Interview de René BARJAVEL

dans la revue ANTARÈS
n°14 - 1983

La couverture de cette revue

Rencontre avec René Barjavel

C'est à un de nos abonnés, Bernard Saumade, que nous devons cet entretien, réalisé à l'occasion du passage à Montpellier de RB et diffusé d'abord sur les ondes dune radio locale. L'auteur de "Ravage", "Le Voyageur imprudent" et "La Nuit des temps" y apparaît comme l'écrivain chaleureux et généreux qu'il fut toujours. A l'âge de soixante-treize ans, il semble avoir conservé toute la vigueur et l'entrain de sa jeunesse, ce qui ne rend que plus sympathique ce doyen de la SF française.
Mais R. Barjavel n'est pas qu'un auteur de SF. Il se plaît à nous le rappeler dans cet entretien et il semble difficile de séparer la partie réaliste de son œuvre de la non-réaliste qui comprend non seulement la SF, mais aussi le Fantastique et le Féérique. Rappelons q'il s'est aussi beaucoup interessé au cinamé et qu'il est l'auteur d'un court essai intitulé "Cinéma Total" (1944) et qu'il fut le scénariste de la série des "Don Camillo' ; rapelons aussi qu'il adapta en français la série télévisée ouest-allemande "Raumpatrouille" (Commando Spatial, 1967). Une carrière bien remplie.

Jean-Pierre MOUMON

et dans le fanzine AVALLON
n°0 - 1986

La couverture de ce fanzine

Le 24 novembre 1985, René BARJAVEL nous quittait en nous laissant un dernier ouvrage au titre prémonitoire "DEMAIN LE PARADIS". J'avais eu le plaisir de le rencontrer en avril 1984 à MONTPELLIER, où nous avions réalisé une interview qui fut diffusée sur les ondes d'une radio libre et publiée dans ANTARES.
 
Pour lui rendre un dernier hommage nous lui laissons la parole afin qu'il communique à nos lecteurs son espoir dans la vie.

Interview de François-Xavier LASNE et Bernard SAUMADE



Q : René Barjavel, vous avez eu l'extrême gentillesse de nous accorder une interview pour notre public qui s'intéresse particulièrement à la SF et au Fantastique. Depuis 1943. qui est l'année de la parution de "Ravage", vous vous êtes fait un nom dans la littérature française, mais en particulier auprès de ces personnes qui s'intéressaient à l'imaginaire. Tout d'abord, est-ce que vous pouvez vous présenter ?

R : Ce n'est pas compliqué, je ne suis pas un personnage mythique ou extraordinaire ; j'ai eu une vie tranquille, sans aventures, je suis de descendance paysanne, du coté de mon père aussi bien que du côté de ma père, de petits paysans provençaux. De petits paysans, très pauvres : mon grand-père paternel a élevé cinq enfants sur un hectare et demi. Vous voyez, ce n'est pas beaucoup. Aujourd'hui les cultivateurs se plaignent de ne pas pouvoir élever deux enfants sur trente hectares : évidemment ça a changé. Mais il est évident qu'ils ne mangeaient pas tous les jours à leur faim. Mes parents étaient boulangers et moi je suis devenu écrivain par le miracle de quelques rencontres qui m'ont aidé dans cette profession et par un désir forcené que j'avais de raconter des histoires. Je pense qui ce doit être une hérédité parce qu'en provençal Barjavel se dit Barjavéou, ce qui veut dire "bavard". Donc, le premier qui a porté ce nom devait être un type qui aimait raconter des histoires, et moi je continue. Voilà.

Q : En quelque sorte vous étiez prédestiné. Ce que vous venez de dire éclaire beaucoup l'ensemble de ce que j'ai pu lire de vous, car certainement, de votre ascendance paysanne, on retrouve une fraîcheur d'inspiration dans vos romans d'une part, et aussi la valorisation de ce qu'est la terre, c'est à dire de la nature en définitive. Je crois que beaucoup de vos romans, à commencer par "Ravage", en continuant par "Le Diable l'emporte", sont une espèce d'avertissement contre la technique. Est-ce que je me trompe ou est-ce que c'est vrai ?

