critique de Barjavel en 1948, prédisant les dangers de la surproduction du système économique tel que nous le connaissons. Mais notre auteur va plus loin dans la symbolique imaginaire : il imagine que le laboratoire où travaillent les deux jeunes héros, Aline et Paul, le CIREA, donne naissance à une poule à croissance ultra rapide  Après diverses sélections, le maître de la basse-cour avait créé une race de poules blanches qui atteignaient en quelques jours leur âge adulte et la taille d'un veau. La seule crête du coq eut suffi à fournir un plat à la table d'une famille. » René Barjavel reste, avec cet exemple, dans la cohérence de l'altercation utopique dont la portée critique est fondamentale. Ce gigantisme dans l'élevage lui permet ainsi de présenter, avec le recours d'un personnage "spécialiste de l'Economie alimentaire", la dimension paradoxale d'une économie capitaliste poussée à l'extrême. D'un côté, « c'était la fin du paupérisme alimentaire » et de l'autre, « il ne fallait pas négliger les dangers d'une surproduction. On pourrait y pallier en utilisant les œufs et les volatiles eux-mêmes si cela s'avérait nécessaire, comme matière première pour la fabrication des engrais. Une autre solution serait de distribuer aux populations des pilules digestives qui leur permettrait de faire quatre, cinq et même jusqu'à dix repas obligatoires par jour... » La critique de la société de consommation se construit dans un premier temps par l'absurde : on remédie à la surproduction par le cannibalisme des animaux (qui serviraient eux-mêmes de nourriture à leurs congénères !) et le gavage des populations humaines pour écouler la production permise par une science sans aucune réflexion de prospective. C'est enfin l'image d'un de ces poussins rendus mutants par les manipulations des généticiens et l'alimentation "atomique" qui va être l'apogée d'une critique hyperbolique : un des poussins nourris par les héros va s'échapper et se gaver de nourriture. Désormais il ne cessera plus de grossir jusqu'à devenir un danger pour la population à l'échelle d'un continent : « En vingt-quatre heures le poussin évadé atteignit les dimensions d'un immeuble de six étages, en trois jours il fut aussi grand qu'une colline. […] Le dimanche, la poule, malgré le barrage des sirènes, se posa au milieu des parcs intérieurs de Moontown et se mit à picorer la foule qui assistait à un match de football. […] En quelques instants, elle eut avalé six cents personnes. » Puis le gigantisme de l'animal devient horrifique et stigmatise à lui seul la représentation d'une science sans aucun contrôle qui étend son absurde domination sur le monde : « La poule maintenant, étendait sa domination sur toute une partie de l'Afrique. Elle avait atteint la taille d'un massif montagneux et son appétit était à l'échelle. Elle grattait des pans entiers de forêt, picorait des éléphants sauvages, mais n'y trouvait pas satiété. Elle volait lourdement, toujours affamée, en quête d'une nourriture qui lui devenait de plus en plus imperceptible. Le souffle de ses ailes déracinait les arbres, emportait les maisons, [elle] poussait un petit cri de déception “crôo” qui faisait éclater les tympans à dix kilomètres à la ronde, puis s'envolait en lâchant une fiente où se noyaient dix mille personnes. » À cette société post-industrielle absurde, dont le symbole éclate avec l'épisode de la poule géante, Barjavel oppose une tentative d'utopie, celle d'un homme d'affaires, Monsieur Gé, qui tente de sauver une parcelle d'humanité de ses propres démons. Ce personnage richissime décide un jour d'utiliser sa richesse pour construire une "Arche" moderne, un abri capable de résister à toutes les armes modernes. Barjavel évoque encore la dimension biblique, tout en restant dans les limites d'une utopie humaine: « S'il ne tomba pas à genoux pour s'humilier devant Dieu et l'adorer c'est qu'il réprouvait les solutions faciles. S'en remettre à Dieu eût été encore une réponse fabriquée, une