Dossier de « La Charrette bleue »
Édition Le Tallandier


René Barjavel
La mémoire et l'anticipation

 

Une surprise m'attendait dans le hall d'entrée de l'immeuble qu'habite René Barjavel dans le VIIe arrondissement. Sur la porte menant à son appartement, un écriteau était suspendu : DANGER PERMANENT. Renseignement pris ce n'était pas l'occupant des lieux qui représentait un tel danger, mais un ascenseur en construction. René Barjavel, lui, est un homme rassurant, grand, couronné d'une crinière d'un blanc très pur, comme le mont Ventoux en plein hiver, parlant d'une voix basse et un peu chantant qui lui est restée de son enfance drômoise. Il me reçoit dans sa bibliothèque ou les livres envahissent tout ; les étagères, les fauteuils, les meubles et même le plancher. A n'en pas douter, René Barjavel est un grand amateur de livres ? Il est vrai que non seulement il en écrit, mais aussi qu'il en a fabriqué dans sa jeunesse. Une jeunesse dont nous allons parler non sans une certaine complicité car nous sommes nés à peu de kilomètres à vol d'oiseau l'un de l'autre. Quelques mots de provençal ; quelques recettes de cuisine venant de nos aïeules ; quelques évocations de paysages communs… et nous avions quittés Paris pour le pays de la Charrette bleue, de Tarendol, des oliviers, de la lavande et des vers à soie...

- L'enfance malheureuse est à la mode chez les écrivains. Elle est presque devenue un genre littéraire. Depuis que le roman feuilleton a disparu il semble que certains auteurs entendent faire pleurer Margot en racontant leur vie… Mon enfance à moi a été heureuse. Je n'ai pas à en rougir et je ne pense pas que mes lecteurs s'en plaignent.

René Barjavel dit cela sans être agressif ni provoquant. C'est une évidence de sa mémoire, pour solde de tout compte de ses souvenirs. Mais d'où venait ce bonheur ?

- Paradoxalement, il venait de la guerre. Les hommes étaient au front. Les femmes travaillaient. Les pères ni les mères ne pouvaient persécuter leurs enfants - fut ce de leur sollicitude. Je jouissais d'une liberté complète. Ou presque. Je jouais dans les petites rues de Nyons, je courrais à la campagne. Je n'avais guère de compte à rendre sur mon travail d'écolier - heureusement d'ailleurs.

Autre chose a fait cette enfance heureuse, ce que René Barjavel appelle sa "sensualité totale". Il a vécu ses jeunes années en dégustant littéralement le monde, la vie

- Lorsque je me suis mis à écrire ce livre j'ai été envahi de nouveau par toutes les sensations qui avaient marqué mon enfance. Le goût de la cuisine paysanne - en fait très raffinée - que l'on faisait à la maison avec les légumes les plus simples, le "baïan" au parfum d'ail et d'oignon, l'"aïgo boullido" avec son brin de sauge, l'omelette aux olives, la tomme fraîche et sucrée. Il y avait aussi les odeurs de la lavande sauvage dans la montagne, le kaki dont on cueille les fruits au début de l'hiver, les cerises tardives du mois d'août, l'odeur du pain que mon père cuisait…

Plus que d'anecdotes, c'est de fugaces allusions que la Charrette bleue est faite. René Barjavel s'y révèle un peintre impressionniste : il procède par touches successives.

- Je n'ai jamais vu d'aussi beau spectacle que celui du marché aux vers à soie, ou plutôt aux cocons qui se tenait à Nyons, place Carnot. Toutes les nuances possibles de l'or étincelaient au soleil.

Cet univers de Haute Provence, ou René Barjavel a vécu son existence buissonnière, et qu'un jour est venue troubler l'arrivée d'un "aéroplane" (ainsi disait-il) dans un champ, était aussi peuplé de personnages qui fascinent encore le sexagénaire qu'il est.