R. : Oui. Vous savez, j'ai vécu en somme deux périodes de l'histoire de l'humanité. Je suis à cheval sur deux civilisations. Mon enfance, que j'ai racontée dans "La Charette Bleue", s'est déroulée pendant et un peu après la guerre de 1914, et ce temps-là est beaucoup plus loin de nous qu'il n'était loin lui-même du XVIIème siècle. La différence entre aujourd'hui et il y a soixante (ans) est plus grande que la différence entre le début du siècle et trois ou quatre siècles auparavant. C'était encore le temps de la main et de l'outil qui continuait. Maintenant c'est fini. L'homme ne sait plus se servir de ses mains. Vous, vous tenez le micro, moi je tiens le stylo. Qu'est-ce qu'on sait faire à part ça ? S'il nous fallait faire une chaise, nous ne saurions pas. "Ravage", c'est ça : c'est l'histoire des hommes à qui la technique tout à coup fait défaut et qui sont incapables, incapables de se sauver. Donc ils sont obligés de revenir à la source, à la base, chez les paysans qui, eux, n'ont pas oublié cette vérité essentielle qui est que l'homme peut tirer tout ce dont il a besoin de la terre avec le travail de ses mains.

Q : Donc. le travail manuel est une valeur essentielle à la survie de l'humanité. C'est un peu ça le message.

R : Oui, je crois que nous arrivons à une période extrêmement critique, terrible, alors que c'est une période de progrès. On parle tous les jours avec terreur de l'augmentation du chômage : mais ce chômage est un signe positif. Parce que cela veut dire que les machines n'ont plus besoin de l'homme. On n'a plus besoin de la main d'œuvre. La malédiction du "tu travailleras à la sueur de ton front", c'est fini. Chez Renault, je l'ai encore vu il y a deux jours à la télévison, on voyait un atelier fabriquer une voiture sans un seul ouvrier. On n'a plus besoin de la main de l'homme pour faire ce travail imbécile qu'est le travail de l'usine. Mais malheureusement la main de l'homme ne sait plus faire autre chose. Alors il va falloir inventer une société nouvelle où les machines travailleront pour l'homme, où les hommes recevront le produit du travail des machines et pourront de nouveau s'occuper avec leurs mains, c'est à dire retrouver les métiers artisanaux, retrouver l'art de faire les choses avec les mains. Nous ne faisons pas, même quand nous nous servons de nos mains, nous ne savons pas faire. "Faire", c'est un mot merveilleux. Et je crois qu'il y aurait la place dans une société future pour d'une part le travail des machines qui fabriqueraient les objets de grande consommation sans avoir besoin de main d'œuvre non qualifiée. Il y aurait, comme on le voit déjà aujourd'hui, une espèce de cabine vitrée ressemblant à celle d'un avion, avec un homme en blouse, parfois deux, jamais trois, qui commanderaient tout un atelier et même toute une usine. Il y aurait donc une classe de techniciens, et d'autre part la classe des gens qui n'auraient plus rien à faire dans ce boulot monstrueux ; et c'est a eux qu'il faudra réapprendre le travail des artisans. Dans "La Charette Bleue" je raconte l'histoire d'un charron qui fabrique une charrette de ses mains. C'était son travail ordinaire. Or, c'était génial, ce qu'il faisait. C'est une culture, ça, c'est une culture qui en vaut bien une autre. Donc, à côté de Renault qui fabriquerait des R 5 ou des R 18 ou des R 74, vous auriez des artisans qui fabriqueraient à la main des Rolls ou des Lomborghini. Et la même chose dans tous les domaines de la consommation. Ils y travailleraient quand ils voudraient, sans se casser la nénette puisqu'ils n'auraient pas besoin de ça pour vivre. Ce serait en plus. Je crois que ce monde-là est déjà possible. Il est possible dès demain. Seulement, comme ce n'est pas prévu au point de vue social, au point de vue économique, au point de vue de l'évolution des choses, on risque de traverser une crise affreuse pour en arriver là. Cette société, je l'ai dépeinte dans un de mes bouquins. Ça s'appelle "La Nuit des Temps". C'est la société de Gondawa, cette société qui a disparu, d'après mon livre, il y a neuf cent mille ans et qui était arrivée effectivement à cet équilibre entre les hommes et les machines. Il faudrait y arriver ; sans quoi je ne sais pas où on va.

Q : Ce que vous vener de nous dépeindre, c'est un peu une utopie, c'est à dire un monde où on arriverait à un équilibre entre l'homme et la machine. Mais vous semblez dire qu'avant d'arriver à cette utopie, on va passer par une contre-utopie, c'est à dire un désastre, que vous dépeignez dans beaucoup de vos livres. Il me semble qu'on pourrait distinguer dans vos œuvres les optimistes et les pessimistes.