attitude. Il préférait rester sur le plan humain, et penser et agir avec ses moyens d'homme […] Et M. Gé décida de construire l'Arche. Bien sûr, ce n'était pas sa vie qu'il s'agissait de sauver mais la vie. Mais vraiment, est-ce que ça valait la peine ? Bêtes et hommes, après, recommenceraient à s'entretuer. À quoi la grande épuration du premier déluge avait-elle servi ? » Monsieur Gé réunit donc dans son "arche" douze hommes et douze femmes, choisis essentiellement pour leurs qualités manuelles et physiques, choisis pour être capables de rebâtir un monde aidés de leurs seules mains. C'est là une tentative d'utopie car ces êtres humains sont enfermés à l'écart du monde et ils ont les moyens d'élaborer une humanité, d'après Barjavel, qui ne vivra plus dans l'absurde. Le lecteur apprend d'ailleurs les enjeux de cette tentative à travers le discours adressé par Monsieur Gé à ses protégés : “Je n'ai pas la prétention d'avoir réuni là les éléments d'un monde nouveau parfait. J'ai songé à l'indispensable et peut-être ai-je commis de graves omissions ou embarqué des hôtes indésirables. Je ne m'en excuse pas. J'ai fait ma part, le reste du travail vous appartient. Les hommes qui vous sont destinés sont jeunes, beaux, solides, sains, comme vous l'êtes et si trois d'entre vous êtes encore vierges, rassurez-vous, aucun parmi eux ne l'est... Ils se composent de six cultivateurs dont l'un ou l'autre sait faire le pain, dépecer les bêtes et tanner les peaux, d'un maçon, un menuisier, un arracheur de dents et un musicien jouant parfaitement de dix-sept instruments dont l'harmonica. C'est à vous qu'incombera la charge de tailler les vêtements des hommes, et panser les accidentés. Je n'ai pas cru nécessaire d'embarquer un médecin. Vous n'aurez pas beaucoup le temps d'être malades. Au cours des générations qui vous succéderont, la médecine aurait dû d'ailleurs tout oublier et tout réapprendre, n'ayant plus aucune pharmacopée à sa disposition. La sage-femme qui est parmi vous pourra, dans l'immédiat, jouer au docteur, entre les accouchements. »

Mais René Barjavel distille un pessimisme certain sur l'humanité. Dans l'Arche, malgré la menace de deux guerres totales, les habitants, notamment les femmes, cèdent à leurs faiblesses : jalousie, rivalité et risque de folie ne cessent d'envenimer leurs relations. M. Gé lui-même perçoit quel type de risque il fait courir à ses hôtes, "forcés", car enlevés sans leur consentement, de vivre dans un tombeau : « En vérité M. Gé avait craint pour ses hôtes le silence minéral qui régnait à une telle profondeur derrière les murs de plomb, de béton et d'acier. Un faux mort enseveli qui se réveille doit encore entendre, sous six pieds de terre, une vague rumeur de la vie verticale. Mais l'Arche était à près d'un kilomètre de profondeur, et ses murs, aux endroits les plus fragiles, avaient quinze mètres d'épaisseur de matériaux superposés comme les peaux d'un oignon. Une telle coquille était imperméable même aux craquements des roches, à l'écroulement des cascades des ténèbres, et aux rugissements enchaînés, horribles, .des feux enterrés. » La métaphore du tombeau révèle en fin de compte d'une manière prophétique combien cette tentative d'utopie de survie était vouée à l'échec et fragilisée par les recherches incessantes des scientifiques à l'extérieur. Une bombe finira par anéantir quasiment toute la population masculine de l'Arche et le seul survivant, un boulanger, sera lynché par le groupe des femmes, incapables de le partager entre elles, malgré une tentative de "constitution" : « Il importait que chacune d'elles pût profiter de la semence, pas d'inégalités, chacune son compte, pas un grain de plus. Mais ce à quoi chacune pensait c'était au moyen de s'assurer l'affection exclusive du semeur et l'entière possession du semoir. À l'idée de partager l'un et l'autre, certaines d'entre elles, à qui la réclusion commençait à peser, se sentaient prêtes à mourir de rage. » L'ironie explicite de Barjavel juge elle-même cette tentative utopique: « Charles était un chevreau au milieu de douze lionnes […] En attendant on en était resté à l'article I : “Les femmes naissent et demeurent égales en droits.” Ce qui, ne tenant compte ni des différences de tempéraments, ni de la diversité de périodicité et de durée de lunaison, était évidemment pure utopie. »

