La biographie d'un personnage public, et tout particulièrement celle d'un écrivain, est facilitée par
les jalons que ses interventions et créations placent sur le fil de son histoire.
Dans une approche purement littéraire, le but n'est pas de connaître l'homme privé ;
il est donc intéressant de laisser la parole à ses écrits et de voir ainsi se construire
l'itinéraire de celui qu'il pensait, et peut-être même souhaitait, être.
Une biographie plus précise et plus chronologique ne peut s'établir que sur la base d'une enquête
beaucoup plus fouillée faisant même appel à la collaboration de ceux qui l'ont connu.
Par souci de ne pas mélanger les genres, celle-ci est présentée dans une
seconde partie, la biographie détaillée
Les autobiographies :
Deux oeuvres explicitement autobiographiques permettent cette reconstitution :
« La Charrette Bleue » et « Le Journal d'un homme simple »
dont la complémentarité est évidente. De fait le Journal a été publié avant les
souvenirs d'enfance. Barjavel éprouve le besoin d'expliciter ces deux tentatives de renouer
avec son passé : son Journal a été écrit et publié une première fois en 1951 ;
en 1982, il porte un regard qu'il veut lucide sur ses publications. En une nouvelle introduction, il exprime aussi
leur pourquoi (p.9) :
On voudrait, à la façon du saumon ou de la
truite, pouvoir nager à l'envers du temps (...)
Un écrivain peut se donner l'illusion de ces voyages à rebours. (...) J'ai tenté cette
aventure deux fois avec La Charrette bleue et Le Journal d'un homme simple, deux livres
semblables et différents. Dans le premier, l'enfant qui reste en chacun de nous a
retrouvé (...) ses propres images ranimées. Dans le second, c'est l'écrivain débutant qui
raconte (...) quelques moments de sa vie de jeune adulte déjà père.
ou, encore plus loin (p.97) :
Curieuse entreprise, d'écrire ses souvenirs. On tire sur le fil, et on ne
sait pas ce qui va en sortir.
Quant à la "manie" de vouloir trouver la réalité concrète
des faits derrière l'écriture, notre auteur la balaie d'un revers de plume (p.l0) :
Les faits qui, relatés par ce Journal, ont trait
à ma vie familiale, sont (...) exacts mais pas tout à fait vrais. Leur vérité s'est cachée sous
un voile d'humour, parfois de mensonge rosé, d'exagérations et d'omissions. Une vie privée
ne peut pas faire l'objet d'une publication. Je ne suis ici qu'un personnage qui me ressemble.
Et les membres de ma famille sont éclairés par la même lumière de réalité fantaisiste.
Tout le reste est aussi vrai que possible.
Ce "personnage qui lui ressemble" est celui dont la vie se laisse découvrir par ces écrits.
Nyons apparaît comme la ville de son enfance. L'écrivain y situe le cadre de « La Charrette
bleue » par le biais de l'évocation de ses habitants et d'une vie quasi autarcique (p.8) ::
"Les paysans de Nyons ne sont pas pauvres.
Ni riches. Ils vivent presque sans argent. Ils produisent tout ce qui est nécessaire aux
besoins quotidiens. Ce qui s'achète doit durer. Les vêtements durent toute une vie (...) avoir
des dettes est une honte. On économise sou par sou, année après année.
Le lecteur n'a pas besoin d'aller chercher sur une carte la position géographique de la ville.
En énonçant les particularités du parler local, Barjavel lui évite cette démarche (p10) :
En Provence, le verbe tomber est transitif
Le petit monde de l'enfant tourne autour de la boulangerie de ses parents, de souche
paysanne, et de la lecture :
La boulangerie va bien (...) [ma mère] ne m'a jamais refusé ce qu'il me fallait pour les
illustrés ou les livres dans lesquels je me plonge pendant des heures.
Celle-ci est omniprésente dans La Charrette bleuie. Cette passion est évoquée indirectement
au détour d'une justification de chutes évitées (p 12) :
Tous les garçons du quartier ont grandi avec les genoux couronnés. J'étais un des moins blessés parce que des moins remuants. Je
préférais lire.
Comme tant d'autres enfants, le petit René s'est créé son
univers de lecture, tranquille, séparé du monde
Les auteurs qu'il découvre sont
Jules Verne, Mayne Red et d'autres magiciens moins célèbres dont j'ai oublié les noms.
Des textes comme Les aventures du chevalier de Pardaillan côtoient ceux de Victor Hugo.
Enfin, Barjavel n'oublie pas d'apporter la dernière "caution", la plus importante et la seule à
ses yeux : sa mère en effet, déjà, dévorait (p.26) :
A chaque minute libre, elle lisait. Sa passion de la lecture la tenait éveillée tard le soir
De même la référence à Zola sert à écarter une interprétation que l'écrivain juge possible mais
intolérable de la part de son lecteur car touchant à l'intégrité de la figure maternelle :
"N'allez pas imaginer dès maintenant quelque intrigue sordide entre une jeune patronne et un
apprenti grandissant. Nous ne sommes pas ici dans un roman de Zola mais dans la vie réelle,
plus belle et plus terrible. Marie et Henri ne sont pas des personnages, mais des êtres vrais, et
leurs pensées et leurs sentiments sont clairs
Les allusions aux autres "maîtres" se font aux détours de l'écriture (p.94) :
Il avait l'air d'un Jean Valjean qui ne serait jamais devenu M.Madeleine.
Nous apprenons ainsi cette opposition vécue entre lecture et écriture (p.135):
Je fus un très mauvais élève. Je n'aimais pas ce
qu'on me faisait faire. Le plus abominable était écrire.
Cet aveu peut paraître surprenant de la part de celui qui trouvera dans le métier d'écrivain un soulagement à ses
doutes et ses aspirations mais il trahit de fait l'évolution intérieure du futur romancier.
Les grands "classiques" ne sont pas les seuls à constituer cette bibliothèque hétéroclite (p.100) :
Sur une table, à l'intérieur, s'étalaient tous les illustrés qui ouvraient les portes de mon
univers de rêve ; Le Cri-Cri. l'Epatant qui publiait les aventures des Pieds Nickelés, le
Petit Illustré. l'Intrépide oy étaient relatés les exploits d'iko Térouka, détective japonais. La
Croix d'honneur, spécialisée dans les actions héroïques des soldats français. Je préférais les
Pieds Nickelés et lko Térouka... Et puis les grands formats. Les Belles Images et La
Jeunesse illustrée, et puis les illustrés pour les filles avec Bécassine et Lisette. C'est dans Les
Belles Images ou La Jeunesse illustrée que j'ai fait, avant de connaître Jules Verne ou Wells,
mon premier voyage dans la Lune. Je ne me rappelle plus ses péripéties, mais j'ai encore au
fond de l'oeil l'image des personnages dessinés, avec leur grosse tête rose.