- Il y avait bien sur ma mère, mon père, mes frères, le grand père Paget, l'oncle Gustave, mais aussi les femmes. J'ai été véritablement un enfant "couvert de femmes". Ma mère, mes cousines Lydie et Nini sont aujourd'hui octogénaires, et sont revenues vivre à Nyons, après des intermèdes à Paris et en Tunisie...

Un jour, il fallut quitter les jupes des cousines pour aller à l'école.

- Je n'étais pas un bon élève ou plutôt j'étais un élève que les gens, autour de moi semblaient avoir pris parti de considérer comme tel ? Il est vrai que je n'aimais pas l'arithmétique ni la géographie. En revanche je devais être bon en rédaction française, et, un jour, on a lu un de mes devoirs en classe. J'étais stupéfait, émerveillé. On me faisait enfin des compliments ! Je crois que ce sont les autres qui font de vous ce que vous êtes. Lorsque, plus tard, j'avais apporté à mon professeur de dessin une sorte de nature morte représentant un paquet de Gauloises colorée au pastel, celui-ci l'avait méprisée. Ce seul fait, je crois, m'a empêché d'entreprendre. Je rends encore grâce à ce professeur de dessin qui m'a permis, peut être, de devenir écrivain.

Après l'école primaire, c'est le collège. Le jeune René, pour la première fois de sa vie est vouvoyé par ses maîtres. Parmi eux, le principal, M. Boisselier, qui allait devenir son "père intellectuel". D'Abel Boisselier " épicurien, intelligent, ironique ou humoriste, René Barjavel parle avec une véritable émotion.

- Je dois beaucoup à cet homme. Je ne sais pas ce que sans lui, je serais devenu. Il a pris mon destin scolaire en charge et peut-être mon destin tout court. C'était un personnage exceptionnel très en avance sur son temps. Au collège de Cusset, où il avait été nommé, il avait décidé tout seul que, désormais, les classes seraient mixtes - c'est à dire avec des filles. Or l'Administration n'avait pas suivi. Un jour, on a annoncé au collège l'arrivée d'un inspecteur d'Académie. Il a fallu cacher les filles partout où on le pouvait : dans les placards, dans les caves à charbon...

A l'époque, la mère de René Barjavel est morte. Son père a abandonné la boulangerie.

- Cet homme qui était un parfait boulanger, un maître dans sa corporation a été bouleversé par la mort de sa femme ? Comme je le raconte dans mon livre, il a vendu sa boulangerie et entrepris une nouvelle profession, celle de cafetier pour laquelle il n'était pas fait. Il offrait à boire à tout le monde et ne faisait payer personne. Il est resté dans la profession comme représentant en liqueurs. Il n'y fit pas fortune. Il était une manière de poète. Il n'a jamais su ce qu'était l'argent - il m'a, d'ailleurs laissé cette ignorance en héritage. Je me souviens de mon quinzième anniversaire. Abel Boisselier subvenait à mes besoins les plus immédiats, mais je n'avais qu'un seul costume, une seule paire de souliers. Mon père m'a fait un cadeau. Il avait dû penser qu'à quinze ans, j'étais devenu "un homme" et il m'a offert…une boite de cigares. Moi qui n'ai jamais aimé les mathématiques, le pastis (malgré mon ascendance provençale), le "picodon" (qui est un fromage de chèvre fort) ni le tabac ! Ce geste dépeint l'homme : libéral, généreux et un peu fou dans le meilleur sens du terme.

La mort de Marie B n'avait pas bouleversé que son époux. René, comme il l'évoque dans la Charrette bleue, en a été irrévocablement atteint.

- Les plus grandes tragédies peuvent aller de pair avec l'invraisemblable. Ma mère est morte, à Nyons, dans la Drôme, de la maladie du sommeil, une maladie qui, jusque là et même après, ne frappait que les coloniaux. Il a du y avoir, à l'époque, une vingtaine de cas en Europe. Ce fut celui de ma mère. Le trypanosome qui l'a tué était venu d'Afrique, encore que le premier taon venu de nos campagnes puisse véhiculer ce parasite. Il y a des souvenirs qui n'ont rien d'impressionnistes, et sont d'un réalisme que le temps n'efface pas. Celui de ma mère mâchant un bout de bois pour empêcher ses dents de claquer de fièvre, par exemple, ses délires et son agonie qui a duré deux ans…

Désormais, René n'a plus de famille. Ses frères sont mariés, sa mère est morte, son père est absent : "Il voguait, si je puis dire". Il est allé le voir, une fois, en vacances, alors qu'il avait son café à Vaise, près de Lyon.

