Interview de René BARJAVEL
pour le magazine
Horizons du Fantastique n°11
2ème trimestre 1970

 
RENÉ
BARJAVEL
 :
La grande erreur des auteurs de S.F.,
c'est de décrire des êtres non-humains.

HDF - Qu'est-ce qui vous a amené à choisir la Science-Fiction comme moyen d'expression ?

R.B. - D'abord, je déteste le terme de Science-Fiction et je ne pense pas être un auteur de SF. Ce qui m'a amené à écrire ce que j'appellerais des romans extraordinaires, c'est-à-dire sortant de l'ordinaire, c'est d'abord le fait que je m'en étais nourri dans mon enfance avec ces ancêtres des bandes dessinées qui s'appelaient à l'époque « La jeunesse illustrée », « Les belles images » ou « L'Intrépide ». II y avait presque toujours dans ces revues une histoire de SF. Puis j'ai découvert Jules Verne, et plus tard Wells. Pour moi, c'est resté ma grande nourriture intellectuelle, beaucoup plus que ce j'ai appris sur les bancs du collège. Le roman classique psychologique m'ennuie aussi bien à la lecture qu'à l'écriture. Quant au nouveau roman, mieux vaut n'en pas parler... Je crois sans aucun doute que la SF, c'est la forme littéraire de l'avenir.

HDF - Est-ce que vous étiez déjà persuadé à l'époque que l'homme irait dans le cosmos ?

R.B. - Non, je ne pensais pas à ça. C'était pour moi de l'aventure, possible. - Cela dit. certains faits que j'ai décris se sont plus ou moins réalisés par la suite ; en 1969, il y a eu à New-York le début de « Ravages » (qui fut écrit en 1942) : une demi-journée de panne d'électricité.

JE SUIS UN FABULISTE

HDF - Ce qui vous caractérise, c'est: que, contrairement à beaucoup d'auteurs, vous ne décrivez jamais d'êtres qui ne soient pas des êtres humains.

R.B. - La grande erreur des auteurs de SF, c'est de décrire des êtres non-humains parce qu'ils ne peuvent pas les décrire. A moins d'être dans un état second créé par la drogue et d'avoir des visions, et encore, même ces visions là, on les fabrique avec ce que l'on a. L'imagination est une forme de la mémoire, qui est sa limite ; donc on ne peut pas inventer quelque chose qui ne soit pas dans le cerveau ; ça n'existe pas. C'est incroyable de voir les tentatives des auteurs de SF, et des plus grands, pour essayer d'imaginer des extra-terrestres. Ils leur mettent des substituts de pieds ou d'oeil, n'importe quoi mais c'est toujours de l'anthropomorphisme, déformé ou pas. Je pense que le jour où nous rencontrerons des extra-terrestres, la stupéfaction sera totale ; ils seront peut-être totalement différents de ce que nous avions imaginé. D'ailleurs, rien ne prouve qu'ils ne soient pas déjà là, inconnaissables. Pensez que nous n'avons que cinq sens : c'est misérable, imaginez que nous en ayons quarante, regardez ce que serait l'univers ! Nous sommes extrêmement limités. Evidemment, quand je dis limités, je parle de nos moyens : nous ne le sommes pas dans notre curiosité ; nous pouvons imaginer les dimensions de ce que nous ignorons. Il est certain qu'en utilisant le subconscient, nous pourrions savoir beaucoup plus de chose ; car le subconscient est en rapport avec l'inconnaissable.

HDF - On a dit de la SF qu'elle était parfois l'imagination à l'état libre, brut ou sauvage. Chez vous, elle a un petit côté fleur bleue, moralisateur. En bref, tout se termine bien, pas de pessimisme ou alors c'est une question d'atmosphère, d'entourage; vos héros se sauvent, se retrouvent eux-mêmes dans un monde où ils sont perdus d'avance. Exemples : « Le diable l'emporte », « Tarendol »...,

R.B. - Je crois que je suis dans la ligne des fabulistes. Je raconte une histoire pour en tirer, non pas une morale, mais une moralité. Une moralité pratique qui est une espèce de conclusion logique de l'examen des faits. C'est curieux : vous dites que je suis optimiste alors qu'on me reproche toujours d'être pessimiste. En réalité, j'essaie de sauver mes héros parce que je les aime, ils me font plaisir et puis ils représentent pour moi l'homme. J'aime l'homme aussi et je voudrais bien qu'il se sauve : je n'en suis pas certain. Il y a une chose qui me fait penser que tout de même il se sauvera, c'est que je crois qu'il est chargé d'une mission. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que les biologistes ont découvert il n'y a pas très longtemps que lorsque l'ovule est fécondé, commence à devenir oeuf et à se diviser, il met immédiatement de côté tout ce qu'il a reçu des deux cellules qui l'ont composé, tout le bagage héréditaire, pour fabriquer les nouvelles cellules reproductrices : tout le reste va servir seulement à fabriquer le porteur. Je crois que nous nous transmettons un message. Lequel ? Vers où ? Ça, nous ne le savons pas. Mais il y a là une finalité.