Enfin "la découverte inespérée des invendus du bureau de tabac" ouvre de nouveaux horizons (p.118) :
Il y avait aussi les rubis et les émeraudes des
couvertures en couleurs, il y avait les années complètes de Lectures pour tous et de Je sais
tout. des romans populaires: Vierge et grand-mère ou Flétrie le soir de ses noces, une
foule de classiques en petites brochures. Le Père Goriot. L'Homme qui rit. Vigny et Musset,
et Le Cid et lphigénie. avec Nick Carter le grand détective, et les crimes du Petit Journal
et le monde de l'Illustration et du Journal des voyages. Et les premiers numéros de Science et
Vie...(...) .Ët pendant des mois, peut-être plus d'un an, j'ai lu, j'ai lu, sur les sacs, dans la
terre ou au milieu des fagots.
Au collège, ce sont la vie des animaux et les "nombreux volumes des Souvenirs
entomologiques de Henri Fabre" qui le nourrissent. Il s'en souviendra pour Le Voyageur imprudent...
Le point essentiel est que c'est de là que date sa "vocation d'écrivain".
Apparait ici la métaphore du livre pain nourricier
parce qu'elle unit les générations par le même amour du travail bien fait,
et qui deviendra chère à l'auteur (pp.224-225) :
Il est certain que ma "vocation" d'écrivain date de ce jour là. Je découvris l'exaltation de
savoir que je faisais quelque chose bien, alors que jusqu'à ce jour, j'avais cafouillé partout, et
considéré l'encre, le papier et le porte plume comme des instruments de torture (...) J'ai
beaucoup marché, pas tellement gambadé, peu couru, mais finalement, livre après livre, article
après article, cela fait un long chemin. Quand je regarde la piste que j'ai tracée, sachant que
maintenant je ne l'allongerai plus beaucoup, je suis content. Ce n'est pas de l'autosatisfaction,
mais de la satisfaction, simplement. J'avais choisi un métier, et dans ce métier j'ai fait de
mon mieux ce que j'avais à faire. J'aurais certainement fait de même si j'étais devenu
boulanger dans la maison de mon père. Je me serais appliqué, chaque jour, à faire du pain
mangeable. Et si possible, en plus, nourrissant. Ecrivain, je n'aurais pu faire mieux que ce que
j'ai fait. J'ai mes moyens et mes limites. J'ai marché avec les os et les muscles que mes
ancêtres m'avaient légués, et selon l'entraînement que mes maîtres m'ont donné.
En m'efforçant .de ne pas nuire et essayant d'être utile. Que chacun, à sa. place et avec ses
outils, en fasse autant.
Dans Le Journal d'un homme simple, le surréalisme (p.86) :
Jamais André Breton et Tristan Tzara n'auraient été capables, en leurs meilleurs jours...
voisine avec Marcel Griaule et son Dieu d'eau. Cette importance accordée à l'émergence de
son goût pour la lecture masque ce qui pourrait évoquer le passage de l'enfance à
l'adolescence et que le lecteur attend généralement du cadre de mémoires.
Le Journal ne pallie pas ce manque, seules de rares interviews léveront un peu le voile, et une lecture attentive de Tarendol laisser imaginer cette période de la jeunesse de l'auteur.
Dans le Journal d'un homme simple, il apparait déjà :
écrivain débutant , marié, vivant avec ses deux enfants, sa femme, son chien et sa
tortue, dans un appartement grand comme une paire de draps.
C'est donc de La Charrette bleue qu'il nous faut détacher quelques passages pour compléter ce portrait.
De père catholique et de mère protestante, l'auteur s'attarde sur la rencontre,
puis sur l'histoire du couple ; il y joint l'amour du travail artisanal bien fait et
cette admiration sans faille pour la figure maternelle.
Sur la découverte de la sexualité, quelques lignes seulement (p.37) :
les filles de Nyons, à cet âge [15 ans] sont hardies. J'en ai fait plus tard l'expérience à mon tour. Nous les garçons,
étions innocents et effarés, mais elles chauffaient comme la braise.
quelques éléments qui loin de répondre aux interrogations du lecteur, piquent son imagination (p.99) :
J'ai été victime [des commères] à l'âge de quatorze ans, l'âge de mes amours passionnées
et innocentes. J'étais Roméo mais ne montais pas à l'échelle. Elles voyaient déjà la fille
enceinte. Elle avait quinze ans. Je me promenais avec elle en lui tenant la main. Elles
mesuraient de l'oeil son tour de taille...c'est un peu à cause d'elles que j'ai dû quitter Nyons
pour devenir pensionnaire au Collège de Cusset.
Et finalement, ce "flou" correspond au respect que l'écrivain porte à son lecteur, refusant de
lui attribuer une curiosité malsaine.
Barjavel évoque très précisément le mariage de ses parents,
le 27 novembre 1909, le maire de Nyons les maria
et sa naissance
Je naquis le 24 janvier 1911, dans la chambre du rez-de chaussée de la rue Gambetta
puis nous laisse le soin de construire les étapes
conduisant à sa maturité et à la construction de sa personnalité.
Il révèle ainsi sa passion pour la photographie :
Je peux me promener n'importe où et me pencher vers les
fleurs et les herbes avec mon appareil photo sans être agressé
pour les cerises :
ma mère, Nini, et moi avions la même passion des cerises
pour le dessin :
la seule classe qui m'intéressât était celle de dessin. Je fis de rapides progrès.
et son dégoût pour le pastis (pp. 195-198) :
le fermier, ayant reçu ses dix kilos de pain,
pour me remercier m'offrit un pastis. J'avais déjà horreur de cette affreuse boisson. Je
refusai (...) il était vexé. Je dus boire la
mixture, qu'il me servit corsée (...) je fus malade pendant deux jours.
II évoque les vacances passées aux Rieux chez son oncle maternel Gérard Paget,
puis un premier amour d'enfant que nous retrouverons évoqué indirectement par une scène de Tarendol (pp.179-180) :
À l'angle de la rue du Quatre Septembre s'élevait une maison bourgeoise de deux étages
(...) un soir, j'avais vu une fenêtre s'allumer, et derrière cette fenêtre apparaître l'image
éblouissante d'une petite fille blonde dont la lumière électrique transformait les longs
cheveux en fontaine d'or (...) j'entendis le bruit clair d'une vitre qui éclate. Stupeur.
..C'était LA fenêtre ! J'avais cassé la fenêtre de l'ange ! (...)
Telle fut la fin de mon premier amour.
Le roman et la fiction autorisent la poursuite de l'épisode vécu et malencontreusement
interrompu par la réalité. Déjà l'écriture apparaît comme le prolongement et le rachat possible
des échecs et erreurs de l'existence.
