Article de René BARJAVEL
dans Les Nouvelles Littéraires
du 2 janvier 1969 (n°2154)

A la une de ce numéro
 

LE POISSON, L'HOMME ET LES ÉTOILES
 

Auteur du Voyageur imprudent, de Ravages, de Colomb de la lune, René Barjavel, qui vient de publier aux Presses de la Cité un nouveau roman « fantastique » : La Nuit des temps, ne pouvait être que fasciné par l'exploit réalisé la semaine dernière par Apollo VIII. Il nous livre ici ses réflexions, celles de « l'homme simple » qu'il veut toujours être, celles du poète aussi.

En bons citoyens américains, pour qui Dieu est compris dans la constitution des États-Unis, les trois cosmonautes, du haut de la Lune, ont envoyé vers la Terre, comme message de Noël, des versets de la Bible.

Innocents, charmants, un peu bêtes - on ne pouvait lancer dans un tel voyage des hommes doués de sensibilité et d'imagination - ils ne se sont pas rendu compte qu'en ce Noël-là, cet extraordinaire Noël de 1968, le petit Jésus de la crèche, le nouveau-né, c'était eux...

Ce n'est pas par hasard que la date du premier voyage des hommes hors de la Terre s'est trouvée fixée aux jours 20 de décembre. Ce n'est pas non plus, comme elles le croient, par choix déterminé des autorités américaines, qui ont vu, dans la coïncidence de la fête mondiale et du voyage d'Apollo, une publicité supplémentaire pour celui-ci. Il n'y a pas de hasard, et il n'y a pas de choix totalement libre. Il n'y a que le choix de placer l'être ou l'événement à la place qui lui était préparée. Ou -  si l'on veut bien considérer le Temps comme ce qu'il est : dimension immobile et sans limites - à la place où l'être ou l'événement se trouvait déjà de toute éternité. Et dans le dessin général de l'état des choses passées et futures, chaque place particulière a forcément sa propre signification.

Noël, cela signifie Naissance.

En Noël 1968, trois hommes sont sortis de leur mère la Terre et sont allés pousser leurs premiers vagissements dans le ciel. Ils sont revenus en hâte se blottir sur son sein, mais d'autres partiront, toujours plus loin, partiront, puis ne reviendront pas. Ce sont les premiers-nés d'une nouvelle espèce humaine, et peut-être beaucoup plus que cela.

Un jour, alors que les continents émergés étaient encore déserts, et toute vie contenue dans les océans, un poisson hardi mit le nez hors de l'eau, rampa sur le sable, frétilla de la queue, fit trois cabrioles, et, suffoquant, replongea dans son élément.

Il recommença le lendemain, ou bien six mois plus tard, ou bien ce fut un autre qui alla plus loin, et leurs enfants s'habituèrent, et leurs petits-enfants devinrent reptiles, oiseaux, mammifères. Et, au bout, l'homme.

Au bout, pour l'instant...
 


En Noël 1968, l'homme vient à son tour de quitter son habitat naturel pour se lancer dans un milieu suffocant mais infiniment plus vaste que celui qu'il commence à faire craquer. Il est revenu bien vite, li recommencera.

C'est le même processus, à une échelle qui, cette fois, débouche sur l'infini.

L'homme de l'espace est né dans les jours 20 de décembre 1968... Que seront devenus ses descendants, lmes fils, dans un milliard d'années ? Seront-ils aussi différents de nous que nous le sommes du poisson aventureux, notre ancêtre ? C'est probable, c'est même à peu près certain. Je crois profondément que l'homme n'est qu'un courrier, porteur d'un message qui lui a été confié par les porteurs précédents dont le premier fut une cellule isolée, microscopique, flottant dans une goutte d'eau. Ce message, parti de la boue et qui doit être porté jusqu'aux confins du ciel, ce bien, ce trésor incomparable, que se sont transmis les générations et les espèces, de l'amibe à l'homme, c'est la Vie. L'homme, pour l'instant dernier coureur du relais, en est responsable et non bénéficiaire. Cela, la biologie nous le montre nettement :

Poussés par un instinct plus fort que la morale, que la raison, que l'intelligence, que toutes les murailles, un homme et une femme sont allés l'un vers l'autre et se sont joints dans l'amour. L'ovule et le spermatozoïde se sont unis, recréant par leur fusion une cellule semblable à celle qui flottait dans la goutte d'eau primordiale. Cette cellule, ausitôt, commence à se diviser. Et elle met immédiatement à part la partie d'elle-même qui constituera les nouvelles cellules reproductrices chargées de transmettre la vie. Le reste servira à fabriquer l'individu qui aura la charge de les porter et de les transmettre. Contrairement à ce que l'on croit communément, ce n'est pas l'organisme de l'homme ou de la femme qui fabrique ses ovules ou ses spermatozoïdes. Ceux-ci sont fabriqués à part, bien avant sa naissance, dès sa conception. Il n'y est pour rien, il n'a rien à y voir, ce n'est pas son travail. Sa tâche, c'est de les porter plus loin. Jusqu'où ?


