Article de René BARJAVEL
dans Les Nouvelles Littéraires du 21 janvier 1965 (n°1951)

Numéro "spécial télévision"

A la une de ce numéro
Nounours, Rocambole et De Gaulle
vedettes du petit écran
 Le point de vue du spectateur
par René Barjavel

A 
LLO !

- Grrrr...

- Allô ! M. Barjavel ?

- ...Io...

- M. Barjavel ?

- VOUI ! Et vous ? Qui êtes-vous pour vous permettre de me réveiller aux aurores ?

- Mais, Monsieur, il est onze heures et quart !...

- Le soleil est levé ?

- C'est à dire... Il pleut !...

- Vous voyez bien ! L'aube ne viendra pas... J'aurais pu dormir jusqu'en mai... Que me voulez-vous ?

- Je suis Mademoiselle Richelieu-Drouot, de l'O.R.T.F. Je voudrais vous poser quelques questions pour savoir ce que vous pensez de...

- Rien ! Je ne pense rien ! absolument rien !

- Pourtant j'avais cru qu'un écrivain...

- Un écrivain, Mademoiselle, pense professionnellement ! Son cerveau, c'est sa machine-outil, et les précieuses pensées qu'il secrète sont sa marchandise. Connaissez-vous un charcutier qui distribue gratuitement les saucisses qui sortent de sa machine à saucissr ?

- Je n'aurais jamais osé comparer votre illustre cerveau à...

- Mon illustre cerveau se nourrit de nouilles et de côtelettes, tout comme votre cerveau très ordinaire. Et je n'ai encore rencontré aucun commerçant qui prétende à l'honneur de me les fournir gracieusement. Alors pourquoi me montrerai-je plus follement prodigue qu'un crémier ? La pensée gratuite est terminée ! Veuillez vous adresser à mon agent, il vous indiquera mes tarifs. C'est trop beau, le coup de l'interview : on décroche le téléphone, on interroge les quelques esprits originaux que compte Paris, sur la politique chinoise ou le ravalement du Louvre, on fait marcher le magnétophone, et on enregistre une merveilleuse copie qui ne coûte pas un centime à l'O.R.T.F. C'est pis que de l'escroquerie, Mademoiselle, c'est du vol à la tire ! Vous pouvez le dire à vos patrons !...

- Ne vous énervez pas, Monsieur, je vous assure que...

- Sans compter qu'ainsi cueilli au petit matin, dans l'innocence du demi-sommeil, on risque de dire des choses imprudentes, par exemple que Paris nettoyé nous semble plus propre que quand il était sale, ce qui risque de nous faire jeter en prison par une ou l'autre des prochaines républiques. C'est un métier dangereux, de penser... Au moins qu'il nous nourrisse avant de nous faire pendre ! Plus d'interview à l'oeil, Mademoiselle ! Adieu !

- Allôallôallô !!!... Ne raccrochez pas, Monsieur ! Il ne s'agit pas d'une interview ! Je fais partie du service chargé d'interroger les téléspectateurs pour leur demander ce qu'ils pensent des émissions, et recueillir leurs critiques et leurs suggestions...

- Ah !... Eh bien ! vous tombez bien ! Je voulais justement vous écrire pour me plaindre...

- Vous plaindre de quoi ?

- De tout ! Aurais-je l'air d'un Français si je ne me plaignais pas ? Et croyez-vous que vous soyez au-dessus de toute critique, dans votre O.R.T.F. ?

- Certainement pas, Monsieur, mais si vous permettez, j'ai là une petite liste de questions à vous poser...

- Je vous écoute...

- Premièrement : êtes-vous satisfait des programmes de la deuxième chaîne ?

- Mademoiselle, j'ai acheté, il y a quinze ans, un poste superbe, massif, cubique, pesant, un vrai meuble familial, qui accomplit encore fidèlement son service récepteur, malgré quelques rhumatismes, crises de nerfs et d'hypotension, et des poignées de parasites qui résistent à toutes les purges. Je n'ai rien lu dans les menus de la deuxième chaîne qui me donnât envie de me séparer de ce fidèle compagnon. Pour me résoudre à ce sacrifice, il eût fallu que je fuse attiré par le fumet de plats nouveaux, par un changement de régime. Or ce sont les mêmes cuisiniers qui y disposent les mêmes fonds de sauce autour des mêmes rôtis. Exactement la même cuisine que sur la première chaîne, banale, un peu triste et grise, une cuisine devant laquelle on se met à table tous les soirs par habitude, mais sans appétit.