Le personnage de M. Gé persiste dans sa tentative : après l'échec de sa première expérience, il décide de créer une nouvelle Arche, pensant réellement qu'introduire une dimension sociologique dans son élaboration lui permettrait de la sauver : « Après une longue discussion avec Hono, il avait décidé de ne plus faire une sélection artificielle de garçons et de filles arrachés à leur milieu, mais d'introduire dans l'Arche deux véritables cellules sociales, deux familles qui se trouveraient armées, devant les temps nouveaux, de leur ancienne cohésion. » La dimension altercative de l'utopie chez Barjavel s'exprime dès lors par un véritable lyrisme pessimiste, une mise en scène du destin tragique de l'homme, de sa finitude. Non seulement l'Arche ne pourra protéger ses habitants de la nouvelle arme mise au point par un scientifique, l'eau drue, mais elle sera dévastée par les instincts de l'homme, par ses sentiments primordiaux qui vont faire éclater les deux cellules familiales sous l'action conjointe de l'amour paternel, de la passion amoureuse et de la jalousie. Les progrès meurtriers dus à l'action de la science sont d'abord présentés comme coupés de la volonté populaire qui n'a donc aucun pouvoir sur eux : « Les progrès de la technique étaient désormais suffisants pour qu'on pût se passer du consentement des peuples. Ceux-ci n'avaient plus d'autre rôle à jouer que celui de victime » La Troisième Guerre Mondiale donne l'occasion au narrateur de décrire ces progrès scientifiques investis dans un armement sophistiqué dans un lyrisme tout à la fois poétique et horrifique. C'est dans un premier temps une attaque entre nations par le biais des sons : « Un murmure, un grondement, un hurlement de ciel au dessus de la ville. Comme si Dieu lui-même hurlait avec sa voix de Dieu […] Toutes les mains de la ville crispées sur les oreilles, tous les doigts enfoncés dans les oreilles. La clameur monte à l'aigu, entre par la peau, monte à l'aigu, entre par les os, monte, monte, monte, à l'aigu, aigu, aigu. Les outils tombent, les téléphones tombent au bout de leurs fils, les avions tombent, les piétons tombent, les voitures se télescopent. Explosions, feux. La clameur, pointe de feu d'enfer. fouille les corps, vrille les têtes, de plus en plus effilée, aiguë, impossible. Paroxysme. Disparue, en hau. à l'extrême sommet de l'audible. Les oreilles ne l'entendent plus. Les corps la sentent comme un épieu, étau, mille marteaux dansants, acide. Les mâchoires crispées brisent les dents. Toutes les vitres de la ville se brisent à la fois, tombent du haut des étages en papillons de lumière. » C'est ensuite l'explosion de "bombes à virus", symboles de tout notre armement biochimique actuel : « La Russie et la Chine avaient été arrosées de bombes à virus. C'était la seule arme susceptible de réduire de telles étendues. L'horrible semence, quintessence polyvalente de peste bubonique, de choléra-morbus, de vérole grande et petite, de gangrène gazeuse, de rage, de tétanos, de lèpre, de typhus, de béribéri, de croup, d'anthrax, de dysenterie, de botulisme et de vomito-negro, avait été suractivée dans les laboratoires, nourrie de charogne d'atomes, entraînée à supporter tous les antivirus, blindée contre les remèdes chimiques, rendue capable de supporter des températures de cinq cents degrés. […] Une pluie verte tombait des arbres. Chaque aiguille de sapin se recroquevillait, devenait une goutte de pus verdâtre. Les branches mollirent comme des asperges, les troncs s'affaissèrent, la forêt s'accroupit, coula en pétrole. La pourriture gagna la steppe. Elle se dirigeait vers Digitigrad