(suite en p.12)
La récupération d'Apollo VIII par le porte-avions York-Town
LA RÉCUPÉRATION D'APOLLO VIII PAR LE PORTE-AVIONS « YORK-TOWN »
L'homme a quitté sa flaque d'eau

 

La première cellule, dans la goutte d'eau, eut déjà le devoir de transmettre la vie qui venait de naître avec elle. Elle utilise le moyen le plus simple : elle se coupe en deux, puis en deux, puis en deux... Il y en eut ainsi bientôt des milliards. Mais milliards de milliards fussent-elles, elles ne pouvaient, en leur état, sortir de la flaque d'eau. Alors elles se mirent à fabriquer autour d'elles des organismes de plus en plus perfectionnés : vers, poissons, oiseaux, chargés de les transporter dans les habitats les plus divers et les plus vastes. Ainsi la Terre fut-elle conquise par leur foule innombrable, transportée par les individus de toutes les espèces animales et végétales, qui, semblant n'avoir à faire que se haïr et s'entredévorer, en réalité achevaient peu à peu la conquête de la Terre, en tous ses lieux et tous ses éléments, par la vie.

La Terre conquise, la vie ne pouvait aller plus loin par ses seules ressources. Alors, en quelques milliards d'années, elle fabriqua l'homme, un nouvel être vivant dont le cerveau devait être capable d'inventer des moyens différents.

C'est fait. Comme la cellule, l'homme a construit autour de lui un organisme plus puissant que lui, capable de l'arracher à son habitat limité. Minuscule, blotti dans l'énorme machine, il vient de quitter sa flaque d'eau, Noël 1968. L'infini de l'espace s'ouvre devant lui, il va s'y jeter, il va souffrir, il va se battre, il va saigner, il va tuer, il va mourir : il va porter la vie. Plus loin. Jusqu'où ? Et pourquoi ? Dieu le sait.

Et la cellule primordiale, le sait-elle ? La cellule primitive de la première goutte d'eau, devenue miliards de milliards d'elle-même, que nous transportons dans le plus précieux de notre chair, la sublime parasite architecte qui a construit chacun de nous, édifié tout le règne vivant, et qui contient déjà tout l'infini qu'elle s'apprête à conquérir, sait-elle ce qu'elle veut, où elle va, et pourquoi ?


On m'accuse parfois d'être pessimiste et de ne prévoir pour l'humanité que des catastrophes. C'est qu'il est bien difficile, si l'on considère objectivement l'activité et l'organisation sociales, politiques, économiques, des hommes, de ne pas prévoir le pire. La logique m'incite en effet à craindre que l'humanité actuelle ne soit vouée aux désastres. Mais, dans le sang et les larmes, elle s'en sortira, même si elle doit tout recommencer, aux cavernes. Même si le premier voyage sans retour vers les étoiles ne doit avoir lieu que dans des millions d'années. Le temps ne compte pas. Autour de la Terre il n'y a pas seulement l'infini, il y a l'éternité. Dans ce terroir sans limites, la Terre est une graine infime, et peut-être unique, qui commence à germer. Peu importe le délai de la floraison, et même que la graine doivent pourrir et mourir. Les hommes seront alors partis dans une expansion sans fin, vers toutes les dimensions de l'espace et du temps.

Avec eux, ils n'emporteront pas seulement la vie ; la cellule primitive, qui est leur noyau immortel et leur moteur irrésistible, au commencement de la vie, pour accomplir sa mission, s'est déchirée en deux. Et depuis, tout en continuant sans cesse et sans cesse à se séparer, en milliards de milliards de moitiés d'elle-même, éperdument, elle cherche à se réunir, à retrouver son unité primordiale, son être intact, entier, équilibré, d'accord en toutes ses parties. C'est cette recherche fantastique, impossible, merveilleuse, qui fait s'ouvrir la fleur, craquer les étamines, chanter les rossignols. C'est elle qui pousse Roméo dans les bras nus de Juliette. Cela se nomme l'amour.

Je crois profondément que la tâche de l'homme, dans l'accomplissement général, c'est de porter la vie et l'amour, jusqu'au fond des étoiles. Et que, quelles que soient ses erreurs et ses vicissitudes, sur la Terre ou hors d'elle, il le fera.

Est-ce là me montrer si pessimiste ?

RENÉ BARJAVEL
 

* Le nouveau roman de René Barjavel : La Nuit des temps, sera présenté au cours de la prochaine émission littéraire télévisée de Pierre de Boisdeffre et André Bourin En toutes lettres, qui sera présentée mercredi prochain 8 janvier sur la première chaîne, vers 22 heures. Participeront à cette émission : Françoise Giroud, Jean Ferniot, Louis Pauwels, Jacques Bergier, Roger Chapelain-Midy, Pierre Cardin et André Cayatte. Au même sommaire, Jules Roy, Bernard Clavel, Maurice Chaillou et Henri Cartier-Breson. Réalisateurs : Pierre Viallet et Charles Chabou.



Notes

Les notes suivantes commentent le texte et rendent plus explicites la compréhension de certaines allusions à l'actualité de l'époque, ou la place de cet article dans le cadre global de la pensée barjavélienne.
Les index correspondent aux notes de renvoi dans le texte de l'article.
 


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