par RENÉ BARJAVEL René Barjavel, qui vient de nous donner, avec son récent roman Colomb de la lune, le récit ironique, fabuleux et un peu mélancolique, du premier voyage des hommes vers la Lune, nous a semblé tout désigné pour commenter la tentative d'approche de Vénus par Mariner II qui a déjà parcouru 290 millions de kilomètres dans l'espace. Nous lui avons demandé son opinion. Il nous l'a donnée sous la forme d'un dialogue avec un journaliste imaginaire. Cela semble devenir chez lui une habitude. Elle en vaut une autre. Laissons- « leur » la parole... et la responsabilité de leurs propos. Le journaliste : - Cher Monsieur Barjavel, je voudrais savoir ce que vous pensez de ce « Mariner » américain qui est en train de rôder du côté de Vénus. B. - Je pense qu'il est temps J. - Temps ? B. - Temps. Vénus attend les hommes depuis des millions de siècles. Eh bien ! les voici. Ce grain de ferraille astucieux qui frôle la courtepointe de la déesse, c'est l'extrémité encore maladroite du cil tactile de l'humanité, le petit doigt sensible au bout de notre tentacule, notre moustache de chat... L'homme flaire et hume Vénus. Demain il sera dans son lit. J. - Mais, dites-moi... ça me parait... Je me suis laissé dire... Il y fait un peu chaud, non ? B. - Oui, on le pense. On le saura bientôt de façon plus précise. Il est possible que le lit de Vénus soit un échaudoire capable de faire de l'humanité qui s'y risquerait un pot au feu instantané. Mais ça n'a pas d'importance. Au point où en sont les techniques humaines et à la vitesse où elles progressent, il n'y a plus rien d'impossible. Nous refroidirons Vénus. Nous lui donnerons neige et zéphirs, la couronne blanche des pôles, des continents fleuri, des oiseaux, le printemps. Nous lui taillerons pour nos noces une robe d'oxygène. Et nous arriverons, c'est fatal, c'est urgent... J. - Vous êtes si pressé ? B. - Moi ? Non. Mais vous, beaucoup plus. J. - Moi ? B. - Vous ! Quel âge avez-vous ? Vingt-cinq ans ? J. - Vingt-six... B. - Marié ? J. - Marié. B. - Des enfants ? J. - Un garçon, depuis ce matin. B. - Bravo ! Il ira dans Vénus. J. - Vénus ? Lui ? Je ne sais pas si sa mère... B. - Mères ou pas mères, les enfants de demain devront ouvrir leurs ailes. J. - Six milliards ? Je ne me rends pas bien compte, ça fait beaucoup ? B. - Deux fois plus qu'aujourd'hui. C'est à dire que votre fils, s'il est Parisien comme vous, vivra dans une agglomération qui comptera non plus 8 mais 16 millions d'habitants, peut-être vingt si l'on itent compte de l'attaction urbaine. Est-il nécessaire de vous faire un tableau de ce que sera son existence ? J. - C'est effarant... Je n'avais pas pensé... B. - A quelques différences près ce sera la même chose dans le monde enti. Et les sept millairds de l'an 2000 seront vingt milliards qand vos petits-enfants atteindront l'âge adulte... Après on n'ose plus penser aux chiffres et à ce qu'ils représentent. Car cela ira encore s'accélérant... J. - C'est ahurissant ! C'est impossible ! B. - Ce n'est pas impossible. C'est même certain. Quelles que soient les catastrophes ! Une guerre atomique qui ferait des centaines de millions de morts ne serait qu'un coup de frein momentané. La courbe de croissance de l'humanité vient d'atteindre le point où elle commence à grimper à la verticale. L'humanité va exploser sous l'effet de sa propre puissance vitale. Et cette explosion est pour demain. Vous qui avez vingt-cinq ans, vous serez encore en pleine vie active, en pleine maturité, quand tous les problèmes à la fois vous prendront à la gorge. Et votre fils se retournera vers vous en criant de fureur parce que vous l'aurez fait naître dans un monde impossible. J. - Ce ne sera tout de même pas ma faute ! B. - Si. Ce sera votre faute. La mienne. C'est toujours la faute des parents. Nous nous chamaillons au-dedans des frontières ou par-dessus elles, nous entassons des armes inutiles, nous nous querellons pour des égoïsmes, des nationalismes, des impérialismes, des socialismes, dépassés, périmés, imbéciles, aussi grotesques et enterrés que la barbe de Karl Marx et celle de Poincaré, alors que la tâche urgente, qui réclame toutes nos ressources, toutes nos volontés, toutes nos intelligences, est de préparer le monde de demain pour sauver nos enfants de l'enfer. J. - Mais, préparer l'avenir n'est-ce pas le souci des partis progressistes ? ou du capitalisme éclairé ? B. - Il ne s'agit plus de capitalisme, de socialisme, de communisme... Les « ismes » nous étouffent. Ils nous enchaînent au cadavre du XIXè siècle alors que le XXè arrive sur nous en hurlant de tous ses moteurs. La révolution à faire, et qu'il va falloir commencer tout de suite, n'est pas une