Article de René Barjavel
dans le magazine féminin
Modes et Travaux, n° 959, octobre 1980

Ce jour-là...
par René Barjavel

Personnalité d'exception, il est sincère, contradictoire, passionné et cohérent néanmoins, Sincère jusqu'à l'ingénuité, c'est un homme seul et d'une seule pièce :il exprime des sentiments profonds avec une probité intellectuelle parfaite.

Contradictoire, à l'opposé de la quasi-totalité de l'humanité, partagé entre êtres du soir et ceux du matin, gauchers et droitiers, passéistes et futuristes, il témoigne à travers son oeuvre qu'il est un passéiste cultivant le souvenir des hommes et des choses, et aussi un homme du présent se projetant hardiment dans le devenir de l'humanité.
Passionné de la vie, amoureux de la femme, indulgent au compagnon épris de son métier, soucieux de son lecteur.
Cohérent malgré tout parce qu'il est un homme seul, un ingénu qui n'a jamais appartenu à une chapelle, à un dogme, à une mode.
F.P.


Ce jour là, pour la première fois, je vis ma prose imprimée... Trente lignes en italique, à la deuxième page du Progrès de l'Allier. Cela s'intitulait « Billet du Matin ». J'avais dix-neuf ans.

Une fille du même âge, qui vient de mettre au monde son premier enfant, doit éprouver le même étonnement, le même bonheur, la même fierté. Voilà ce que je venais de faire, moi, petit-fils de paysans illettrés, fils d'un boulanger qui ne savait pas écrire cinq mots sans dix fautes d'orthographe : J'étais publié.,.

C'était l'aboutissement d'un long chemin commencé à Tarendol, le hameau de mes ancêtres, au sud-est de la Drôme, pays superbe, terre pauvre sur laquelle, depuis des siècles, quelques familles subsistaient à la limite extrême de la misère. Un jour, mon grand-père avait pris son plus jeune fils par la main et l'avait conduit à Nyons, pour qu'il y apprenne le métier de boulanger. Au moins, il mangerait à sa faim. Et un jour mon père m'avait pris par la main et m'avait conduit au collège pour que je m'instruise et devienne fonctionnaire. Au moins, j'aurais la sécurité. Au collège, je fis la première rencontre importante de ma vie : celle du Principal, Abel Boisselier qui, deux ans plus tard, m'emmena avec lui à Cusset, près de Vichy, où il venait d'être nommé. C'est à Cusset que je terminai mes études. Cinq années de pensionnat-liberté sous la direction d'un Principal génial qui n'avait qu'une crainte : voir ses élèves être saisis par la tristesse ou l'ennui. Il s'occupait à les distraire en organisant des représentations ihéâtrales, des bals, des promenades, des conférences sur des sujets plaisants. Ses cours de français étaient des feux d'artifice d'intelligence. Son respect pour les grands auteurs se nuançait d'ironie. Il ne prenait rien vraiment au sérieux, sauf la joie. En règle générale, il réduisait ou supprimait les punitions infligées par les surveillants ou les professeurs. Et pour les quelques pensionnaires il tenait porte toujours entr'ouverte. J'ai passé plus de temps sous les grands arbres des « Cours » de Cusset, en promenades et discussions passionnées avec des garçons et des filles de mon âge, que dans les vieilles salles d'études du « bahut ». Boisselier, de haute et forte taille, veillait sur tous avec lucidité et bienveillance. Il ne cessait de sourire que pour éclater d'un grand rire heureux et moqueur.

J'eus la chance de traverser mon adolescence à bord de ce collège extraordinaire et d'apprendre à aimer le travail et les études littéraires au lieu de les subir, et à regarder l'univers avec émerveillement, sans être dupe du monde.

Obligé, faute d'argent, de gagner ma vie dès le baccalauréat, j'essayai brièvement divers métiers que je repoussai : ils étaient sans joie. Le plus terrible fut celui d'employé de banque. Pendant 6 mois je fis des additions dans de grands registres reliés de toile noire. Des colonnes de chiffres de quarante centimètres de haut ! Je faisais l'addition une seconde fois pour vérifier : je trouvais un second résultat.. Cinq, six fois : autant de résultats différents... Les « banquiers» d'aujourd'hui n'imaginent pas de quels supplices les machines calculatrices les ont délivrés... J'en sortis par la coïncidence d'une place vacante au Progrès de l'Allier et d'une amitié qui m'y catapulta. Le Progrès était un quotidien imprimé à Moulins. Il ne tirait qu'à 10000 exemplaires, mais il les tirait tous lès jours, y compris le dimanche. Sur quatre pages grand format. Parfois six, les jours de foire. Nous étions deux pour le faire : le directeur et moi... Plus un jeune avocat qui écrivait le billet politique radical socialiste en fumant d'énormes quantités de cigarettes. Là, j'ai tout appris du métier de journaliste : le reportage des faits divers régionaux, le compte rendu des sports, le « rewriting » des correspondants communaux, le dépeçage à grands coups de ciseaux de Paris-Midi, un succulent quotidien parisien dont un exemplaire nous arrivait par le train de 18 heures et qui nous fournissait, sans le savoir, l'essentiel de notre copie... Plus la correction, la mise en page, toute la « cuisine » technique, jusqu'au moment où la vieille rotative, blottie dans la cave, se mettait à tourner en faisant trembler l'immeuble...