R : Elles sont toutes à la fois pessimistes et optimistes. Je veux dire qu'au départ je prends une hypothèse, puis je la place sur les rails de la logique et j'appuie sur l'accélérateur pour voir ce que ça va donner. Et généralement ça donne un désastre. Mais au désastre succède l'espoir, parce que ce n'est jamais fini pour l'homme. Je crois que chaque désastre, c'est comme quelqu'un qui grimpe à une échelle, qui tombe d'un barreau ou deux et puis qui recommence à grimper, qui va chaque fols un peu plus haut. Et moi j crois beaucoup à l'avenir de l'homme. Evidemment, demain ou dans vingt ans, l'homme peut faire sauter la baraque ; il en a les moyens. D'un côté comme de l'autre on accumule les moyens de destruction de la Terre alors qu'il y a de quoi la faire brûler cinquante fois. Si on évite ça. si on évite cette super-connerie, la vie de l'espèce humaine commencera vraiment. Parce que nous sommes au commencement de tout. Rien n'est encore commencé. Nous sommes en train de balbutier. Les sciences commencent. La biologie, par exemple, ce qu'elle va pouvoir foire, c'est fantastique. Les problèmes d'énergie seront résolus avant vingt ans. La physique nous promet des découvertes absolument merveilleuses. Les barrières dressées par Einstein aux voyages interstellaires ne tiendront pas. On ira plus loin que le Système Solaire, c'est certain. Je crois que vraiment si on arrive à passer les vingt ans qui viennent, le troisième millénaire sera vraiment le commencement de la véritable histoire de l'humanité.

Q : Il y a dans vos romans un personnage qui revient de temps en temps ; c'est Monsieur Gé. Qu'est Monsieur Gé pour vous exactement ?

R : Monsieur Gé, pour moi, c'est déjà Merlin l'Enchanteur. C'est l'homme qui a les moyens de faire ce que l'homme ordinaire ne peut pas faire. Dans "Le Diable l'emporte" c'est l'homme le plus riche du monde, il est plus riche que le gouvernement des Etats-Unis. Dans "Une Rose au Paradis" il est déjà un peu plus ; il a aussi des pouvoirs mystérieux : il a été tué et il est de nouveau là, il vit sans manger, sans boire ; il est aussi un super-capitaliste puisqu'il vend du blé aux nations mais aussi des machines à décerveler. Je crois qu'il préfigurait sans que je le sache vraiment le personnage de ce roman que j'avais envie d'écrire depuis dix ans qui était Merlin l'Enchanteur. Merlin l'Enchanteur, c'est ce que nous rêvons tous d'être, c'est l'être libéré de toutes les contraintes, sauf celle du bien et du mal. C'est un être au service du bien, c'est à dire au service des autres. Qu'est-ce que le bien ? C'est difficile à définir, mais pour moi, fait le bien celui qui pense aux autres avant de penser à lui-même. Merlin, c'est ça, mais en plus il a la maîtrise du temps, de l'espace et de ta matière ; donc il fait ce qu'il veut. Il est beau, il est jeune, il est malicieux. C'est un personnage que j'adore. J'ai vécu avec lui pendant six mois et ce sont ces six mois les plus beaux de ma vie.

Q : René Barjavel, vous êtes un auteur qui a une certaine renommée en dehors même du milieu de la SF. Jean-Pierre Andrevon nous a raconté qu'il vous avait envoyé un manuscrit et que c'est grâce à vous qu'il a pu commencer a écrire.

R : C'est exact. Je me souviens des débuts d'Andrevon. Il m'a envoyé son premier manuscrit et je lui ai demandé de venir me voir parce que ce manuscrit était bon et plein de talent et j'ai été heureux de pouvoir l'encourager et le recommander à un éditeur. Mais, vous savez, je reçois beaucoup de manuscrits, et c'est très rare de recevoir un manuscrit qui contienne pas seulement du talent mais des promesses de talent. Alors il m'est arrivé malheureusement une histoire épouvantable qui fait que maintenant je ne lis plus de manuscrits. Je les refuse et je les réexpédie dès que je les reçois. Parce que, vous savez, les thèmes de la SF ne sont pas nombreux : ce sont toujours les mêmes qu'on traite de façon plus ou moins différente : voyages dans le temps, dans l'espace ; et c'est très difficile de trouver quelque chose de nouveau. Or, j'avais trouvé un thème nouveau. J'étais ravi, j'y travaillais depuis plus de trois mois, et un jour je reçois une lettre d'un lecteur qui me rappelle qu'il m'a envoyé un manuscrit six mois plus tôt et s'indigne que je ne lui en aie pas même accusé réception. Plein de confusion, je cherche son manuscrit parmi une pile de textes que je n'avais pas eu le temps de lire. Je l'ouvre et je le parcours : c'était mon idée. Ce type-là avait eu six mois ou un an avant moi la même idée. Alors que faire ? Comment aurais-je pu le convaincre que je ne l'avais pas plagié ? Même lui proposer une collaboration, ce n'était pas possible, il aurait toujours pensé que je lui avais fauché son idée. Il ne me restait qu'une chose, c'était mettre mon manuscrit au panier. C'est ce que j'ai fait. Et malheureusement son livre ne valait rien. C'est ça qui est terrible.