révolution sociale ou nationale, c'est une révolution technique, à l'échelle de l'espèce humaine. Les problèmes qui vont se poser à nos enfants sont d'une tragique simplicité. Ils concernent les fonctions essentielles de l'homme : respirer, boire, manger, se reproduire. Et ses fonctions spirituelles, peut-être plus importantes encore : à ces six milliards de vivants il faudra donner des raisons de vivre. » Quand je dis que l'humanité va exploser demain, je suis d'ailleurs, comme tous sommes tous, volontairement aveugle. L'explosion a commencé. En voulez-vous un signe évident ? Sortez de Paris par n'importe quelle porte. À un moment ou l'autre vous allez vous heurter à ces cités verticales qui poussent dans tous les terrains vagues et où l'on entasse les jeunes familles. Elles tiennent à la fois de la ruche et du casier à bouteilles. Mais ce ne sont en aucun cas des demeures humaines. Les enfants et les adolescents en coulent vers le « no man's land » des pelouses ou des aires cimentées, vers le vide horizontal, vers le morne ennui et le désepoir. Dans vingt ans ces entassements verticaux seront des taudis lézardés. On en aura construit, dans la hâte et le désordre, d'autres plus nombreux, plus hauts et plus atroces. Paris rejoindra Saint-Germain et tendra la main à Chartres. » Les villes de demain, formant des agglomérations ininterrompues le long des voies de
communication, je les ai décrites il y a » Habiter, c'est une des fonctions les plus simples, les plus faciles à satisfaire. Et voyez pourtant comme ça craque ! Il n'est pas question, évidemment, de revenir à la petite maison de cinq étages ou à la chaumière individuelle. Devant la poussée démographique, l'habitat vertical, de plus en plus haut, est la solution obligatoire. Le problème est de rendre cet habitat habitable, de faire vivre les familles les unes auprès des autres, au lieu de les entasser les unes sur les autres jusqu'à ce qu'elles se haïssent entre elles et en elles. Et si nous jetons un regard rapide sur les autres problèmes, il y a de quoi être épouvanté... J. - Vous êtes bien pessimiste ! B. - Pas assez ! cher Monsieur, pas assez ! Je voudrais l'être dix fois, mille fois plus ! jusqu'à ce que je ne puisse plus y tenir et que j'aille hurler dans la rue ! Peut-être alors parviendrais-je à communiquer mon inquiétude à mes contemporains dont la maison va s'effondrer et qui se disputent à propos de belote. C'est pourquoi je m'adresse à vous qui avez vingt-cinq ans et qui venez d'être père. Si votre génération ne prend pas immédiatement conscience des dangers, tout est perdu. J. - Mais quels dangers ? Votre ton est inquiétant, Monsieur, mais je crains que vous ne soyiez victime de votre imagination et de votre style de romancier d'anticipation ? Vous ne faites pas sérieux. B. - Eh bien ! vous signerez mon article Khrouchtchev ou Kennedy. Eux sont sérieux n'est-ce pas ? Vous me demandez quels dangers ? Il faudait penser à l'homme, de ses cheveux à ses orteils, pour n'en oublier aucun. »Respirer : l'air va pourrir (l). Les espaces verts vont rapidement s'amenuiser. L'oxygène sera de moins en moins renouvelé, alors que les combustions de toutes sortes, doublées ou triplées en vingt ans. tendront à le remplacer de plus en plus vite par de l'acide carbonique et toutes sortes de déchets agressifs. »Boire : déjà l'eau qui coule des robinets des villes est fréquemment imbuvable. Chaque été, les immenses réservoirs urbains se révèlent un peu plus étriqués (2). En aucune façon il n'y aura assez d'eau potable pour tout le monde dans vingt ans. Je ne serais pas étonné qu'on commençât à la rationner l'été dans les grandes agglomérations d'ici très peu d'années. »Manger : en Inde, au Japon, en Russie, en Chine, l'agriculture ne suffit plus. En France elle disparaît. Le vieux cycle alimentaire naturel est condamné parce que trop lent et incertain. Déjà les Japonais cultivent en usine des algues dont ils se nourrissent. Les viandes, les sucres, les graisses, les farines devraient être fabriqués industriellement. Cher Monsieur, vous qui avez vingt-cinq ans, vous verrez disparaître la feuille de laitue et le bifteck de vache, et vos petits-enfants n'auront pas la moindre idée de ce qu'était une pomme. Mais si nous ne pensons pas dès aujourd'hui à mettre en route le processus de remplacement des aliments naturels par des aliments synthétiques, vos enfants seront affamés toute leur vie et ils feront encore deux fois plus d'entants, car c'est une loi biologique : les peuples qui meurent de faim s'accroissent plus vite que les autres... »Se reproduire : il faudra esayer de mettre un frein à cet accroissement, de le stabiliser, car si on n'y parvient