- J'ai découvert, là, le monde du prolétariat. Petit paysan, fils d'un boulanger de Nyons, je ne connaissais pas la ville. Vaise m'est apparu comme un enfer : celui des usines du XIXè siècle, avec des ruelles aux pavés crasseux, des logements abominables pour les ouvriers dont beaucoup étaient déjà des travailleurs immigrés. L'usine qui faisait face au café de mon père a fermé ses portes. Du jour au lendemain, il n'a plus eu de client. Mon père s'en est allé, aussi nu que lorsqu'il était venu au monde.

Écolier, collégien, René Barjavel a déjà rencontré la littérature sur son chemin. A travers les illustrés du temps : Cri-cri, l'Épatant ou le Petit Illustré. Mais aussi à la faveur d'un innocent cambriolage qu'il a effectué dans la remise du bureau de tabacs de Nyons, où il a découvert parmi les invendus Lectures pour tous, Je sais tout, les romans populaires à deux sous, et les classiques : Le Père Goriot, l'Homme qui rit, Vigny, Musset, le Cid et Iphigénie.

- Déjà, au collège de Nyons, avec Delavelle, mon professeur royaliste et Boisselier, bien sûr, j'avais été impressionné par la chose littéraire. J'aimais Musset, je connaissais par cœur les stances du Cid. Ms premières amours se sont passées en vers. J'étais un romantique. J'ai découvert alors la poésie contemporaine ans une anthologie publiée par un éditeur d'avant garde qui s'appelait Kra. Un bouquin rouge, où j'ai lu les premiers poèmes d'Aragon et les surréalistes. J'étais un grand lecteur et la vocation d'écrire s'est emparée de moi. Je ne savais pas quoi ni comment, mais j'avais ce désir. Cela m'a valu, sans doute, de passer mon bachot malgré mon peu de performance dans les sciences exactes.

Poursuivre ses études, voilà la question qui se pose à René Barjavel. Il n'a pratiquement pas de famille, il n'a pas d'argent. Son maître Boisselier s'occupe de lui trouver ce qu'on appellerait aujourd'hui un "job".

- Il ma déniché une place chez une de ses connaissances qui était un peu escroc sur les bords et tenait, à Vichy, une agence immobilière. Mon travail a duré trois semaines. Mon patron m'avait envoyé encaisser une traite chez un avocat du coin. Il s'agissait de trois mille francs environ de l'époque. L'avocat m'a fait répondre qu'il n'était pas là. Je lui ai laissé la traite - que mon employeur, cela va sans dire, n'a jamais revue. Là s'est terminée ma carrière dans l'immobilier.

Ensuite, René Barjavel, jeune bachelier, donne des leçons particulières à des potaches.

- C'était des leçons d'anglais, une langue que je connaissais aussi peu que mes élèves. Il fallait que je prépare chacun de mes cours, que j'apprenne la veille ce que j'allais enseigner le lendemain et surtout qu'ils ne me posent pas de questions.

Tenez-vous bien, ce futur grand écrivain qui était peu doué en arithmétique, devient employé de banque.

- Mais oui ! A la Banque populaire, qui avait une petite agence à Vichy, dont le directeur était un ancien caissier sorti du rang, qui portait chapeau melon, col dur, et partait le soir, cultiver son jardin à bicyclette après avoir mis des pinces à son pantalon. J'avais affaire à d'immenses registres, où se trouvaient les comptes de la clientèle. C'est moi qui devait faire les additions. J'en faisais plus qu'il n'était utile, car, à chaque fois, le total était différent. Je divisais ces grandes colonnes en petites, ce qui n'arrangeait rien car je continuais de me tromper dans les additions partielles. Je suis parti.