(suite en p.7)

Vous nous fabriquez, en une ou trente-six chaînes, une télévision de routine, enfoncée jusqu'au moyeu dans l'ornière des habitudes. On me dirait que la télévision française va fêter demain son centenaire, je n'en serais pas étonné, et je penserais qu'elle n'a pas du tout changé depuis son premier âge. Elle a exactement l'allure d'une contemporaine de Zola. Il est triste de voir une si prodigieuse technique au service d'une aussi terne imagination.
 » Depuis que je la regarde, cette vieille dame, elle ne m'a laissé qu'un souvenir inoubliable : Les Perses. J'ai d'ailleurs oublié qui en fut le réalisateur. Qu'il veuille bien trouver ici mes remerciements un peu tardifs... On nous avait dit que c'était une expérience, et promis qu'on recommencerait si c'était une réussite. Promesses... Du vent... Chansonnettes...

- Vous êtes un intellectuel, Monsieur, mais le grand public...

- Intellectuel ! Mon... oeil ! dirait Zazie. Les deux séries d'émissions auxquelles j'ai pris le plus de plaisir au cours de l'année dernière, ce sont Rocambole et Nounours. Rocambole est une réusite parfaie. Les adaptateurs ont su extraire du roman ce qu'il contenait de plus spectaculaire, et conserver sa naïveté et sa poésie populaire, tout en injectant dans le dialogue, sans en avoir l'air, quelques répliques qui tout à coup faisaient monter l'aventure vers les sommets de la sagesse des contes. Et le réalisateur, avec des moyens visiblement modestes, a réussi à nous faire croire à ses personnages, à leur époque, à leur milieu, à leur aventure incroyable. Dirigeant ses acteurs, il a su trouver exactement le juste ton qu'il fallait donner à leur voix et à leurs gestes, pour nous permettre d'avancer avec eux sur la corde raide, droit vers le ciel des héros. Intellectuels ou non, tous les spectateurs attendent le retour de Rocambole.
 » Et leurs tout petits enfants attendent tous les soirs Nounours, qui fait désormais partie à la fois de leur famille et de leurs rêves. Cette émission enfantine est, de toutes les émissions de l'O.R.T.F., celle qui correspond le mieux à ses buts et qui touche le plus parfaitement le public auquel elle est destinée. Et elle n'est pas, de loin, la plus infantile...
 » Au passage, permettez-moi de saluer le nouveau feuilleton acheté à la télé américaine. Vous savez, l'histoire de ce capitaine marin barbu qui ne se console pas d'avoir été mis à la retraite... Outre la barbe bicolore de ce personnage, le premier épisode a pu nous faire apprécier une largeur, une longueur, une épaisseur, une hauteur, une profondeur de niaiserie encore jamais approchées dans les spectacles que nous offre le petit écran. Je veux croire que c'est là un héritage que l'O.R.T.F. a reçu de la R.T.F. sans O. et non une première manifestation du goût et du jugement de vos nouveaux patrons. Mais dans la première hypothèse, ils pourraient faire le sacrifice de laisser la suite de l'histoire au fond d'un obscur tiroir, même si nous devons subir à la place encore des chansonnettes...

- A propos de chansonnettes, je devais justement vous demander : deuxièmement, que pensez-vous des émissions de variété ?

- Qu'elles ne varient guère ! Chansons, chansons, chansons, chansons... Nous en sommes envaselinés d'un bout de l'année à l'autre. Pour trois ou quatre poètes, que nous voyons rarement, Brel, Ferré, Barbara, que de sucettes, que de béchamel, que de saccharine, que de myriamètres cubes d'eaux vaseuses nous sont déversés, soir après soir, par la vanne rectangulaire ! Il reste la ressource de couper le son et de regarder l'englueur de service ouvrir la bouche en rond et tourner en silence un oeil de chèvre morte vers les horizons atrocement sentimentaux. C'est d'un comique pitoyable. A pleurer. Alors on coupe aussi l'image et on va se coucher. Permettez moi que je coupe aussi et que je me rendorme. Adieu, Mademoiselle...

