Interview de René BARJAVEL
par Jean-Louis Ezine
dans Les Nouvelles Littéraires
n° 2436 - 3 juin 1974

(à l'occasion de la parution du recueil Le Prince blessé)
 
sur la sellette

René Barjavel Jean Louis Ezine
par
Jean-Louis
Ezine
RENE BARJAVEL
”Au commencement
était l'épopée...”

Sous le titre Le Prince blessé (Editions Flammarion), René Barjavel a réuni quelques unes des ses meilleures nouvelles. Contes poétiques ou fabliaux fantastiques, ces petites merveilles nous transportent dans un sage irrationnel où tous les personnages - guerrier atomique, prince.oriental, comptable retraité ou joile fée en bas âge - appellent irrésistiblement la fraternité attendrie du lecteur.


- Vous passez couramment pour un auteur de science-fiction mais je ne suis pas sûr que l'image ne demande pas à être revue et peut-être corrigée...

- On m'a étiqueté auteur de science-fiction quand la science-fiction est arrivée en France. J'ai commencé à écrire mes premiers romans, Ravage, le Voyageur imprudent, pendant l'Occupation, c'est-à-dire au moment où on ignorait encore tout de la science-fiction. Même le mot : nous étions coupés des Etats-Unis, et rien n'avait été traduit de l'immense production américaine. Je connaissais Wells, Huxley, bien entendu Jules Verne et les autres Français, et j'avais intitulé mes romans « romans extraordinaires ». On a ensuite décrété que j'écrivais de la science-fiction, ce en quoi je ne suis pas tout à fait d'accord. Je me verrais plus proche de la tradition française des fabulistes et des conteurs philosophiques : il est certain que je raconte une histoire et que j'en tire une moralité. Pas une morale, n'est-ce pas, je ne suis pas un moraliste. Une moralité, c'est un conseil pratique. Si tu es un corbeau et que tu tiens un fromage, n'ouvre pas le bec...

- Concernant la science-fiction, je supposais en effet qu'il y avait de votre part, plutôt que le choix d'un genre, celui d'un moyen poétique et de fabulation littéraire...

- C'est cela.

- Et vous n'avez pas non plus fait carrière dans les collections de genre.

- Non. Pour moi, la science-fiction est le moyen d'échapper aux règles, au cadre et aux limites des genres et de notre univers littéraire, et de notre univers tout court. Ce que j'écris, de même que la science-fiction, ne relève pas d'un genre littéraire. La science-fiction les contient tous d'ailleurs : elle contient l'épopée. la satire, le lyrisme, le roman émotionnel, tout ce que vous voudrez. Le bon et le mauvais aussi, comme dans le roman classique. Ce n'est pas parce que l'on écrit de la science-fiction que l'on est un écrivain. Mais on méprise un peu la science-fiction dans les chapelles littéraires françaises. On a tort, parce qu'il y a de très grands écrivains dans ce domaine, des écrivains de génie. Ce qu'il y a de terrible, ce sont ces collections, précisément. où des auteurs très mal rémunérés se voient contraints de fabriquer un bouquin-en un mois, un mois et demi...

- Vous estimez que ces collections enferment la science-fiction...

- ... dans un ghetto, c'est certain. Je suis aussi un fan de science-fiction, je lis n'importe quoi. Plus exactement, j'achète importe quoi... mais si j'ai pu toucher un public considérable. c'est que je n'étais pas publié dans ces collections. Le phénomène est comparable pour Pierre Boulle.

- Y aurait-it un paradoxe dans ce pays à écrire de la science-fiction et à être populaire ?

- Je ne crois pas. Là aussi, il y a une différence qui me paraît très importante entre la science-fiction et ce que l'écris, c'est que mes personnages sont toujours des êtres humains. On ne trouve jamais dans mes livres des extra-terrestres, de ces êtres venus de nulle part, si l'on veut bien excepter le Voyageur imprudent, dans lequel j'imagine la société humaine de l'an cent mille. Mais il s'agit là d'une satire politique et sociale. j'ai voulu montrer vers quelle sorte de termitière l'humanité allait tendre. Mao est d'ailleurs en train de fabriquer cette humanité de l'an cent mille, c'est-à-dire qu'il crée, non pas une nouvelle civilisation, mais une nouvelle espèce humaine, conditionnée, et qui, dans quelques générations, sera une humanité véritablement collective et non plus collectiviste dans laquelle l'individu sera simplement une cellule en mouvement.

- Tous vos personnages sont humains, dites-vous. Cependant je me demande si l'anticipation n'est pas aussi un moyen, pour vous, de vous dissimuler ; il serait très difficile, à travers ces personnages que cerne un halo d'irréalité, de reconnaître une image de vous.

- J'ai l'impression tout à fait contraire de me retrouver dans tous mes personnages. On ne peut pas ne pas y être. d'ailleurs... sauf si on n'existe pas soi-même. Mais je ne crois pas chercher là un moyen d'échapper à moi-même et à l'humanité.