Enfin, c'est la date fatale de 1921 qui emporte la mère du petit René et met fin à son
enfance. Vient ensuite l'évocation des années 1932-1933 que Barjavel qualifie d'années où
[il] était alors jeune journaliste à Moulins gagnant à peine de quoi louer une bicyclette
puis un bond avec celle de Pâques 1979 où l'écrivain fixe la tournée de repérage
effectuée pour le tournage du film Tarendol,
à côté de Mirabel aux Baronnies.
La biographie de Barjavel peut ainsi être reconstituée par le
biais d'allusions plus que par l'évocation d'épisodes séquentiels chronologiques.
Ainsi, les précisions sur son métier émailleront Le Journal d'un homme simple (p.10) :
À l'époque de ce Journal, j'étais journaliste depuis quinze ans, romancier depuis sept. J'ai continué pendant
trente ans et ce n'est pas terminé.
Fin 1950 survient pour lui l'épreuve de la maladie. Toujours d'après cet
écrit, il habite alors avec sa femme Madeleine, parisienne, et ses
enfants Jean et Nanou, un appartement "grand comme un carré de laitue",
20 rue Lacretelle près de la Porte de Versailles.
Il tient alors
la rubrique de critique dramatique à Carrefour, un grand hebdo né de la
Libération. C'est-à-dire qu'[il va] tous les soirs
au théâtre. Il faut tout voir, même si on n'écrit qu'un article par semaine (...) C'est un métier
qu['il] aime, mais il [le] fait coucher à une heure du matin (...)
À Carrefour [il est]
pigiste, c'est-à-dire qu'[il est] payé "à l'article". Si [il] cesse d'écrire, [il] cesse d'être
payé...
En posant un jalon précis, ce récit fait remonter brutalement le cours du temps.
Ainsi donc, en 1939, l'écrivain a choisi d'habiter un petit logement
au 20 de la rue Lacretelle à Paris, près de la porte de Versailles. Dix ans plus tard,
les gosses préparent leur examen d'entrée en sixième.
En 1947, toute la famille a passé les grandes vacances à Banyuls :
la guerre, l'Occupation ont passé.
Les périodes sont évoquées par petits soubresauts éparpillés ou par pages plus
détaillées, selon l'importance accordée par l'auteur, ou par l'Histoire, à un événement.
Pp. 100 à 137, Barjavel raconte qu'en 1944, il
voit monter les fumées de la Libération
et
on tire encore dans Paris.
Mitraillettes. Petit canon. Il pleut sur Montmartre
alors qu'il a
mis [s]a femme et [s]es enfants à l'abri
et que son premier roman « Ravage » vient de sortir.
P.142, il précise :
avoir eu la chance de faire la guerre de 39 comme caporal d'ordinaire, puis secrétaire
d'intendance (...) J'aime mieux être nourrisseur que tueur (...)
Mais on ne fait pas cuire un oeuf dans l'armée. Mon rôle consistait à aller
chercher le ravitaillement, à veiller à ce que mes cuistots en tirent bon parti, et à distribuer
le résultat de leur travail aux sections de la compagnie.
et raconte ensuite (pp.l38 à 163) sa "drôle de guerre" :
J'ai voulu simplement apporter à l'histoire de la défaite de 1940, mon témoignage de Français moyen, fantassin ordinaire.
La vie reprend et en août 1950, l'écrivain a adapté cinématographiquement une pièce
de Ghelderode, Barabbas, qu'il a transposée dans le temps, à l'époque moderne.
Le film est tourné avec les moyens du bord à Collioure pour cause de subvention défaillante
et de "conséquences de politique internationale" (la guerre de Corée, p.183 et suivantes).
Il ne sera jamais achevé.
À Collioure, il est hébergé par le peintre Willy Mucha dans sa "maison de soleil" .
Il lui en sera reconnaissant
par la publication de « Collioure », recueil de vingt-quatre dessins au trait de l'artiste, pour lequel
il écrit un texte sur l'art, la peinture, Collioure et Mucha ; François-Henry Rey, acteur
de « Barabbas », le complètera par un "gros plan", portrait littéraire de Mucha.
1950 est aussi l'année où il réécrit « Le Voyageur imprudent »
"non pas [le] roman (...) mais la pièce qu'[il] en [a] tirée."
Cependant, aucune trace n'est restée de cette pièce de théatre.
Voilà en substance, toutes les dates et faits mentionnés dans ces deux écrits.
Leur lecture autorise une biographie certes incomplète au sens traditionnel mais
offrant la compréhension de "l'esprit" de l'écrivain. La satisfaction du désir du lecteur d'en
savoir plus, passe par une analyse de chaque signe de piste laissé. En ce sens, les dédicaces
des oeuvres vont également l'éclairer.
- Les dédicaces :
Elles se partagent entre l'anonymat d'hommages à sa famille en termes singuliers ou
génériques comme :
- Colomb de la Lune :
à Paul Paget, mon grand-père paysan(...) respectueusement je dédie ce
livre.
ou :
- La Faim du Tigre
dédicace optimiste: A mes petits enfants et à leurs petits-enfants
et la reconnaissance sans faille aux êtres plus "publics" qu'il a côtoyés et aimés.
De son grand-père, maternel, il révèle dans la Charrette bleue (p.14) :
il n'y avait pas d'abreuvoir dans sa ferme. L'eau était trop rare.
C'était l'eau du puits qu'il avait creusé lui-même, avant de bâtir sa maison.
et qu'
il devint conseiller municipal et siéga longtemps
au conseil où il défendit les droits des petits paysans et du quartier des Serres. Son esprit était
clair, son honnêteté d'acier et de cristal.
Des autres "figures", la première à avoir marqué durablement l'écrivain est le
principal du collège où il entre en classe de 6ème.
Il s'agit du
merveilleux Abel Boisselier,
épicurien intelligent, ironiste et humoriste, cultivé, fonctionnaire désinvolte, ami des arts et
de la vie, qui allait devenir [s]on père intellectuel.
(p.223) qu'il aura ensuite comme professeur de français :
Son intelligence et son humour m'éblouirent.
C'était un homme grand et massif, au visage rond, constamment coiffé d'un béret
basque qu'il posait sur sa tête sans se préoccuper de la position qu'il y occupait.
Un sourire fin papillonnait sans cesse dans ses yeux et sur ses lèvres. Le spectacle du
monde, son incohérence, nos bêtises, le réjouissaient. Il était sérieux mais ne prenait
rien au sérieux, préférant trouver cocasses les absurdités tragiques des événements et des
hommes (...) Nyons était le premier poste de Boisselier comme principal. Il trouva tout de
suite insupportable le train-train des heures de cours sur les rails de la discipline, et se
mit à fleurir les wagons, en organisant des sorties, des sauteries, des conférences,
auxquelles étaient invités les élèves et leurs familles. Et surtout, des représentations
théâtrales dont grands et petits étaient les acteurs.
