Interview de René BARJAVEL
dans Le Figaro Littéraire du 10 février 1969 n°1188

 
René Barjavel
René Barjavel
l'homme qui voyage par tous les temps

UNE INTERVIEW PAR PIERRE FISSON

Pour ses lecteurs, Barjavel était un ami, un homme dont l'écriture touchait et dont les histoires ont laissé des souvenirs précis.

De lui. on ne savait pas grand-chose. Paris n'aimant pas tellement les effacés avait effacé ce grand discret. Aussi, ce fut une espèce de surprise, quand parut La Nuit des temps. Etait-ce le même ? se demanda-t-on. Oui. c'est le même. Un écrivain assez exemplaire, qui a accompli plusieurs tours de force.

Il a aujourd'hui la soixantaine, une soixantaine sans âge. De lui se dégage une étonnante jeunesse, au point qu'effectivement on se dit qu'il a un secret, et qu'il n'est pas comme les autres. Il a écrit des livres, mais est-il un écrivain ? Comment a-t-il vécu ? De quoi ? Où ?

Tout ça est, au fond. très simple. A dix-huit ans, il était journaliste à Moulins. A cette époque, le journalisme était un métier où l'on faisait tout, y compris, en province, la manutention et la distribution des journaux.

Un jour il apprend qu'un jeune éditeur nommé Denoël va faire une conférence à Vichy sur ses jeunes auteurs, des gens comme Céline et Philippe Hériat. Il court à Vichy et, une certaine grâce aidant, discourt toute la nuit avec l'éditeur.

Denoël lui demande de venir travailler chez lui. Barjavel va monter à Paris. Il occupera plusieurs emplois, dont celui de chef de fabrication chez son éditeur. Il va collaborer comme critique cinématographique au Merle blanc. C'est un provincial, ce qui parfois veut dire qu'il a un grand respect pour la critique, pour la littérature et pour la vie elle-même. Ecrire est un acte important, il faut s'y préparer. La préparation lui prendra près de six ans. En 1942, il sort son premier roman, Ravage.

Ravage peut être considéré parmi les premières œuvres de ce qui va devenir la science-fiction.

— Pas du tout, Je ne suis pas un écrivain de science-fiction. On m'attribue la paternité de ce que l'on a baptisé « le paradoxe temporel ». J'ai mis du temps à savoir ce que c'était.
En gros, c'est un personnage qui réussite voyager dans le temps. Il cherche un endroit pour y amener, y mettre à l'abri la jeune fille ou la femme dont il est amoureux. Il est donc inquiété par l'avenir. Et il va chercher le moyen de s'y soustraire, s'il ne peut le modifier. Il n'y a rien de science-fiction là-dedans.
« Dans chacune de mes histoires, le héros parvient à modifier le temps et à mettre en évidence les grandes contradictions de la vie humaine. Ce sont là des romans dans la tradition française qui ne sont que la prolongation de Jules Verne, des fables sous forme de roman. »

Ravage déconcerte les critiques et enchante les lecteurs. Le roman sera prémonitoire, décrivant une panne totale d'électricité dans une grande ville. Sa traduction sortira à New-York quinze jours avant la grande panne.

Après, Barjavel sort Le Voyageur imprudent, Le Diable l'emporte, Colomb de la nuit [sic], Faim du tigre, Cinéma total. Il n'occupe plus un emploi technique chez son éditeur. Après des hésitations, il décide de se risquer à vivre de sa plume, et c'est pratiquement à ce moment-là qu'il s'efface de la vie littéraire parisienne. Ses romans marchent, on les traduit, mais il ne pourrait pas vivre avec ce seul revenu. On va alors assister à ce phénomène curieux : Barjavel va vivre à Paris, vivre de sa plume et devenir inconnu pratiquement jusqu'à la fin de 1968, jusqu'à la sortie de La Nuit des temps.

Inconnu, pas tout à fait. Son nom va figurer au générique de dizaines de films et prouver en cela que, si le cinéma nourrit son homme, il l'éloigné de 1a littérature.

Barjavel est un homme honnête et respectueux. Il a eu le respect de la littérature et même du journalisme, alors que lui restait-il à faire ? Du cinéma. Il fut aidé dans cette tâche par ses origines paysannes. Son grand-père est cultivateur, son père boulanger. Pour l'écrivain, le travail manuel, l'effort quotidien sont deux besoins qui ne le quitteront jamais. Il entend toujours son père raconter la première fournée qu'il a faite, lui, de ses mains. Le travail est essentiellement un effort que l'on fait tous les jours et que l'on peut faire dans l'humilité et l'anonymat.

Cela correspond assez bien au travail d'adaptation que demande le cinéma. Pendant vingt ans, il va se plier à la rigueur ahurissante des producteurs, des metteurs en scène, des distributeurs, du public. Il sera broyé, malaxé et miraculeusement tenu à l'abri du milieu littéraire parisien et à l'écart du milieu cinématographique qui le considère comme un bon ouvrier, ce qu'en fait il a voulu être, Sa seconde adaptation sera un grand succès : Le Petit Monde da Don Camillo. Puis, les films succéderont les uns aux autres, et pas une fois en vingt ans, sauf Cayatte il y a dix-huit mois, pas une fois un cinéaste ne voudra lire une histoire de Barjavel. lui demander un scénario, lui demander s'il a une idée sur quelque chose.

De nouveau, quelque puissance interne lui permet de tout surmonter et, à soixante ans, de sortir un livre, qui enchante les lecteurs, et qui est un livre dans lequel ne coulent que la passion et la jeunesse.

— Je suis très curieux de l'aventure scientifique de notre temps. Aujourd'hui, un romancier peut inventer tout ce qu'il veut, la technique le rattrapera. Les romanciers américains se servent déjà de l'idée qu'il existe une vitesse plur grande que celte de la lumière, et l'on est en train de prouver techniquement que c'est possible. La science est le nouvel exotisme. En littérature, ce qui est difficile, c'est que l'on accouche pendant neuf mois.
« II n'y a aucune différence pour moi entre écrire à vingt ans ou à soixante, c'est aussi difficile, mais j'ai le même enthousiasme. Peut-être est-ce dû... »

C'est dû à ce que Barjavel est un moraliste et que ceux-ci vieillissent bien, étant peu sujets à des humeurs ou à des passions fugaces.
Après vingt ans d'attente, Barjavel va recevoir sa récompense. André Cayatte vient de partir pour le Népal tourner Les Chemins de Katmandu, dont les dialogues sont de Barjavel. Tout de suite après, Cayatte entreprendra probablement le tournage de La Nuit des temps.
Certains critiques continuent à trouver avec honnêteté qu'ils ont un peu honte du plaisir qu'ils prennent à la lecture des trop limpides histoires de Barjavel. Sans doute, l'homme moral est-il encore à venir, et tous ses précurseurs nous font peur.

Pierre Fisson.
10-16 FEVRIER 1969