- Si, comme vous l'écrivez en avant-propos au Prince blessé, « un écrivain professionnel débute dans son métier à la maternelle, quand il trace son premier bâton », j'ai le sentiment, malgré tant de bâtons tracés depuis lors surtous les fronts du journalisme et de l'édition, de bien connaître le professionnel et mal l'écrivain.

- Peut-être mal mon moi personnel, mais pas mon moi individuel. Il n'y a rien de ma vie personnelle dans mes livres, même dans le Journal d'un homme simple où je semble raconter la vie de ma famille... tout cela est faux, ou plutôt masqué. Le personnage est un masque qui permet de se montrer sans se montrer. On se montre tel qu'on est profondément, mais non pas tel qu'on est habituellement... je cherche à mettre le lecteur en contact avec mes émotions, non pas avec ma vie. C'est très différent.

- Répugnez-vous au réalisme ?

- Au réalisme, oui, mais je suis très attaché à la réalité. Le réalisme, c'est l'obstination à décrire l'apparence des choses, et non pas leur être. Mais je suis attaché à la réalité, et en ce sens seulement je suis très réaliste. Le rêve est une chose farfelue, n'est-ce pas, et j'aime voir, j'aime les joies, j'aime saisir l'univers avec tous mes sens... Pour le reste, le réalisme est un genre littéraire, c'est autre chose.

- Vous êtes passé, un jour, du roman d'anticipation à l'essai d'anticipation, avec Cinéma total.

- Oui, encore que Cinéma total n'est que de l'extrait, ou de la graine de roman. Cela relève de la même technique, sinon d'écriture. du moins de conception. Le roman consiste pour moi à partir du réel, ou d'une hypothèse qui pourrait être vraie, et à en tirer des déductions logiques. Il ne s'agit donc pas de ce que l'on entend ordinairement par imagination. On ne peut d'ailleurs pas imaginer, on n'imagine jamais que ce que l'on connaît. il n'est pas possible d'inventer un extra-terrestre : on fabrique quelque chose avec des morceaux d'êtres vivants connus. La science-fiction, c'est un coup d'accélérateur...

- Vous pensez que la science-fiction va plus vite que le reste de la littérature ?

- Elle va plus vite, elle va plus loin. Je ne peux plus m'intéresser, ni comme auteur ni comme lecteur, au roman classique. Ce que l'on peut voir autour de soi est généralement bien plus extraordinaire que ce que l'on peut y lire... ne serait-ce que parce que la vérité humaine est au fond indicible : le roman classique n'en est jamais que la transposition fade et mensongère ; c'est un exercice littéraire. Le roman de science-fiction en élargit l'horizon et l'intérêt de façon prodigieuse : il met en jeu, non pas seulement les interférences sentimentales de quelques personnages au demeurant bien traditionnels, mais l'humanité tout entière. Je crois effectivement que la science-fiction est en train de renouveler la littérature. Elle a recréé l'épopée, qui était morte, en Occident Asimov, Van Vogt sont des écrivains épiques. Le cosmonaute a remplacé le chevalier en armure, mais il va de galaxie en galaxie comme l'autre allait de château en château à travers les forêts ensorselées : il y a les mêmes sortilèges, les mêmes choses impossibles, la même démesure de l'action, et c'est un renouvellement total de la littérature par son commencement : au commencement était l'épopée...
D'autre part. c'est un renouvellement de l'intérêt des jeunes pour la littérature, qui viennent d'ailleurs à la science-fiction par la bande dessinée. On retrouve dans ce goût pour la bande dessinée le même détachement pour l'écriture littéraire. On va directement à l'image et à l'aventure.

- Dans vos livres, comme dans vos articles, vous attachez visiblement une grande importance à la simplicité.

- L'effort d'écriture, qui est très grand, très long chez moi, consiste à éliminer tous les obstacles entre mes personnages, mon histoire, et le lecteur. Une écriture la plus simple possible, où la netteté de ces images puisse donner au lecteur le sentiment qu'elles sont nées dans son esprit. L'idéal, pour moi, est un lecteur qui oublierait qu'il est en train de me lire. Donc, la petite recherche littéraire, les trougnolages de mouche, non.

- Quelle différence faites-vous entre la simplicité et la vulgarité ?

- Ça n'a absolument rien de commun ; la simplicité, c'est l'absence d'aspérité, de ce qui peut faire naître la répulsion, ou tout autre sentiment créé par la seule brutalité des mots... Barjaval, en provençal, signifie bavard . Je suppose que le premier de mes ancêtres à avoir porté ce nom racontait des histoires, et je continue. La simplicité et le génie du conteur, dans ce midi d'où je viens, se reconnaît aussi au soin qu'il apporte à ménager son auditoire, et à truffer son récit de ces préventions qui tiennent en haleine : « et alors, tu vas rire », « et alors, tu vas voir... »