Auto-Interview de René BARJAVEL
dans Les Nouvelles Littéraires du 11 octobre 1962

 

RENÉ BARJAVEL :
LA SCIENCE FICTION
c'est le vrai « nouveau roman »

Quand un écrivain se trouve en face d'un journaliste qui lui pose des questions, il est bien obligé de répondre courtoisement, même si les questions sont indiscrètes ou inadéquates, sans quoi il risque de se faire étriller. Je sais ce que c'est, j'ai été journaliste dès l'âge de dix-huit ans. Ma première victime, c'était un curé qui cherchait de l'eau à travers la France avec un pendule. Je lui prêtai des propos ahurissants, il protesta, on inséra, je répondis, il reprotesta, je rerépondis, j'eus le dernier mot. Le journaliste a toujours le dernier mot.

Mais que faire quand un confrère, talonné par l'actualité, vient vous demander si vous accepteriez de manger des artichauts tous les jours pour aider les agriculteurs bretons, ou si vous auriez été capable de donner à Marilyn Monroe assez de tendresse pour l'empêcher de se suicider ? Ce sont là des questions auxquelles on ne peut pas répondre si on est tant soit peu bien élevé...

Le mieux, c'est d'éviter les questions, fuir l'interview. On risque alors de devenir un vieil ours que tout le monde oublie dans son coin. Faire l'ours, ou faire le pitre ? Ce n'est pas facile... Aujourd'hui, j'ai trouvé la solution. J'ai dit à André Bourin, qui voulait m'envoyer un questionneur :
« Merci, je suis à la fois journaliste et romancier, je m'interrogerai moi-même. Personne ne me connaît mieux que moi. Je vais pouvoir me poser des colles perfides. Et s'il ne me plaît pas d'y répondre, je les effacerai. Et au moins nous saurons, moi et moi, à qui je parle et de quoi nous parlons... »