Et surtout, il le suit à Cusset (pp.244-245) :
A la fin de la deuxième année au collège de Nyons, Boisselier avait été nommé au collège
de Cusset, près de Vichy. Avant de partir s'installer, il était .venu demander à mon père
de m'emmener avec lui (...) A Cusset (...) cet extraordinaire principal allait faire régner une
permanente allégresse, dégeler la discipline, enchanter professeurs et élèves (...) Que
serais-je devenu si [mon père] n'avait pas eu la profonde sagesse de me confier à un autre
père ?
Plus que d'influences; il s'agit ici d'une éducation, d'une empreinte
indélébile (p.99) :
mon séjour dans ce collège comme élève puis comme pion, sous la
direction du principal Abel Boisselier, le chef d'établissement le plus extraordinaire que
l'Université française ait jamais connu.
Barjavel n'oublie pas son "maître" et chaque occasion lui permet de lui rendre hommage,
la dédicace d'« Une Rosé au Paradis »
étant sans équivoque :
A la mémoire d'Abel Boisselier à qui je dois tout.
Celle qu'il écrit à André Cayatte rappelle au lecteur les liens tenus développés avec le
monde du cinéma. Ce n'est pas un hasard si elle figure en ouverture de La Nuit des temps :
À André Cayatte, père de cette aventure et inspirateur de ce livre, je les dédie, avec mon
amitié
Le détail de cette "paternité" est explicité dans la (page "écrit") du roman.
Le metteur en scène a soumis au scénariste Barjavel l'idée de base : "on trouve sous la
banquise un homme en hibernation depuis 5000 ans."
Barjavel décide que l'intérêt ne peut exister que si c'est un couple qui est au coeur de l'aventure et aboutit
à un scénario "d'une soixantaine de pages". Faute de moyens, le film ne voit pas le jour mais Barjavel, sur les
conseils de Cayatte, en "fait un roman pensant que cela pouvait aider à la naissance du film".
Démarche inverse de l'usage, qui lui obtient le Prix des Libraires et place ses deux héros aux
côtés de figures mythiques.
Un autre personnage semble avoir fait plus que croiser son chemin. Il s'agit de Robert
Denoël. La dédicace du Voyageur imprudent, dans sa sobriété, "A Robert Denoël", laisse
percer la profondeur de relations au-delà de celles liées au professionnalisme. Un passage de
La Charrette bleue, évoque à la fois le métier de l'écrivain comme chef de fabrication et le
mystère entourant la fin de l'éditeur (p.97) :
Il n'y avait pas de fins de mois aux éditions Denoël, dont J'étais le chef de fabrication.
Denoël, éditeur génial et impécunieux, me donnait de l'argent quand il en avait, par petits
morceaux. Je n'ai jamais su exactement ce que je gagnais. Ce n'était pas le Pérou mais
Denoël était l'homme le plus intelligent que j'aie rencontré de ma vie. Travailler avec
lui, bavarder avec lui la journée finie, c'était une joie et un enrichissement qu'aucune
satisfaction pécuniaire n'aurait pu remplacer.
(...) II a été assassiné le 2 décembre 1945. Qui l'a tué ? La police a conclu à un crime
crapuleux. D'autres hypothèses étaient envisageables. Celle de la police paraît la
plus plausible. Mais cela est une autre histoire.
Simple travers d'esprit propre à tout romancier ou indices réels ? Peu importe ; le résultat est
avant tout d'éveiller la curiosité du lecteur et de l'amener, s'il le souhaite, à rechercher "sa"
vérité.
Personnage à qui chacun reconnaît une dimension particulière mais également éditeur
au coeur de "règlements de compte" ayant secoué la société française et notamment le monde
de l'édition à la Libération, Robert Denoël reste pour l'auteur une figure sans ambiguïté.
Autour de ces différents "pères", nous trouvons également des amis plus anonymes
que le simple lecteur ne peut identifier facilement.
En revanche, avec un peu d'attention, il pourra comprendre le
symbolisme que Barjavel attribue au soleil et dont il gratifie les dédicaces, ou plutôt "envois",
à son lecteur (voir la page des envois ).
L'explication est fournie p.40 de « Demain le Paradis » :
Petit, tout petit, cher petit soleil, si modéré, si bienveillant, qui a permis
l'éclosion de la vie sur la Terre et l'entretient dans la tiédeur. Soleil je
t'aime, je dessine ton image sur tous les livres que je dédicace, on me demande
parfois pourquoi, je réponds que c'est en signe de gratitude.
Texte que l'on pourra trouver d'inspiration mystique, et qui ressemble fortement au
seizième verset de l'Isha-Upanishad des Hindous :
Ô Protecteur, Ô Soleil illuminant, Ô puissance du Père des créatures,
envoie tes rayons et dispense nous ta lumière. Fais que je me tienne dans la forme bénie de ton Éclat
et dans le souffle de la Vie, partout et pour tous.
À travers les dédicaces on peut retrouver ainsi les différents "pères spirituels" de
Barjavel comme, au-delà de la pure autobiographie, peut se constituer une personnalité à
défaut d'une réelle filiation de plume.
En guise de confirmation - biographie établie par l'auteur lui-même
Cette biographie établie d'après les textes est confirmée par un document établi
par l'auteur lui-même restitué dans son intégralité ci-dessous.
Ce texte a aimablement été remis par Renée, la fille de l'auteur à ma collaboratrice Mme Laurence Delord
dans le cadre de sa thèse de doctorat
Il n'a pu malheureusement être daté avec précision par sa fille mais il nous
permet de retracer le cheminement de Barjavel jusqu'au début des années 1970.
De plus, des interviews rapportées dans les dossiers complémentaires des éditions de club de livres
(en particulier Club du Nouveau livre Le Tallandier) corroborent celle-ci.
L'histoire de René Barjavel débute le 24 janvier 1911 dans la boulangerie familiale de
la rue Gambetta à Nyons.
Nyons est une petite sous-préfecture de 3000 habitants. Aujourd'hui, j'y
retourne rarement parce que j'y ai peu de famille, plus un mètre carré de terre, n?' même un
pied d'olivier. ..De plus l'accès de cette ville est difficile quand on n'a pas de voiture, et
celle-ci me fait peur depuis quelques années. J'y ai renoncé..."