pas, quelles que soient les mesures prises d'autre part, l'espèce humaine périra étouffée par sa propre croissance, comme par un cancer généralisé. » Voilà quelques-uns des problèmes les plus simples que votre fils qui vient de naître aura à affronter, qu'avez-vous fait pour l'aider à les résoudre, moi qui ai l'âge de votre père, vous qui pourriez être mon fils ? Rien ! Qu'ont fait Khrouchtchev et Kennedy ? Ils jouent à fais-moi-donc-peur-grand-méchant — Hou !... Qu'ont fait les papes, les pasteurs, les prix Nobel ? Rien ! Rien ! Rien ! Ils n'y pensent même pas parce que ça ne les concerne pas ! Cela ne concerne que nos enfants : qu'ils se débrouillent ! » Notre génération occupée à des querelles d'une insanité inavouable est en train de donner le spectacle de l'égoïsme le plus monstrueux, allié à une stupidité de diplodocus. » Ce n'est pas un hasard si dans tous les pays du monde on retrouve les mêmes bandes de jeunes gens qui armés de chaînes de bicyclettes cassent tout sans savoir pourquoi. Ils cassent tout parce que, sans bien s'en rendre compte, ils détestent notre présent, et leur avenir tel que nous le leur préparons. Ils regardent autour d'eux, ils regardent devant eux, et ils ne trouvent rien à aimer ! Ils n'aiment pas les cages à poules où on les fait habiter, ils n'aiment pas la morale qu'on leur prêche et que notre exemple ne justifie pas. Ils n'aiment pas les idéaux politiques élaborés par les barbus-ventrus d'avant le Déluge. Ils n'aiment pas les églises où on leur parle d'un Bon Dieu dérisoire qui ressemble à la fois au Père Noël et au Père Fouettard. Ils n'aiment pas le morne bagne de l'usine, lis n'aiment pas l'amour dont ils devinent qu'il n'est qu'un piège à faire des enfants pareils à eux. Ils n'aiment pas vivre, et ils ont raison. » Eh bien ! il faut leur rendre la raison de vivre. Pas à eux, ils sont perdus, absorbés, c'est trop tard. Mais à leur fils. Tout est à refaire : Dieu, la famille, l'amour, la raison, l'air qu'on respire, le pain qu'on mange. C'est une tâche énorme, effrayante, mais si vous, les jeunes parents, ne l'entreprenez pas dès aujourd'hui, si vous vous contentez de vous dire « ça s'arrangera, la nature y pourvoira », vous saignerez longuement dans la chair de vos enfants. Car « la nature » n'y pourvoira pas, et « ça » ne s'arrangera pas. J. - Vous avez peut-être raison, en effet, je commence à craindre... Mais que faire ? Que peut-on ? B. - On peut tout, cher Monsieur, tout. La technique des hommes aujourd'hui, peut faire face à tout Et ce ne sont pas les intelligences qui manquent. Ce sont les bonnes volontés qui manquent, c'est l'amour. Vous les jeunes pères, vous devez trouver dans votre amour paternel assez de force pour donner à l'humanité la volonté de faire face aux vrais problèmes. Mobiliser l'humanité d'aujourd'hui pour sauver celle de demain. Et il n'y a pas un jour à perdre. Nous, les têtes grises, nous avons été pris de vitesse. Nous ne pensions pas que ça irait si vite. Même moi, avec mon imagination qu'on qualifiait facilement de délirante, je nous donnais un siècle de délai. Et voilà qu'en vingt ans ce siècle nous a rattrapés. Il est sur notre dos. Je ne peux que crier. Ceux qui me liront ne riront pas tous. Il suffit qu'il y en ait quelques-uns qui s'inquiètent et qui en inquiètent d'autres ? Une allumette peut suffire à enflamme la forêt. J. - Mais Mariner, dans tout ça ? Et Vénus ? Vous croyez qu'on pourra envoyer là-haut tout le trop-plein ? B. - Pour pouvoir l'envoyer il faudra qu'il soit en bon état, et qu'il en ait envie... Une fois l'humanité sortie du désordre imbécile qui est son état présent, il est certain qu'elle aura fort à faire. L'humanité est tout à fait au début de son histoire. Tout commence. La Terre est un point de départ. Un point, c'est bien le mot. Vénus, c'est un autre point, une courte étape. Nous avons l'Infini et l'Eternité devant nous. L'Univers, l'Espace, le Temps, c'est ce qui s'offre à la floraison de l'espèce humaine. Tout est possible, tout. Mais il faut en avoir envie. » Là-conquête du ciel, n'est-ce pas une belle raison de vivre ? Aux garçons qui cassent les vitres et cherchent partout une lumière, il faut montrer les étoiles.
René BARJAVEL. (1) Ça commence : 60 personnes sont mortes les 4 et 5 décembre pour avoir respiré le brouillard londonien.
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La sonde Mariner 2 fut le premier engin spatial à s'approcher de Vénus le 14 décembre 1962. ELle en releva des informations toutes nouvelles concernant la température et les caractéristiques de l'atmosphère. Les sites ci-après fournissent de nombreux détails :
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