J'ai commencé par la question la plus classique, la plus grave, celle qu'on ne prononce pas sans un certain vibrato :
Q. - Qui êtes-vous, René Barjavel ?
R. - Pas grand-chose, merci et vous ?
Q. - Pas davantage, merci, passons.
Après une interruption de quatorze ans, vous reprenez, avec « Colomb de la Lune », la série de vos romans de science-fiction. Pourquoi vous confiner dans ce genre inférieur ? Manquez-vous de talent ?
R. - Soyons sérieux. J'ai du talent, vous le savez bien, autant de talent que n'importe qui et même plus que la plupart. C'est justement parce que j'ai du talent, un tempérament, une personnalité...
Q. - Etes-vous toujours aussi modeste dans la vie ?
R. - Si je ne dis pas dans Les Nouvelles Littéraires, aujourd'hui, que je suis un homme plein de talent, personne ne l'y dira peut-être jamais.
Passons. C'est à cause de ce tempérament dynamique, de cette large respiration de tout mon être, que je m'exprime en science-fiction. La science-fiction n'est pas un « genre inférieur », comme vous le prétendez avec votre petit sourire, ce n'est même pas un « genre » littéraire, c'est tous les genres, c'est le lyrisme, la satire, l'analyse, la morale, la métaphysique, l'épopée. Ce sont toutes les activités de l'esprit humain en action dans les horizons sans limites. C'est - évidemment - c'est le meilleur et c'est le pire. Il y a de très mauvais écrivains de science-fiction. Il y en a aussi et de bien plus nombreux, et de bien plus mauvais, dans le roman non science-fiction. Personne, pourtant n'aurait l'idée de prétendre que l'oeuvre de Balzac appartient à un genre inférieur parce qu'Eugène Sue écrivait en même temps que lui, sur les mêmes sujets et avec les mêmes personnages.
Q. - Vous ne prétendez pourtant pas ?...
R. - Taisez-vous un peu, laissez-moi parler. On étouffe aujourd'hui dans le roman classique. On a fermé toutes les fenêtres, mis des bourrelets et tiré les rideaux. Le seul continent à explorer, c'est le lit. Bien sûr, vous me direz...
Q. - Je voulais justement vous dire...
R. - Ne dites rien. Je sais que la fonction de reproduction, qu'on la traduise sous forme de sentiments éthérés, de passion brûlante ou de toutes les variétés de sensations sexuelles, est la fonction essentielle de l'espèce humaine, et mérite qu'on s'y attarde. Mais nous ne sommes plus au temps des semailles, cher monsieur, nous en sommes à la germination !
L'espèce humaine est en train de pousser une tige jusqu'aux planètes, demain elle fleurira dans les étoiles. Et le roman classique, au lieu de s'élever avec elle, enfonce de plus en plus son nez dans la terre. Il se débat en vain, il s'asphyxie, il meurt.
Ce qu'on nomme curieusement le « nouveau roman » en est une preuve clinique. Ce n'est plus une respiration de l'esprit, pas même un râle, c'est un hoquet. Ses auteurs sont comme des vieillards qui s'en vont à reculons vers la mort, les yeux fixés sur leur barbe, leur attention tout occupée par les clapotements du potage dans leur estomac. Ils ne digèrent plus, c'est leur tragédie.
Q. - Je ne discuterai pas ces images excessives, je vous en laisse la responsabilité. Mais à quoi, selon vous, est due cette décadence du roman ?
R. - A l'invention de l'imprimerie. Un roman, c'est une histoire, ça se raconte. Dès qu'on l'a imprimée, les mots matérialisés ont pris de plus en plus d'importance et l'histoire en a perdu d'autant. Le style a dévoré les personnages, et la correction, l'action. Pensez à ce que fut notre roman, à l'univers prodigieux de Merlin et de Galaad, des hommes qui fendaient des montagnes à coups d'épée, qui s'enveloppaient de forêts et qui assaillaient le ciel à cheval. Ces héros étaient grands comme la terre et la mer. Ils étaient les Eléments. Il y eut encore Rabelais. Ses personnages conservaient un peu d'envergure. Et puis ce fut l'abominable XVIIème siècle. Un siècle de commères, une littérature pour concierges, faite de ragots et de peines de coeur : Sévigné, Saint-Simon, Racine et ses amours des princesses Margaret, et pour le roman, hélas, hélas, hélas, La Fayette ! Cela va de France-Dimanche à Confidences et Atout-coeur.
L'univers est désormais enveloppé dans les draps de lit. C'est fini.
Q. - Vous... paradoxez ?
R. - Non, j'exagère un peu, simplement, pour rendre les choses visibles. Après trois siècles d'asphyxie, le roman recommence à enfler sa poitrine et à respirer. Ce vrai « nouveau roman », ce roman d'aujourd'hui et de demain, c'est la science-fiction.
Q. - Vous me faites sourire. Ce roman-là, je le cherche en vain, où est-il ?
R. - II n'existe pratiquement pas en France. Le roman français, asphyxié par le classicisme, abêti par le romantisme, englué par le réalisme, tombé depuis entre les mains des femmes et des professeurs, aura bien du mal à retrouver sa vitalité. Céline est un cas unique, trop grand pour être suivi, décourageant. C'est en Amérique que roule le fleuve du roman d'aujourd'hui. Les petits cousins yankees de Galaad vont chercher le Graal dans les étoiles. La vraie littérature américaine, ce n'est pas Faulkner, Hemingway et leurs pareils, descendants anémiques de Zola, branche exténuée de la littérature européenne du XIXème siècle : c'est Bradbury, Clifford Simack, Van Vogt, Asimov, Walter Miller, Damon Knight, James Blish, et mille autres.
Ils sont légion. Ils grouillent, dans tous les genres. Ils sont merveilleux, enfantins, très savants, géniaux, imbéciles. Il y a de tout, et il y en a encore. Ils bouillonnent, ils lancent des bombes, des scories, de la cendre et des diamants dans toutes les directions. C'est en ce moment la seule littérature vivante du monde entier. Ils sont exactement à l'image de l'humanité d'aujourd'hui, avec tout ce qu'elle a d'étonnant et d'effrayant, toutes ses perspectives positives ou négatives et tout son présent. Alors permettez-moi de sourire quand vous parlez de « genre inférieur ». Le genre inférieur, je sais bien où il est.
Q. - Où ?
R. - Avec l'ennui...


René Barjavel obtient le Prix Alphonse Allais

Le premier homme sur la Lune ne sera ni un Américain, ni un Russe, mais un Français.

Cette prédiction n'est pas due à un grand savant contemporain spécialiste de l'astronautique, mais à René Barjavel qui a obtenu hier après-midi le Prix Alphonse Allais pour son roman « Colomb de la Lune ».

Se félicitant que « l'humour n'ait plus tout à fait les pieds sur terre », le jury a récompensé par dix voix contre trois à Roger Dubos pour « Longecorbie » un roman qui associe science fiction, poésie, satire et amour dans la tradition fantastique de Cyrano de Bergerac.

Selon l'auteur, la rivalité des deux grands les conduit inexorablement à la réalisation d'engins surpuissants voués à des essais fracassants.

Né en 1911 à Nyons (Drôme), René Barjavel a été successivement surveillant, démarcheur, employé de banque, journaliste et scénariste. Il a publié notamment « Ravage » et « Le voyageur imprudent », au début de la vogue des ouvrages de science fiction en France.