- Allôallôallô !!!... Ne coupez pas ! J'ai encore une question à vous poser, si vous le permettez...

- Une seule ? Allez-y.

- Troisièmenent : êtes vous pour ou contre la suppression des présentatrices ?

- Je pense que j'éprouverais quelque chagrin à leur disparition. Ces bustes charmants et anodins, un peu démodés, souriants et provinciaux, encadrés de contreplaqué ou de matière plastique, sont comme des portraits de personnes qui nous furent chères et qui décédèrent dans des temps éloignés. Portraits parlants mais immuables, animés mais sans couleur, traces un peu leucémiques laissées par d'aimables cousines, images mélancoliques auxquelles nous tenons assez... Evidemment si vous pouviez leur donner un peu de vie... Mais comment faire ? Ce n'est pas facile, un portrait est un portrait. Mon fils, lorsqu'il était lycéen, trouvait une de ces personnes particulièrement agréable, et chaque fois qu'elle apparaissait lui criait : « A poil ! A poil ! ». Bien entendu, elle ne lui donna jamais satisfaction, ce que tous les hommes de ma famille regrettèrent. Sans aller jusqu'à l'extrême, il y a peut-être là une indication : un peu de vent dans les cheveux, un peu moins de mécanisme dans l'amabilité, un peu de variété dans le sourire...
 » Je sais, je sais, c'est difficile et je ne voudrais pas être à leur place... Une chose en tout cas qu'elles peuvent faire, qu'elles doivent faire, c'est de surveiller leur langage. Ces malheureuses parlent ce que vous me permettrez d'appeler un français de mise en plis. Je veux dire un français de coiffeur pour dames. Tout le monde sait que ces artistes du fer à onduler sont extrêmement distingués. Et par l'intermédiaire de leurs clientes avec qui ils bavardent longuement et qui se mettent très vite à être aussi distinguées qu'eux, ils sont en train de modifier la langue française qu'ils trouvent trop grossière. Par exemple, ils ne disent jamais voilà, qui est un mot vulgaire. Ils emploient toujours voici. Ils ne disent jamais de nouveau, qui est jugé par eux du dernier commun. Ils le remplacent par à nouveau, et nos préentatrices font de même, cinquante fois par semaine. Si elles veulent apprendre quand il faut respectivement employer voici et voilà, qu'elles consultent une simple grammaire du certificat d'études; Quant à l'horrible à nouveau, qu'elles sachent que c'est une simple expression comptable. Lorsqu'un de ces hommes a inscrit au bas d'une colonne le résultat d'une addition et le reporte au sommet d'une colonne suivante, il écrit en face : à nouveau. Voilà quand et seulement quand on peut utiliser sans ridicule cette expression-petit-doigt-en-l'air...

- Vous êtes bien sévère pour ces dames. Elles font de leur mieux, et elles ne sont pas les seules à dire A NOUVEAU.

- C'est bien exact, hélas. Si je m'en prends à elle, c'est parce qu'elles s'adressent tous les soirs à des millions de Français qui les écoutent avec attention, et qu'elles devraient être infaillibles, admirables, dignes en chaque mot de notre sublile, douce, précise, merveilleuse langue française. Qu'elles nous épargnent au moins cet à nouveau et François Vilon

- Et quoi ?

- Vilon ! François Vilon ! lon, lon, lon. Que ce soit par elles ou par des spécialises beaucoup moins pardonnables, cent fois par an nous entendons à la télé ou à la radio écorcher le nom du grand Villon. Villon se prononceion, comme tous les mots français en i, deux l, on, n, sans exception. Mais je ne sais quel cuistre a trouvé un jour qu'il était plus distinguer de sécher les deux l mouillés et de prononcer Vilon. A travers les salons de coiffure, cela a gagné même l'enseignement !