L'AVENIR DU CINEMA : LE LASER

HDF - Vous avez des idées bien à vous sur le cinéma exprimées dans un essai : « cinéma total » (1943). Pouvez-vous nous le résumer ? L'avez-vous renié ? Certaines de ces idées se sont-elles réalisées ?

R.B. - Je n'ai rien renié du tout. Certaines de ces idées sont en train dé se réaliser. En particulier, j'ai décrit la crise du cinéma bien avant qu'elle arrive, en disant que la télévision allait le secouer à mort et qu'il ne se sauverait qu'en se confondant avec elle, ce qui arrivera un jour ou l'autre. Je disais aussi que le grand obstacle au cinéma total, c'était l'écran et la pellicule : je crois que le laser va permettre au cinéma de s'évader de la surface d'arrivée et que l'on pourra mettre au point l'image indépendante en trois dimensions, en relief et en couleurs et se déplaçant dans l'espace. Déjà on arrive à créer sur une plaque photographique un réseau d'interférences et une fois que la plaque est développée, on a une sorte de moire et lorsque l'on reprojette à travers cette moire un laser, on obtient une image dont on peut faire le tour à 180 degrés, l'image se modifiant selon l'endroit où l'on se trouve. Mieux encore, si on fait passer ce réseau de lasers à travers un trou du mur, on obtient l'image complète de ce qu'il y dans la pièce à côté. Et le plus fabuleux : si on brise la plaque en mille morceaux, chaque morceau contient l'image entière. L'invention du laser a détruit tout ce que nous savions sur l'optique.

EINSTEIN SERA DEPASSE

HDF - Finalement, le rêve n'est-il pas réalité ? N'y-a-t-il pas de possibilité qu'il soit impossible ?

R.B. - Non, je ne crois pas. Il n'y a pas de possibilité impossible. C'est une question de temps et de technique. Quand aujourd'hui les romanciers de SF inventent des moyens plus ou moins bizarres pour aller plus vite que la lumière, cela fait hurler les physiciens de fureur, parce qu'ils sont encore englués dans Einstein, Or, Einstein sera dépassé, c'est certain. La science moderne nie l'imagination. Ce qui est mauvais, c'est de nier la possibilité de ce qui n'est pas démontré.

HDF - Parlez-nous des héros de ce monde moderne ? Y en-a-t-il encore ?

R.B. - Ce sont des héros aseptisés. Je pense à Amstrong ; j'ai fait faire son horoscope. C'est presque un horoscope de fonctionnaire. C'est un être rationnel, préparé... L'homme, dans son action, devient une partie de la machine et est dirigé par la machine. Le héros, pour moi, c'est l'homme qui réussit à vivre dans ce monde ; à ne pas être seulement un robot, poussé, tiré, abruti par son travail, puis par les transports, puis par les loisirs. Rester soi-même, c'est cela l'héroïsme.

HDF - Dans la dédicace de « Jour de feu », vous dites : « la faim de justice est plus puissante que la faim de l'amour ; celle-ci inspire les tragédies et suscite les fait divers, celle-là soulève les révolutions ». Ne peut-on pas concilier les deux ?

R.B. - Je ne crois pas. L'amour rend égoïste ; égoïste pour soi ou égoïste à deux. Regardez Tarendol et Marie : ils traversent la guerre et l'occupation sans s'occuper de rien du tout. Et puis les histoires d'amour ne sont exemplaires que lorsqu'elles sont malheureuses.

HDF - En tant qu'auteur de SF, pouvez-vous nous décrire le visage de l'an 2000 ; également la fin du monde ?

R.B. - En l'an 2000, il y aura encore des vieilles villes comme Paris que l'on va agrandir en en faisant des espèces de cancer jusqu'au jour où l'on fera des villes souterraines ou verticales ; la ville horizontale n'existera plus. Le sol, il va falloir le libérer, sinon il va être bientôt recouvert par l'habitation de l'homme. Les villes enterrées seront possibles si on y met de la couleur, de la lumière et les villes verticales seront possibles si on renonce à faire ces tours qui sont des accumulations de boîtes à chapeaux. Le grand architecte de l'avenir, c'est Eiffel ; ce n'est pas le Corbusier. Ce dernier a fabriqué des maisons de 10 étages en ciment, lourdes, mal conçues, tristes. Eiffel a fait une tour de 300 mètres qui pèse moins que le volume d'air qu'elle contient ; c'est d'une légèreté incroyable. L'humanité est actuellement aspirée par les villes qui sont monstrueuses, cancéreuses, alors que le village était une cellule organique, le bourg aussi. Si les hommes, à l'avenir, sont un peu sages, les villes de demain pourront recréer la civilisation des villages. Quand on parle de la fin du monde, je crois qu'on est en train de la fabriquer, par l'empoisonnement de l'environnement, la pollution, etc...