A l'heure du matin, le « convoyeur » arrivait pour transporter à la gare les exemplaires destinés aux villes et villages du département. C'était un retraité, conduisant une petite voiture tirée par un âne. Véhicule non polluant...

Mais toute cette activité ne constituait pas pour moi l'essentiel de mon travail. L'essentiel, le fruit au sommet de l'arbre, c'était mon Billet du Matin. Dès mon arrivée au journal, j'avais demandé et obtenu le droit de l'écrire. C'était ce qu'on appelle aujourd'hui un « papier d'humeur », quelques reflexions personnelles inspirées par un événement local, par une rencontre dans la rue, par un rayon de soleil, par l'oeil mélancolique d'une vache au marché aux bestiaux, par un coup de bonheur ou de mélancolie...

C'était un contact direct, intime, ayec mes .lecteurs. Ce n'était pas un monologue, mais la moitié d'un dialogue, l'autre moitié étant constituée par la réaction de l'abonné du Progrès de l'Allier ou de l'acheteur au numéro qui, après avoir parcouru les titres de la « Une », ouvrait le journal, accrochait son regard au petit pavé en italique, le lisait rapidement et souriait, ou grimaçait, ou ricanait...

Cette conversation avec mes lecteur, je la poursuis depuis un demi-siècle, en tant que journaliste et en tant que romancier.
Jamais je ne me suis senti seul devant mon papier blanc, qui est en réalité un papier de couleur, vert ou bleu, ou jaune, parfois même rosé ! car le reflet de la lumière sur le blanc, année après année, brûle les yeux... Même dans l'effort d'écrire, dans l'application à trouver toujours la phrase la plus simple, la tournure la plus efficace, l'image la plus éclairante, c'est au lecteur que je pense. Je cherche à effacer, toujours, le plus possible, les obstacles entre lui et moi, entre ma pensée et la sienne. Quand j'écris « il pleut », je voudrais qu'il oublie qu'il est en train de tire et qu'il entende la pluie...
Pour parvenir à être très simple et très clair, il faut travailler beaucoup. C'est un métier. C'est le mien. Je l'aime et je le fais de mon mieux, comme mon père boulanger et mes grands-parents paysans ont fait le leur. Je suis resté cinq ans au Progrès de l'Allier, avec une interruption d'un an pour le service militaire. Et un jour je rencontrai, à Vichy, l éditeur Robert Denoël, qui venait de publier le Voyage au bout de la nuit de Céline. Il était également l'éditeur d'Aragon, de Cendrars d'une pléïade éblouissante de jeunes auteurs. Il m'offrit de venir travailler chez lui, à Paris, comme chef de fabrication. Ce fut ma deuxième rencontre providentielle.

Quelques années plus tard, je lui donnai à lire, tout tremblant, mon manuscrit. Il était toujours mon patron, mais il était, en plus, devenu mon ami. Il lut mon ouvrage dans la nuit. Le lendemain, il me consacra une matinée, épluchant devant moi, page par page, presque ligne par ligne, ce que j'avais écrit avec tant d'enthousiasme et d'efforts, et me montrant, avec une clarté éblouissante, quels étaient mes défauts et quelles étaient mes qualités, ce que je devais éviter dans ma façon d'écrire, ce que je devais supprimer, ce que je devais développer.

Je repris mon manuscrit et le récrivis entièrement. Je me levais à 4 heures du matin, je travaillais jusqu'à 8 heures. Ensuite, j'enfourchais mon vélo et me rendais à ma tâche de chef de fabrication. C'étaient de longues journées. Elles passaient. vite...

Je n'eus plus jamais besoin par la suite, des conseils de Robert Denoël. « Ce jour-là », en quelques heures, il avait fait de moi un écrivain.

Le mois prochain : F. MALLET-JORIS

 

BIOGRAPHIE

Cet enfant pauvre, devenu romancier en passant par l'édition et le journalisme, a touché à d'autres écritures. Au cinéma, on lui doit vingt adaptations talentueuses et dialogues brillants tels ceux de la série des « Don Camillo ». II a relancé le goût des romans d'anticipation (Ravage) devenus « de science-fiction ». Son billet d'actualité hebdomadaire motive les lecteurs du. Journal du. Dimanche.

Seuls, son art d'être grand-père et sa passion pour la photo, sont restés secrets.

BIBLIOGRAPHIE
Aux éditions Denoël
Ravage, roman.
Le voyageur imprudent, roman.
Tarendol, roman.
Cinéma total.
Le diable l'emporte, roman.
Journal d'un homme simple.
La faim du tigre.
Aux Presses de La Cité
La nuit des temps, roman.
Les chemins de Katmandou, roman.
Le grand secret, roman.
Colomb de la lune, roman.
Les années de la lune, chroniques.
Les années de la liberté, chroniques.
Les années de l'homme, chroniques.
Les fleurs, l'amour, la vie, album.
En collaboration avec Olenka De Veer
Les dames à la licorne, roman.
Les jours du monde, roman (suite).
Aux éditions Flammarion
Le prince blessé, nouvelles.
Aux éditions Garnier
Si J'étais Dieu...
Aux éditions Albin Michel
Lettres ouvertes aux vivants qui veulent le rester.

Vient de paraître aux Editions Denoël : La charrette bleue (Souvenir d'enfance).