- Mais c'est un nom propre ! Il se prononçait peut-être lon. Qu'en savez-vous ? Vilon ou Villon n'est plus là pour nous le dire.

- Si, Mademoiselle, si, justement, il est toujours là. Il suffit de le lire; Mais qui le lit ? Qui lit quoi que ce soit en France ? Pas vous, certainement ! Il a pris la peine, le cher grand homme, de nous enseigner à travers les siècles comment nous devions prononcer son nom admirable. Par exemple dans cette strophe du Grand Testament :

Fait au temps de ladite date
Par le bien renommé Villon,
Qui ne monjue figue ou date
Set et noir comme escouvillon,
Il n'a tente ne pavillon
Qu'il n'ait laissié à ses amis,
Et n'a mais qu'avec peu de billon
Qui sera tantest à fla mis.

Et son épitaphe ? Vous vous souvenez quand même de son épitaphe ?

- Heu... heu... C'est-à-dire...

- Pauvre France ! Douce France !... Ecoutez, alors, avant de vous replonger dans les pronostics du tiercé 

Cy gist Cy gist et dort en ce sollier
Qu'Amours occist de son raillon,
Ung povre petit escollier
Qui fut nommé Françoys Villon.
Oncques de terre n'eust sillon,
Il donna tout, chascun le scet,
Table, tresteaux, pain, corbillon...

Vous en faut-il davantage pour vous assurer que Villon se prononce bien mouillé ?

Non, non, en effet, je...

- Car iI fait encore rimer son nom, pour que nul n'en ignore, son nom saignant et affamé, son nom de joies, de douleurs et d'amour, son nom que les goujats écorchent avec le carillon de son enterrement, et avec les couillons qui pédantisent à son propos sans assez l'aimer pour lui redonner vie de temps en temps en se penchant sur ses vers.

- Vous avez tort de vous mettre en colère. Monsieur, je vous assure que je n'y suis pour rien.

- Pardonnez-moi, Mademoiselle. voilà que moi aussi je me conduis comme un goujat. Bien sûr, vous n'y êtes pour rien ! Personne n'y est jamais pour rien ! C'est toujours la faute du service voisin... En tout cas, sûrement pas la vôtre. Vous avez une voix charmante, une voix bien jeune... Quel âge avez-vous ?

- Dix-huit ans...

- Dix-huit ans et déjà casée ? Mes félicitations...

- C'est à dire... Papa et maman sont déjà à la télé, alors c'est eux ui m'ont fait entrer.

- Eh bien ! voyons ! Et grand-père aussi, peut-être !

- Grand-père vient de prendre sa retraite...

- Le cher homme...

- Mais il fait encore quelques remplacements aux Buttes-Chaumont. Vous savez, c'est difficile de s'éfloigner de cette maison quand on y a ses habitudes...

- Je comprends ça... Pendant que j'y pense, vous avez quelqu'un, parmi tous les bustes de l'écran, qui pourrait enseigner le sens du français à ceux qui l'ignorent, leur donner peut-être quelques leçons particulières... Quelqu'un qui parle une langue presque aussi savoureuse que celle de M. de Montherlant, mais sans littérature ni éloquence. Qui exprime le mot exact, avec son sens exact, à la place exacte où il doit être placé pour exprimer avec exactitude une pensée précise, ou la dissimuler, ou la laisser entrevoir... C'est un régal de l'écouter, même si on n'aime pas ce qu'il dit.

- Quelqu'un de l'O.R.T.F ?

- On le voit assez souvent à la télé. Un nommé de Gaulle.

René BARJAVEL


 

Notes

En commentaire général, il apparaît que la forme d'interview un peu fantaisiste donnée à l'article est un artifice de l'auteur, qui en profite pour se faire faire dire ses opinions sur la télévision.
Ce "numéro spécial télévision" du journal contenait aussi d'autres articles :

Les notes suivantes commentent le texte et rendent plus explicite la compréhension de certaines allusions à l'actualité de l'époque.
Les index correspondent aux notes de renvoi dans le texte de l'article.