René Barjavel l'homme qui voyage par tous les temps UNE INTERVIEW PAR PIERRE FISSONPour ses lecteurs, Barjavel était un ami, un homme dont l'écriture touchait et dont les histoires ont laissé des souvenirs précis. De lui. on ne savait pas grand-chose. Paris n'aimant pas tellement les effacés avait effacé ce grand discret. Aussi, ce fut une espèce de surprise, quand parut La Nuit des temps. Etait-ce le même ? se demanda-t-on. Oui. c'est le même. Un écrivain assez exemplaire, qui a accompli plusieurs tours de force. Il a aujourd'hui la soixantaine, une soixantaine sans âge. De lui se dégage une étonnante jeunesse, au point qu'effectivement on se dit qu'il a un secret, et qu'il n'est pas comme les autres. Il a écrit des livres, mais est-il un écrivain ? Comment a-t-il vécu ? De quoi ? Où ? Tout ça est, au fond. très simple. A dix-huit ans, il était journaliste à Moulins. A cette époque, le journalisme était un métier où l'on faisait tout, y compris, en province, la manutention et la distribution des journaux. Un jour il apprend qu'un jeune éditeur nommé Denoël va faire une conférence à Vichy sur ses jeunes auteurs, des gens comme Céline et Philippe Hériat. Il court à Vichy et, une certaine grâce aidant, discourt toute la nuit avec l'éditeur. Denoël lui demande de venir travailler chez lui. Barjavel va monter à Paris. Il occupera plusieurs emplois, dont celui de chef de fabrication chez son éditeur. Il va collaborer comme critique cinématographique au Merle blanc. C'est un provincial, ce qui parfois veut dire qu'il a un grand respect pour la critique, pour la littérature et pour la vie elle-même. Ecrire est un acte important, il faut s'y préparer. La préparation lui prendra près de six ans. En 1942, il sort son premier roman, Ravage. Ravage peut être considéré parmi les premières œuvres de ce qui va devenir la science-fiction. Ravage déconcerte les critiques et enchante les lecteurs. Le roman sera prémonitoire, décrivant une panne totale d'électricité dans une grande ville. Sa traduction sortira à New-York quinze jours avant la grande panne. Après, Barjavel sort Le Voyageur imprudent, Le Diable l'emporte, Colomb de la nuit [sic], Faim du tigre, Cinéma total. Il n'occupe plus un emploi technique chez son éditeur. Après des hésitations, il décide de se risquer à vivre de sa plume, et c'est pratiquement à ce moment-là qu'il s'efface de la vie littéraire parisienne. Ses romans marchent, on les traduit, mais il ne pourrait pas vivre avec ce seul revenu. On va alors assister à ce phénomène curieux : Barjavel va vivre à Paris, vivre de sa plume et devenir inconnu pratiquement jusqu'à la fin de 1968, jusqu'à la sortie de La Nuit des temps. Inconnu, pas tout à fait. Son nom va figurer au générique de dizaines de films et prouver en cela que, si le cinéma nourrit son homme, il l'éloigné de 1a littérature. Barjavel est un homme honnête et respectueux. Il a eu le respect de la littérature et même du journalisme, alors que lui restait-il à faire ? Du cinéma. Il fut aidé dans cette tâche par ses origines paysannes. Son grand-père est cultivateur, son père boulanger. Pour l'écrivain, le travail manuel, l'effort quotidien sont deux besoins qui ne le quitteront jamais. Il entend toujours son père raconter la première fournée qu'il a faite, lui, de ses mains. Le travail est essentiellement un effort que l'on fait tous les jours et que l'on peut faire dans l'humilité et l'anonymat. Cela correspond assez bien au travail d'adaptation que demande le cinéma. Pendant vingt ans, il va se plier à la rigueur ahurissante des producteurs, des metteurs en scène, des distributeurs, du public. Il sera broyé, malaxé et miraculeusement tenu à l'abri du milieu littéraire parisien et à l'écart du milieu cinématographique qui le considère comme un bon ouvrier, ce qu'en fait il a voulu être, Sa seconde adaptation sera un grand succès : Le Petit Monde da Don Camillo. Puis, les films succéderont les uns aux autres, et pas une fois en vingt ans, sauf Cayatte il y a dix-huit mois, pas une fois un cinéaste ne voudra lire une histoire de Barjavel. lui demander un scénario, lui demander s'il a une idée sur quelque chose. De nouveau, quelque puissance interne lui permet de tout surmonter et, à soixante ans, de sortir un livre, qui enchante les lecteurs, et qui est un livre dans lequel ne coulent que la passion et la jeunesse. C'est dû à ce que Barjavel est un moraliste et que ceux-ci vieillissent bien, étant peu sujets à des humeurs
ou à des passions fugaces. Pierre Fisson. |