Ses grands parents sont paysans, ses parents boulangers (La Charrette bleue)
La maison des Barjavel s'est écroulée une fois de plus. Je n'ai retrouvé à sa place l'an
dernier, qu'un amas de cailloux parmi lesquels rouillait le soc de la dernière charrue. Je l'ai
emportée... Je ne relèverai pas la maison des Barjavel : ses ruines ne sont pas à moi.
La boulangerie de Nyons ne m'appartient pas non plus. J'ai été poussé par le vent hors de mon
pays comme un navire. Peut-être un jour retournerai-je au port, mais la coupure entre
l'avenir et le passé est faite. Mes enfants sont nés à Paris. Pour eux, Tarendol, c'est
Cro-Magnon. Mes petits enfants n'y sont jamais venus. C'est ainsi qu'on perd ses racines...
Après une enfance heureuse dans la boulangerie de Nvons.
Une enfance heureuse dont je ne peux rien dire car c'est une histoire d'amour...
René Barjavel commence ses études au collège de Nyons
Au début je n'étais pas un élève brillant. J'étais plutôt distrait...En fait je
m'ennuyais énormément. ..J'étais plus heureux dans le jardin de mon père. Aller m'asseoir
dans une pièce fermée pour écouter les règles d'extraction de la racine carrée...Je ne
comprenais pas bien pourquoi on voulait m'enseigner des choses aussi bizarres. Et puis un
jour mon professeur de français a lu mon devoir à toute la classe. Puis il m'a retenu en me
disant :
"Barjavel, vous êtes intelligent, il faut travailler !"
Pour moi, tout cela était nouveau.
"Intelligent", alors qu'on m'avait toujours laissé entendre que j'étais un sombre crétin...(les
voisins de mon père lui disaient souvent: "ce petit, pourquoi tu le tiens au collège au lieu de le
mettre au pétrin ? Tu vois bien qu'il ne fait rien et qu'il ne fera jamais rien de bon...")
et puis travailler ça ne me disait rien non plus !...Enfin, je m'y suis mis et à partir de
ce moment là, j'ai toujours été un bon élève en français. Le reste pour moi ne comptait pas...
dans « La Charrette bleue » :
Monsieur Delavelle était mon professeur de français quand j'entrai en cinquième. Un matin
du premier trimestre, à ma grande stupéfaction, il lut en classe ma rédaction. ..Je regrette de
ne pas me rappeler quel en était le sujet.. .J'appris ce jour là que ce que j'avais écrit était bon
et j'en fus aussi surpris que si j'avais, sans m'en apercevoir, traversé la Manche à la nage... "
Puis c'est le collège de Cusset près de Vichy, qu'il raconte dans « La Charrette bleue »
J'ai utilisé cette période fantastique de ma vie pour mon roman
Tarendol. C'était un collège absolument fabuleux où les pensionnaires étaient plus
souvent dans la me que dans les classes. La porte était toujours grande ouverte et le patron,
Abel Boisselier, n'avait qu'un seul désir; que ses potaches soient contents... Alors il
organisait des bals, des sauteries, du théâtre, des conférences... Il a laissé un tel souvenir à
tous les gens qui l'ont connu que plusieurs anciens se sont réunis et nous avons pu obtenir que
ce collège se nomme désormais Abel Boisselier. Ça a été vraiment une chance pour moi
de rencontrer dans ma vie un homme tel que lui..."
J'ai beaucoup appris. Je continue. Je n'en sais guère plus. Mais c'est à Boisselier que je dois
d'avoir commencé et continué dans la joie cet apprentissage qui ne finit que lorsque vient la
mort. Et ce n'est pas certain...
et que l'on retrouve transposé dans « Tarendol » :
Jean Tarendol lui, éprouve d'instinct l'horreur de la mort et du sang. Il s'émerveille de la
vie... C'est à quinze ans qu'il a découvert les poètes. Les maths qui foirent jusque là son fort,
lui sont désormais pénibles. Ses compositions françaises, bouillonnantes de lyrisme ingénu,
ont étonné son vieux professeur. Il a passé son bachot grâce à une bonne note en français,
malgré son problème faux.. .L'avenir lui paraît simple. Il n'a pas encore mis les pieds dans le monde.
Après son baccalauréat. René Barjavel exerce plusieurs métiers pour gagner sa vie.
II fallait beaucoup d'argent pour pouvoir faire des études supérieures
à cette époque là. Alors j'ai dû quitter le collège et gagner ma vie tout de suite. Bien sûr, je
sortais de l'école comme on sort du couvent, je n'étais bon à rien...Je suis entré dans une
agence comme démarcheur et on m'a mis à la porte au bout de trois semaines. J'ai donné des
leçons d'anglais à des gars qui en savaient autant que moi (je préparais mes leçons
soigneusement et la seule difficulté était de les empêcher de poser des questions en dehors de
ce que je savais...). Puis pendant dix mois, j'ai été employé de banque. C'était un travail
affreux car il n'y avait pas alors de machines à calculer. Il fallait tout faire à la main. Des
additions, toujours des additions; je trouvais cela monstrueux. Et puis un jour j'ai eu la chance
de trouver une place au Progrès de l'Allier.
C'était un petit quotidien tiré à 10 000 exemplaires qui paraissait même le
dimanche. Nous étions deux pour le faire; le directeur et moi. Si bien que je touchais à tout :
la locale, la régionale, je recevais les dépêches des agences ; je recevais surtout, et
c'était ma bénédiction, le journal Paris-Midi... C'était un quotidien parisien réalisé par une
équipe de journalistes de premier ordre. Je le recevais à 6h du soir, et avec des ciseaux et un
pot de colle, je taillais tout ce qui était intéressant et qui n'était pas signé. Puis je le passais dans Le
Progrès de l'Allier, si bien que ce dernier était fait par quelques-uns des meilleurs journalistes
parisiens... Dès le premier jour, j'ai écrit un papier d'humeur d'une trentaine de lignes; le billet
d'humeur du matin. Quand j'ai vu mon nom poui; la première fois dans un journal, si modeste
fut-il, je dois dire que cela a été un des grands moments de mon existence... Je suis resté cinq
ans au Progrès, déduction faite d'un an de service militaire. C'est vraiment là que j'ai appris
tous les métiers et toutes les ficelles du journalisme. Mais en plus des reportages, il y avait ce
billet d'humeur qui me tenait particulièrement à coeur, et qui est incontestablement mon
premier travail d'écrivain.
La rencontre avec DENOEL
Un jour je suis venu interviewer DENOEL venu à Vichy pour une
conférence. Et nous avons bavardé toute la nuit... Le surlendemain, rentré à Paris, il m'a écrit
une lettre pour me demander de travailler chez lui. Vous pensez si j'ai sauté en l'air! Il avait
une revue mensuelle qui s'appelait Le Document dont la particularité était que tous ses
numéros étaient spéciaux (Document sur le pape, Document sur le front commun, etc, etc...)