HDF - En fait, on vous dit pessimiste. Vous êtes tout simplement très lucide.

R.B. - Et l'optimisme, c'est de croire en l'homme malgré cela. Ne penser que quelles que soient les catastrophes, l'homme survivra. Le système actuel de la vie est mauvais ; iI est basé sur la mort, c'est-à-dire qu'aucun être vivant ne peut survivre s'il ne tue pas. La vie a besoin de la mort pour continuer. Je vois un système possible où la vie se nourrirait direc- tement de l'énergie puisque nous sommes baignés dedans. Recevoir l'énergie de la nature...

HDF - Est-ce que vous pensez que le premier pas sur la lune a provoqué beaucoup de changements à l'intérieur de l'homme ?

R.B. - Non, très peu. Sur peut-être un milliard de gens qui regardaient, s'il y a eu 2 ou 3 personnes de changées, c'est le maximum. Ce n'est déjà pas mal. Je crois que là où se trouve le changement, c'est chez les savants. Il y en a qui se rendent compte qu'ils débouchent sur quelque chose d'extraordinaire, aussi bien dans l'infiniment petit que dans l'infiniment grand : ils n'ont plus ces espèces de certitudes bornées du scientiste du 19ème siècle ; Fred Hoyle, par exemple qui a eu l'honnêteté, lorsqu'on a découvert les quasars, ce qui ébranlait sa nouvelle cosmogonie, de dire : « je me suis trompé ». C'est formidable pour un savant. Des hommes comme Leprince-Ringuet, même Jean Rostand qui me disait récemment que les théories de l'évolutionnisme, on doit se rendre compte qu'on est obligé d'y renoncer ; elles ne tiennent plus debout. Eh bien, de la part d'un rationaliste comme Rostand, c'est extraordinaire.
 


De gauche à droite : J-C. de Repper, R. Otahi et René Barjavel

HDF - De toute façon, au niveau de Fred Hoyle et beaucoup d'autres, l'essentiel est d'être dans la recherche et de pas s'établir définitivement.

R.B. - C'est cela ; c'est avoir un esprit qui cherche et non un esprit qui est certain. Ma philosophie, c'est : je crois que tout est possible et je ne suis sûr de rien.

HDF - Avez-vous quelque chose en préparation ?

R.B. - Actuellement, je retouche « Colomb de la lune » qui va reparaître bientôt et puis j'ai commencé un roman d'après une pièce de théâtre, et ce roman s'appelle « Madame Jonas dans la baleine ». C'est le thème de l'arche enterrée du « Diable l'emporte », avec un tout autre contenu.

HDF - Est-ce que vous vous attendiez au succès de la « Nuit des Temps » ?

R.B. - Non ; j'espérais que ça marcherait bien mais je ne pensais pas que les gens allaient redécouvrir que j'étais vivant.

HDF - Parmi vos ouvrages, quel est celui que vous préférez ?

R.B. - C'est « la Faim du Tigre ». Je donnerais tous les autres pour celui-ci, parce qu'il contient toutes les questions que je pose dans tous mes autres bouquins.

HDF - Lisez-vous beaucoup de livres de SF ?

R.B. - Beaucoup. Pratiquement, je ne lis que cela.

HDF - Pourquoi avez-vous déclaré que vous préfériez Poe à Lovecraft ?

R.B. - Je n'aime pas Lovecraft. Pour moi, c'est du faux fantastique, fabriqué avec beaucoup de vocabulaire ; c'est toujours la même chose ; c'est très nébuleux, informe.

HDF - Quels sont pour vous les plus grands auteurs de la SF moderne ?

R.B. - Bien sûr, Bradbury ; ses « Chroniques martiennes » sont d'une poésie extraordinaire. J'aime beaucoup les space-opéras de Van Vogt et d'Asimov. Egalement Simak, Blish. Clarke est un peu didactique ; c'est un self-mademan ; il est un peu primaire. Alors qu'Asimov (qui est aussi un grand savant) est bourgeonnant et libre de tous les côtés. Il y a deux livres admirables qui m'ont frappé : « Le Neuf de Pique » de John Amila et le premier ouvrage de l'auteur polonais Stanislas Lem : « Solaris » paru dans Présence du Futur.

HDF - Etes-vous optimiste concernant l'avenir de la SF?

R.B. - Je crois que maintenant les jeunes s'intéressent follement à la SF. J'en ai eu la preuve récemment où j'ai été sollicité plusieurs fois par des lycées pour discuter SF avec les élèves. D'autre part, le fait le plus caractéristique pour moi, c'est que nous sommes en train de sortir de la catégorie des écrivains maudits. Cela est très important et doit nous rendre optimistes.

Propos recueillis au magnétophone par J.-C. De Repper, Roger Otahi et Louis Guillon.