C'est alors que la chance, comme l'on dit, "sourit" à René Barjavel ? Le sourire en question vient d'un quotidien de Moulins qui s'appelait le "Progrès de l'Allier".

- Son propriétaire était Marcel Régnier qui était, alors, une lumière du parti radical-socialiste, sénateur de l'Allier, ministre des Finances. Cet organe de presse lui servait avant tout pour les élections. Mais enfin on paraissait tous les jours dix ou douze mille exemplaires. Dès le premier jour, j'y ai fait ma chronique. Anonyme, bien entendu. Le personnel du journal n'était pas pléthorique. Il y avait un directeur qui s'appelait René Lamy et lorsqu'il s'est aperçu que j'accomplissais bien ma tâche, on ne l'a plus vu au journal Je suis donc resté seul. L'après-midi, je faisais le tour de la gendarmerie, du commissariat de police. Ma prose se limitait à ce style que Stendhal, grand amateur du code civil, eût sans doute apprécié : "Il a été trouvé, devant l'épicerie de Mme Dublin, un gant de filoselle de la main gauche : prière de le réclamer à la mairie." Il n'y avait pas, comme vous le voyez, un mot de trop. Le soir, je venais au journal vers sept heures. J'y trouvais les dépêches des correspondants locaux, secrétaires de mairie, instituteurs et autres, et surtout je recevais, merveille des merveilles, l'édition du jour de Paris-Midi, qui était tombée le matin même et avait pis le train pour Moulins. Alors les ciseaux accomplissaient mon ouvrage. Je faisais mon journal avec tous les articles de Paris-Midi qui n'étaient pas signés. Je recevais aussi des dépêches d'une agence de presse qui s'appelait "Radio". On ne pouvait, évidemment, s'en servir que pour des évènements exceptionnels car les droits étaient chers. Après la copie, je corrigeais les épreuves, je faisais la mise en page et j'accompagnais le journal jusqu'à son tirage. Vers une heure du matin, mon travail était terminé.

L'ironie tendre que René Barjavel montre en parlant de ses début journalistiques cache mal une passion qui ne s'est pas éteinte en lui pour ce métier.

- Le plus beau des métiers du monde ! Je l'ai appris sur le tas, à une époque où les techniques modernes de compositions n'avaient pas encore pris le pas sur l'artisanat. Mes chroniques étaient lues par des clients fidèles qui n'imaginaient pas que je n'avais que dix-huit ans.

Un jour Marcel Régnier engage un deuxième rédacteur.

- Il venait de l'Ain. On l'appelait le Gros Émile. Je suis parti pour Vichy, pendant la saison, comme correspondant du journal. A l'époque, la saison de Vichy était un véritable festival international. On y rencontrait le Pacha de Marrakech, les grands colons qui venaient soigner leur foie, à sept heures du soir les trompettes situées sur le toit sonnaient aux quatre coins de l'horizon les quatre notes de Siegfried… On m'a même payé un smoking pour assister à ces festivités, rencontrer ces gens illustres. Un smoking qui, d'ailleurs, avait été payé par la publicité du journal.

On organisait aussi des conférences à Vichy, et l'éditeur Robert Denoël a été invité à parler des rapports entre éditeur et auteurs.

- J'étais fou de littérature et pour moi, à cet époque, Denoël était le Phénix. Il avait édité le Voyage au bout de la nuit de Céline qui venait d'avoir le prix Renaudot… On m'a chargé de le présenter au public. Je suis allé l'attendre à la gare. C'était un grand garçon à peine plus âgé que moi. Après sa conférence, nous avons passé la nuit à bavarder. Je ne sais qui lui a envoyé le compte-rendu que j'avais fait de sa conférence et de l'interview qu'il m'avait donnée. Il m'a télégraphié en me demandant si je voulais venir travailler chez lui. Inutile de dire que j'ai donné tout de suite mes huit jours au Progrès de l'Allier et je suis monté à Paris.