Cette revue déficitaire a vite été abandonnée par Denoël qui m'a tout de même gardé près de
lui comme chef de fabrication, car je connaissais tout de la fabrication sur le bout des doigts.
Et j'y suis resté dix ans.
Le Merle Blanc
Parallèlement, je collaborais au Merle Blanc, journal satirique, violent et
totalement libre (journal dirigé par Eugène Merle, d'où le titre) Nous tapions sur les uns et sur
les autres sans arrêt. J'avais vingt ans lorsqu'on m'a confié la rubrique cinéma, alors vous
pensez si je m'en suis payé des éreintements et des écorchements... Même si j'étais, comme je
le suis toujours, capable du plus grand enthousiasme... Je signais G M LOUP... Grand Méchant Loup...
Mobilisation ? Mise en place de la puissante armée ? En vérité s'il avait neigé au lieu de
pleuvoir, on se serait plutôt cru à la Bérésina...
Dans le Journal d'un homme simple :
En septembre 39 la remarquable utilisation des compétences par l'armée a fait de moi,
journaliste et technicien de l'édition, un caporal d'ordinaire, c'est-à-dire le chef des cuisines
de la Sème Compagnie de mitrailleuses de 14ème Régiment de Zouaves. Je ne savais pas faire cuire un oeuf.
Je dois dire que c'était une fonction très agréable car j'avais la
responsabilité de répartir d'une façon équitable la nourriture que nous recevions,, entre les
deux cent cinquante membres de la compagnie et de partager les camemberts et le pinard et
surtout de veiller qu'on ne me les fauche pas... C'était une grosse responsabilité mais c'était
drôle... Et j'avais des cuisiniers merveilleux, naturellement aucun ne savait cuisiner... Nous
avions pour faire la boustifaille, une espèce de monstre qui s'appelait une roulante, tirée par
deux chevaux qui ne se reconnaissaient pas et qui étaient fous de rage l'un contre l'autre, ce
qui occasionnait des drames épouvantables...
Description reprise dans Le Voyageur imprudent (Denoël 1944) :
La roulante était une sorte de cuirassé, un monument de fer et d'acier, hérissé de trois mille
têtes de rivets, porté par quatre roues ferrées, aux rayons gros comme des cuisses. Au milieu
de la cour Pilastre ses deux chevaux dansèrent leur ballet de colère. Derrière eux, les quatre
cuisiniers, casque en tête, et leur mousqueton en bandoulière, sur leur capote noire de
graisse, activaient le feu, jetaient bûche après bûche dans le foyer grondant, sous les deux
marmites où cuisait la soupe et chauffait le café d'embarquement..."
car en fait (Journal d'un homme simple. Denoël 1982) :
Au début de mon roman le voyageur imprudent, le Caporal Saint Menoux, c'est un peu moi,
comme la plupart de mes personnages d'ailleurs...
On arrivait quand même à donner à manger à tous ces zouaves qui comme
moi étaient des militaires amateurs. Cette guerre était stupéfiante car nous nous rendions bien
compte que nous étions incapables de nous battre. Nous n'avions pas d'arme, les mitrailleuses
dataient de la guerre de 14 et les ravitaillements du régiment nous parvenaient par dds
chariots tirés par des mulets, qui sertiblaient sortir des guerres napoléoniennes...Voilà la
guerre que nous nous apprêtions à faire en 1939... Mais nous étions persuadés que quelque
part, une armée française moderne, équipée d'avions formidables, de tanks increvables, etc..."
Mais la vérité nous tombait sur la tête du haut du ciel. Où était donc l'aviation française qui
survolait si superbement les Champs-Elysées ? Le ciel appartenait aux avions allemands...(...)
Stupeur des soldats découvrant tout à coup la vérité: on les avait jetés désarmés contre une
force de fer et de feu que leurs vieilles pétoires ne pouvaient même pas égratigner...
et quand Hitler a attaqué le 10 mai, nous nous sommes dit: Enfin ! ...Dans
huit jours nous sommmes rentrés chez nous...Qu'est-ce qu'il va prendre !...
Démobilisation... L'Echo des étudiants
Denoël étant belge, il a été mobilisé au mois de mai. Avec son départ
la maison Denoël n'existait plus. Quand j'ai été démobilisé, la porte était donc fermée. Je me
suis retrouvé en zone libre dans les Pyrénées ne sachant plus que faire... Au bout de quelques
semaines j'ai pu rejoindre ma famille mais je n'avais toujours pas de travail. Là encore, par le
hasard des rencontres et des relations, je suis entré en rapport avec un petit imprimeur de
Montpellier qui avait un petit canard d'étudiants...Il voulait en faire le journal des étudiants de
toute la France et dans un premier temps ceux de la zone libre. Quand il m'a demandé de m'en
occuper, j'ai évidemment sauté sur l'occasion. Et cela a été une expérience brève mais
formidable, car j'avais pour rédacteurs tous les étudiants de la zone libre... J'avais envoyé des
circulaires dans toutes les associations, en disant: L'Echo des étudiants c'est votre journal,
envoyez-moi de la copie, tout ce qui est bon sera publié, le reste ira au panier. J'ai reçu des
choses étonnantes ce qui m'a permis de faire débuter François Chalais, Jacques Laurent,
Raymond Castrans, Yvan Christ et bien d'autres... mais aussi des gens pleins de talent qui ont
disparu depuis... Et puis Denoël a ouvert de nouveau et je suis rentré dans ma chère maison
d'édition ou j'ai retrouvé un roman que j'avais commencé avant la guerre... je l'ai relu et
trouvé tellement mauvais que je l'ai mis à la poubelle et je n'en ai aucun regret... Cela
s'appelait François le fayot, un roman débuté après mon service militaire dont j'étais revenu
violemment antimilitariste..."
J'ai vite commencé un autre roman qui m'a été en partie inspiré par le fait
que l'on vivait à Paris à ce moment là une période de ténèbres. Nous étions dans une ville qui,
à partir de 4 h du soir, était noire. Plus aucune lumière, le black out total... et c'est cet
environnement ténébreux qui m'a sans doute inspiré l'idée de la disparition totale de
l'électricité qui est le thème à la base de Ravage...
Le phénomène qui vient de se produire ne correspond à rien de ce que nous savons. C'est en
violant toutes les lois de la nature et de la logique que l'électricité à disparu. Et, l'électricité
morte, il est encore plus invraisemblable que nous soyons vivants. Tout cela est fou. C'est un
cauchemar antiscientifique, antirationnel. Toutes nos théories toutes nos lois sont renversées.