à la vitesse du vent. D'une haleine, elle transforma la moisson de la plaine en fumier. La terre, travaillée dans ses racines et ses germes, se soulevait, crevait en énormes cloques d'où montaient des vapeurs d'égout. » Le style hyperbolique de Barjavel porte dans cet extrait tout le poids de la critique d'une science devenue meurtrière : le procédé de l'accumulation, la personnification horrifique de l'armement chimique sature la description pour provoque chez le lecteur une véritable répulsion lors de la lecture. Enfin le cataclysme provoquée par "l'eau drue", créée par un savant, le professeur Embonlestein va être la dernière étape de ce programme narratif apocalyptique : « Au millième de seconde où la première aiguille de la première branche de cristal du flocon avait commencé de durcir au sein de la goutte d'eau, la folie de la peur s'était abattue sur toutes les bêtes de la Terre, sur tous les animaux qui avaient survécu aux G. M. 3 et 4. Les hérissons se fermèrent hermétiquement en boule et ne s'ouvrirent plus, les chevaux ruèrent, les ânes mordirent, les chattes mangèrent leurs petits, les porcs s'éventrèrent, les fourmis se mirent à creuser, creuser, à enfoncer plus profond leurs fourmilières, avec une hâte minuscule, les éléphants en troupeaux aplatirent les villages, les moutons, enragés, égorgèrent les chiens, les poissons essayaient de fuir hors de l'eau, sautaient en l'air, perçaient de milliards de jets la surface océane, des monstres surgis des profondeurs insoupçonnées venaient mourir en surface, éclatés, aveuglés : des tortues noires grandes comme la Concorde, des serpents feuillus d'algues, longs comme des égouts. » La transformation d'animaux familiers à l'homme en galerie tératologique n'est que l'initiale des souffrances futures des humains et autorise Barjavel à inscrire symboliquement la fin de son roman dans une dimension biblique "inversée", sorte d'Arche de Noé monstrueuse, où l'homme n'est plus le protecteur divinisé des créatures vivantes mais bien un destructeur diabolisé.

La description des souffrances de chacun des habitants de l'Arche, touchés par la cristallisation de l'eau drue, va permettre à René Barjavel de clore son programme narratif catastrophique sur la mort de la terre, rapide et violente, sur la mort symbolique par le feu de deux de ses héros, les renvoyant ainsi à la dimension biblique évoquée plus haut. Cette clôture lyrique et apocalyptique inscrit Le diable l'emporte à l'apogée d'une représentation littéraire sur le pouvoir de la science : les formes armées sont rendues anonymes par Barjavel, et les représentants du pouvoir légaliste semblent impuissants. Seuls compte pour lui la pulsion meurtrière de l'humanité alliée à une science qui privilégie la découverte sensationnelle à une conscience réflexive de l'utilisation de ces découvertes. La bestialité humaine est privilégiée dans les représentations de Barjavel et c'est la raison pour laquelle elles symbolisent le point d'orgue de notre analyse sur le pouvoir de la science, tout du moins d'une science diabolisée par la littérature.

Outre cette représentation, la dimension altercative de la littérature utopique va se décliner à la même période sous d'autres formes complémentaires : le pessimisme de la littérature de science-fiction de cette époque est particulièrement complexe et s'attaque aux versants négatifs de la société industrielle, qui ne cesse de privilégier et de glorifier une production économique en l'assimilant à une panacée. Dans la littérature française des années 30 et des années 40, se trouvent des écrivains non spécialisés dans l'anticipation, la science-fiction ou l'utopie mais qui se servent de cette dimension imaginaire pour dénoncer avec force et virulence les travers d'un capitalisme outrancier et hégémonique et se faire les porte-parole d'un imaginaire social déjà fortement traumatisé par la crise économique de 1929.
 


Notes

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