Une fois à Paris, René Barjavel se met à écrire son premier livre. Il s'appelait François le fayot.

- Ce livre était inspiré par les souvenirs de mon service militaire. J'étais violemment anti-militariste. Aujourd'hui, le garçon que j'étais collaborerait à Libération. J'avais été dans l'infanterie à Chaumont. La discipline imbécile de l'époque, la sottise idiote des sous-officiers, tous vérolés, idiots… (Ici, pour la seule fois au cours de notre entretien, René Barjavel s'anime, il rugit presque.) Sentir que ces gens-là avaient sur moi un droit de vie et de mort… Pour la moindre bêtise, c'était le tribunal militaire, les bat'-d'af… J'en avais ressenti une telle rancune que j'avais écrit François le fayot. Le "fayot", vous le savez, était celui qui avait rempilé : un épouvantable personnage, une brute, un bon à rien…

Échappé à l'enfer en uniforme, René Barjavel se marie, a deux enfants, la guerre arrive.

- Je l'ai faite comme zouave. J'ai eu de la chance de ne pas être prisonnier. Quand je suis revenu, j'ai retrouvé un manuscrit dans un tiroir, je lai relu. C'était abominablement mauvais. Je l'ai jeté, mais une graine en est restée, celle de l'histoire d'amour qu'il contenait. C'est devenu plus tard Tarendol.

Un roman qui se passe pendant la guerre et dont on a récemment fait un feuilleton pour la télévision. René Barjavel travaille alors chez Denoël, où il commence par s'occuper d'une revue.

- Cette revue s'appelait Le Document. C'était une sorte de Paris-Match mais mensuel et, chaque fois, un seul sujet y était traité : le Pape, le Front commun, etc. Une bonne formule pour le public, mais qui a été catastrophique pour Denoël. Je me suis alors occupé de la fabrication des livres. J'ai achevé d'apprendre mon métier d'imprimeur, la technique de l'offset, de l'héliogravure, puis, peu à peu, je suis devenu chef de fabrication. Je connaissais tous les papiers, tous les formats, tous les caractères.

Passé du journalisme à l'édition, René Barjavel y retrouve le lyrisme de la chose imprimée. Il en parle avec passion.

- L'univers de l'imprimerie est mon deuxième univers après celui de la paysannerie. Je suis blessé, aujourd'hui, de voir ce monde disparaître. La photo-composition en a détruit tous les charmes. On a affaire à d'énormes monstres mécaniques : on met un rouleau de papier à une extrémité de la machine et le livre sort tout emballé à l'autre bout. Les compositeurs de mon temps étaient de vieux typographes devenus linotypistes - déjà - et c'était presque une déchéance. Il y avait cette odeur de plomb, cette odeur d'encre. Des odeurs artisanales. Tout cela est devenu une industrie.

En 1950, René Barjavel tombe malade : c'est la tuberculose. Il doit s'arrêter de travailler. Il n'était plus chez Denoël, mais il en devient lecteur pour gagner un peu d'argent. Robert Denoël, lui, est mort en 1945, assassiné. "Sans doute un crime crapuleux, pense René Barjavel, encore qu'à l'époque on ait fait mille hypothèses sur les raisons de sa mort"

- Robert Denoël était devenu un ami. C'est lui qui a fait de moi un écrivain. En 193, je lui avais apporté le manuscrit du roman qui devait s'appeler Ravage et auquel j'avais voulu donner comme titre : Colère de Dieu.

Ce livre, le premier à être publié de Barjavel, a été l'un des plus grands succès littéraires contemporains. Il fut tiré à l'époque à cinquante mille exemplaires. Aujourd'hui, en on compte plus d'un million.