Voir cela au terme de ma vie de savant... "
(le professeur Portin dans Ravage. Denoël 1943)
Avant Ravage, personne en France n'avait entendu parler de science-fiction. On ignorait le
mot... Ce qu'on connaissait évidemment, c'était les romans extraordinaires, les romans
d'anticipation, Jules Verne, et Wells qui est le père de tout... Et puis aucun auteur américain
n'avait été traduit avant la guerre...
Après Ravage, j'ai écrit un petit livre (aujourd'hui épuisé) Cinéma Total, sur les formes
futures du cinéma, puis un autre roman Tarendol... Tarendol, c'est le roman d'adolescence
que tout écrivain produit un jour ou l'autre... Moi, je l'ai écrit au moment où je devais l'écrire,
il fallait que cela sorte... C'est une histoire en partie vraie 'que j'ai transposée, transformée et
même déplacée dans le temps: Tarendol se déroule pendant l'occupation allemande et durant
cette période, mes dix-huit ans étaient déjà loin... C'est un roman que j'ai beaucoup aimé.
Cette histoire d'amour, au fond, on la retrouve dans tous mes livres sous des formes
différentes.
Le cinéma
En l947,René Barjavel signe sa première adaptation et son premier dialogue pour le cinéma.
C'était d'après un roman de DE LAVIGNETTE, cela s'appelait
PAYSANS NOIRS. La mise en scène était de Georges Régnier qui a fait depuis beaucoup de
choses pour la télévision. Si le sujet était bon, le public n'a montré que peu d'intérêt pour le
film. Ce fut un bide total et je me suis dit que ma collaboration avec le cinéma était
terminée... Et puis Julien DUVIVIER de retour d'Hollywood m'a acheté les droits de
Tarendol.Çà a été une de ces histoires insensées du cinéma... Duvivier a acheté ces droits
moitié moitié avec un autre producteur. Et ce producteur pensait que ce n'était pas un film
pour Duvivier. Il voulait le faire faire par un autre, et Duvivier de son côté ne voulait le
laisser à aucun autre. Si bien que ces droits sont restés pendant vingt ans dans un tiroir, et il
n'y a pas eu de film jusqu'à ce que finalement il soit adapté à la télévision...
Entre temps, je suis devenu critique dramatique à Carrefour...
Je tiens la rubrique de critique dramatique à Carrefour, un grand hebdo né de la Libération.
C'est-à-dire que je vais tous les soirs au théâtre. Il faut tout voir même si on n'écrit qu'un
article par semaine. Non seulement les nouveautés, mais les nouvelles interprétations des
pièces anciennes, Marie Bell dans Phèdre, et Jouvet dans Don Juan, et Sacha Guitry qui ne
change pas, et les révélations des Jeunes Compagnies ou des Mardis de l'Oeuvre: Barrabas
de Ghelderode, interprété par un athlétique jeune premier, promis à un bel avenir dans les
rôles tragiques: Jean Le Poulain...
Journal d'un homme simple
Je me couchais toutes les nuits à lh du matin car j'allais tous les soirs au
théâtre... j'habitais un petit appartement avec ma femme, mes deux enfants, une tortue, un
chien, et une souris blanche... Dès 7 h du matin, il devenait impossible de dormir... Seulement
cinq à six heures par nuit, alors au bout de deux ans j'ai craqué...
C'est un métier que j'aime, mais il méfait coucher à une heure du matin. Je m'endors vers
deux heures. Notre appartement est minuscule. A sept heures, en se levant pour la pénible
obligation de l'école, mes enfants me réveillent. Il me manque trois heures de sommeil par
nuit depuis trois ans. Voilà, c'est certain la cause de ma maladie...
J'ai été alors obligé d'aller me reposer à la campagne. Totalement fauché,
car payé à l'article... Une situation dramatique... Et puis un jour, au bout de six mois, un
télégramme de Duvivier. Julien Duvivier me demandait de lui téléphoner à propos de
l'adaptation d'un petit livre qui n'était pas sorti ççi France, et dont il voulait faire un film...
Cela s'appelait le Périt Monde de Don Camillo... pour moi, c'était un lingot d'or qui tombait
du ciel... Et sans avoir lu le livre, je lui ai dit oui tout de suite. Duvivier a pensé à moi, parce
qu'il me connaissait en tant qu'auteur d'histoires provençales... Je suis remonté à Paris
rejoindre Duvivier et le Petit Monde de Don Camillo a été un succès extraordinaire...
L'époque convenait à la sortie du film; nous vivions dans une sorte de détente. Après la
libération, les gens avaient eu très peur du communisme. Ils pensaient que les Russes
pouvaient arriver à Brest d'un jour à l'autre...
C'est dans ce film que Femandel a produit le meilleur de lui-même. Et là encore c'est une
histoire de cinéma étonnante, parce que Duvivier avait essayé une vingtaine d'acteurs pour le
rôle principal. Et cela ne collait pas... Et une nuit à 2h du matin, il me téléphone et me dit
"Fernandel". Je lui réponds "Fernandel, quoi ?" "Femandel pour Don Camillo" et je lui dis
"Vous êtes cinglé !" et puis deux secondes plus tard "Femandel pour Don Camillo, mais c'est
génial !!!". C'est vrai que Duvivier a eu à ce moment-là une idée de génie car aujourd'hui on
ne peut plus séparer Femandel de Don Camillo... Donc nous avons fait ce film, puis le
deuxième, et le troisième... Duvivier a été ensuite remplacé par d'autres metteurs en scène et
je n'ai plus fait que les dialogues français, en particulier le dialogue de Femandel, car nous
étions tous deux provençaux et que nous avions dans la bouche le même langage. Même
quand il tournait en Italie, j'allais là-bas pour lui arranger son texte pour que cela soit
vraiment un dialogue de Provence... D'ailleurs j'ai dû mener une véritable guerre même
contre Duvivier, au moment du premier film, car il ne lui paraissait pas évident que le texte
soit en provençal et le producteur était complètement contre. Il disait "mais non, ce n'est pas
un film marseillais" et il fût moins une que les acteurs parlent avec l'accent de Belleville..."
Après la série des Don Camillo suivront, le Mouton à cinq pattes. Les Chiffoniers d'Emaüs.
Till l'espiègle. Les Misérables, le Guépard et bien d'autres...
Le cinéma avait l'avantage d'être bien payé, mais cela avait aussi des
inconvénients... Je ne me sentais plus le besoin de publier des livres. Et je suis resté près de
vingt ans sans écrire de roman... Aujourd'hui, je le regrette... J'ai eu, c'est vrai, le désir secret
de devenir metteur en scène. Mais vous savez, pour devenir metteur en scène, il ne suffit pas
d'être un créateur, il faut également être un adjudant... A l'époque, il était très difficile de
débuter au cinéma comme metteur en scène. Les grands tels que Duvivier ont commencé on
ne sait comment ni pourquoi ; ils occupaient toutes les places, et il était pratiquement
impossible d'aller voir un producteur et de lui dire : "Donnez-moi ma chance !". Je n'ai rien fait
que quelques courts métrages et j'avais commencé un long métrage qui s'intitulait Jours de
feu d'après Ghelderode. Mais je suis tombé malade à ce moment là, et je n'ai pu continuer...