Q : Quel en était le thème?

R : C'était une plaisanterie mais c'est un thème qui me permettait de commencer mon roman d'une façon assez amusante : un jour les services secrets américains en Chine s'aperçoivent qu'il y a un grand mouvement de population vers l'Himalaya, surtout des femmes avec des enfants. Et d'un autre côté il y a dans la même région des ateliers et des usines qui ne sont pas des usines d'armements ; ça a l'air artisanal, on ne sait pas très bien ce que c'est. Et ils ne comprennent pas. Et dans l'Himalaya on a creusé des tunnels et une espèce de cheminée formidable. Et puis une jour une brave dame qui était en train de cultiver les poireaux de son jardin dans la banlieue parisienne trouve au milieu de ses poireaux et de ses carottes une sorte de container déposé là par un cerf-volant et ce container contient un bébé. C'est le truc qu'ont trouvé les Chinois pour conquérir le monde sans tirer un coup de fusil  ils envoient des cerfs-volants dans le monde entier et chacun emporte un bébé chinois. Or, les bébés chinois, c'est irrésistible ; on ne peut pas les tuer ; alors le monde entier est envahi par les bébés chinois et quand ils sont devenus adolescents, ils se marient ensemble, ils ont des enfants, etc. Voilà comment la Chine a conquis le monde sans tirer un coup de feu.

Q : C'est bien dommage que ce roman n'ait pas vu le jour.

R : J'en ferai peut-être une nouvelle un jour quand même, mais je ne pourrai pas la développer comme je voudrais. D'ailleurs, s'il est touJours vivant il va croire que je lui ai fauché son idée ; mais comme il y a longtemps de ça, peut-être qu'il ne m'en voudra pas.

Q : De tous vos romans, quelle est l'oeuvre qui vous tient le plus à cœur ?

R : II y en a trois, il y a un essai qui est "La Faim du Tigre" ; c'est un livre de réflexion que l'ai écrit il y a bientôt vingt ans sur le thème "d'où venons-nous, où allons-nous, à quoi sert l'homme, qu'est-ce qu'il fiche sur la Terre, la vie est merveilleuse et en même temps elle est horrible, est-ce qu'il y a une explication à tout ça ?" Les questions qu'on se pose ; et évidemment je ne trouvais pas les réponses. Et puis il a une nouvelle qui donne son titre a mon recueil "Le Prince Blessé". J'aime beaucoup ce texte et je l'ai pensé très longtemps avant de l'écrire. C'est une leçon de bonheur, une nouvelle qui doit apprendre aux gens à être heureux. Je suis heureux de l'avoir écrite et publiée parce que déjà deux fois j'ai reçu des lettres d'adolescents qu'elle a empêchés de se suicider, à qui elle a redonné le goût de la vie. Le troisième est un roman qui est très peu connu mais que j'aime beaucoup, c'est "Colomb de la Lune". Comme la France n'est pas assez riche pour envoyer une fusée, elle envoie un explorateur, mais en ballon. C'est Colomb, il est en hibernation, enfermé dans son oeuf, et une fois que le ballon a éclaté, il est propulsé par un moteur qui tire son énergie du Soleil. Il met très longtemps à arriver sur la Lune et quand il y arrive c'est le désastre parce qu'il s'enfonce dans la poussière et disparaît. En réalité il va trouver là-bas le monde de ses rêves.

Q : Dans la plupart de vos romans, vous avez cherché des recettes du bonheur. Le monde de Merlin représente-t-il un bonheur peut-être accessible dans l'avenir ?

R : Je ne crois pas. Mon livre, tout en étant tout de même dans la ligne de mes autres livres, est un peu à part. Ça a été pour moi un bain de merveilleux, un monde où on a tous rêvé de vivre. J'y ai vécu pendant six mois et quand j'ai écrit le mot "fin" je me suis senti exilé. Merlin, c'est le fantastique, la jeunesse, la beauté, le merveilleux, et puis c'est deux belles histoires d'amour, celle de Merlin et Viviane et celle de Lancelot et Guenièvre. C'est aussi les aventures de ces chevaliers qui n'étalent pas des armoires à glace quadragénaires ; ce sont des adolescents, le roi Arthur a 17 ans, Lancelot a 15 ans et Perceval 14 ans quand ils se font armer chevaliers, Viviane a 12 ans quand elle rencontre Merlin. C'est un monde d'une jeunesse, d'une vigueur et d'une joie de vivre absolument fantastiques.

Q : René Barjavel, je pense que vos lecteurs partageront votre enthousiasme et regretteront de refermer le livre. Je vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.