- Deux ans avant la guerre, j'avais fait partie des groupes Gurdjieff. Cela avait orienté ma pensée vers une critique fondamentale de notre société moderne. Quand je suis rentré de la guerre, j'ai continué mon activité avec ces groupes. Je me suis aperçu, à un moment donné, à quel point cette société si développée, si puissante, capable de faire des guerres formidables, était vulnérable. Pourquoi ? Parce qu'elle dépend entièrement de l'énergie. J'ai donc écrit une histoire, au début de l'Occupation, dans laquelle une civilisation connaît soudain une privation totale de ses sources d'énergie. Aujourd'hui, c'est à dire près de quarante ans plus tard, on étudie mon livre dans les collèges, et j'ai, actuellement, sur mon bureau, une dizaine de lettres de lycéens qui me demandent de venir en classe pour leur parler de Ravage. Ils s'imaginent que j'ai écrit ce livre l'année dernière : il est vrai que mon roman devient d'une actualité folle.

En 1943, René Barjavel en avait donc apporté le manuscrit à Denoël. Il l'avait trouvé bon, mais…

- Il n'a pas aimé le titre, Colère de Dieu. Il a quand même lu le manuscrit dans la nuit et, le lendemain, il a consacré sa matinée à me montrer quels étaient mes défauts et mes qualités. Il a remplacé le titre par celui de Ravage. J'étais jusque là un journaliste, il a fait de moi un écrivain. En cette matinée, il m'a appris mon métier. C'était un homme fantastique. A part Céline, tous ceux qui sont passés chez lui lui doivent quelque chose de leur talent. Denoël était un éditeur dans le grand sens du mot.

Aujourd'hui, Ravage est considéré comme un roman de science-fiction.

- Je n'avais pas employé le mot, à l'époque, ne fut ce que parce qu'il était inconnu du public français. J'avais baptisé mon livre "roman extraordinaire" , en hommage à Jules Verne qui avait baptisé les siens "voyages extraordinaires". En fait, le mot qui était alors en vogue était celui d'anticipation. On 'en serait en France pour désigner les livres de Verne et de H.-G. Wells. Les romans dits de "science-fiction" ont commencés d'être publiés par la collection du Rayon fantastique par Hachette et Gallimard. Admirables romans, d'ailleurs. Je traversais tout Paris pour aller les acheter à la bibliothèque de la Gare de Lyon où j'étais sûr de les trouver. Je les ai tous : ce sont mes incunables - et il est vrai que la collection complète vaut aujourd'hui une fortune. On m'a alors qualifié d'auteur de "science-fiction", ce que je ne suis pas. Je suis un écrivain qui se situe beaucoup plus dans la tradition des contes philosophiques du XVIIIè siècle que dans celle de la science-fiction américaine.

Pourquoi René Barjavel semble-t-il se défendre de cette confusion que fait la critique ou l'histoire littéraire à son égard ?

- Parce qu'il n'y a dans mes livres que des personnages humains (il n'y a pas d'extra-terrestres), l'action se déroule toujours sur la terre, je raconte les aventures de l'homme et de l'humanité et non pas celles de créatures purement imaginaires, si tant est qu'on puisse parler d'une imagination "pure"

Avec la Charrette bleue, ce n'est plus d'anticipation qu'il s'agit, mais, pourrait-on dire, du contraire. C'est un roman écrit au passé personnel. Une nouvelle veine, peut-être, dans l'œuvre de René Barjavel.

- Cela dépendra de l'accueil qui sera réservé à mon livre. Moi, j'ai envie de continuer mais sans abandonner le genre de romans que le public attend de moi. Actuellement, je m'occupe beaucoup de la Charrette. Avec vous, avec d'autres journalistes. A la radio, à la télévision. Dans quinze jours, je vais me remettre à l'ouvrage, écrire un nouveau roman, avant la fin de l'année si possible.

Barjavel n'est pas, pour autant, un écrivain "aux pièces". Le roman n'est jamais pour lui une corvée annuelle ou autre. Il ne s'y oblige pas.

- J'ai toujours eu un second métier, comme le recommandait Georges Duhamel. Je ne suis pas médecin comme il l'était, je suis journaliste. Une façon comme une autre de me rester fidèle et de dire ce que je pense. Cela dit, mes lecteurs attendent de moi des romans. Je ne voudrais ni me décevoir ni les décevoir…

      Propos recueillis par Jérôme Le Thor