Mais d'un autre côté, j'ai eu ma réussite professionnelle au cinéma en tant que scénariste et
dialoguiste. Et puis vraiment, je n'avais pas la mentalité d'adjudant qui est nécessaire à un
metteur en scène. J'ai réalisé mes trois courts métrages avec une toute petite équipe que je
connaissais, que j'aimais et qui m'aimait. Il n'y avait pas de problèmes d'autorité avec eux. Je
leur disais ce que je voulais et ils comprenaient et le faisaient... Il est vrai aussi que c'était à
une époque un métier très catégorisé, on ne vous laissait jamais tout faire, si bien que pendant
vingt ans, moi qui suis un créateur, un inventeur d'histoires, je n'ai pas réussi à vendre un seul
scénario original...
Mon premier court métrage s'intitulait Les Hommes de fer, c'était un film sur les armures du
Musées des armées. Il y a des trésors inestimables, des armures gravées comme des oeuvres
d'art. On pouvait y voir l'armure de Jeanne d'Arc, qui avait la particularité d'avoir une
braguette formidable...
Le second s'appelait Monsieur Lune habille son fils, l'histoire d'un petit banlieusard
qui veut acheter un costume neuf à son fils dans un grand magasin parisien.
Et le troisième s'intitulait Premier Roman... C'était l'histoire d'un jeune écrivain dont les jurés
du prix Concourt chuchotent qu'ils vont lui donner le prix... Il y croit, son éditeur aussi qui
fait un gros tirage et prépare les manchettes, les cocktails, le Champagne pour les
journalistes... Et c'est un autre auteur qui a le prix... C'est une histoire qui m'est arrivée ;
pas pour le Concourt, mais pour le Fémina. Une expérience effrayante...
Le théâtre
Le théâtre n'est pas mon métier. J'ai fait tout de même une pièce qui
s'appelait Madame Jonas dans la baleine et elle a eu quarante représentations.
Malheureusement elle a été arrêtée au moment où elle commençait à gagner de l'argent car il
y avait une pièce de Barillet et Grédy qui devait lui succéder aux Bouffes Parisiens. J'espère
qu'on la reprendra un jour. J'en ai une autre dans mes tiroirs dont j'ai tiré un petit bouquin,
« Si J'étais Dieu », c'est une farce métaphysique qui s'appelait au théâtre
« Ah, si J'étais Dieu ! »
Le retour au roman
Je dois mon retour au roman à André Cayatte, le metteur en scène. Un
jour il me téléphone en me disant "Voilà, j'ai un sujet pour un film de science-fiction et il n'y
a que vous qui puissiez m'aider à faire l'adaptation et à débrouiller cette histoire". A ce
moment-là, je traversais une période de lassitude. J'en avais assez de travailler, de vivre, de
me battre. Je ne voyais pas où tout cela me menait. J'avais publié un livre auquel je tenais
beaucoup qui s'intitulait La Faim du Tigre, et qui était le résumé de tout ce que j'avais pensé
jusque-là. J'avais élevé mes enfants, j'avais fait mon travail, je souhaitais non pas mourir car
je ne suis pas suicidaire, mais je pensais que pour moi c'était fini... Alors, je réponds à
Cayatte que le cinéma ne m'intéresse plus. Il insiste, et développe son idée. "On trouve sous la
banquise, un homme en hibernation depuis 5000 ans. Il faudrait voir ce que l'on peut en
tirer"... Cela commence à trotter dans ma tête et finalement je commence à écrire un début de
scénario. Avec Cayatte nous allons travailler dans le Midi, et tous les jours je lui propose un
nouveau développement que Cayatte trouvait à chaque fois médiocre... Et puis un jour, je lui
dis que cette histoire ne tient pas debout: un homme seul sous la banquise on ne peut rien en
tirer. Il faut y mettre un couple, c'est Roméo et Juliette, et là on peut faire tout ce qu'on veut...
Je recommence alors une nouvelle histoire et en deux semaines j'écris un scénario d'une
soixantaine de pages qui s'appelait La Nuit des Temps...Nous l'apportons au producteur qui
nous faisait confiance, il le lit, saute au plafond en disant que nous tenions un film génial.
Puis huit jours plus tard, il téléphone à Cayatte en lui disant que la réalisation de ce film
coûterait trop cher. Impossible même de faire un devis... et il nous rend notre scénario...
Cayatte n'ayant pas réussi à le placer chez un autre producteur il m'a demandé d'en faire un
roman en pensant que cela pouvait aider à la naissance du film. J'ai mis ce scénario dans un
tiroir et je n'y ai plus pensé...
J'avais à ce moment-là fait la connaissance d'une productrice de cinéma qui était aussi une
astrologue extraordinaire. Un jour, elle me dit "vous n'êtes pas à la fin de votre carrière,
vous n'avez même pas encore commencé. Tout votre avenir est plus brillant que votre passé". Et
elle me prédit la date exacte où cela devait éclater. Pour ma part, je ne voyais rien venir...Et
puis finalement ces personnages de La Nuit des Temps me hantaient. Et je téléphone à
Cayatte pour lui dire que j'allais tout de même faire le bouquin... Lorsque celui-ci est terminé
je le propose à mon éditeur en réclamant une garantie de 30 000 exemplaires. Il le lit, fait la
grimace et m'offre une garantie de 10 000 exemplaires seulement. Je refuse et pars aux
Presses de la Cité. Le livre paraît dans la plus totale indifférence. Je téléphone à mon
astrologue qui me rappelle que la date projetée est seulement le mois prochain. Et en effet, le
mois suivant, je reçois de la façon la plus inattendue le prix des Librairies et les ventes du
bouquin ont explosé... L'astrologue s'appelle Olenka de Veer...
L'année suivante j'ai recommencé avec Le Grand Secret. Et toujours avec Cayatte Les
Chemins de Katmandou qui en a fait le film que vous savez..."
Dans cette interview, l'auteur lui-même a donc reconstitué les étapes marquantes de sa vie.
Il y aborde sa vocation et l'importance que revêt le roman dans celle-ci.
Car c'est comme écrivain qu'il restera connu à titre posthume, ses autres activités
étant le plus souvent oubliées.
Mais ne l'a-t-il pas souhaité ainsi ?
Sur sa tombe, c'est bien la mention "écrivain" qui referme la page, en toute sobriété.
{ voir }