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René Barjavel |
AVEC |
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Pour moi, le personnage, c'est l'homme,
l'espèce humaine. Un de mes romans a été
publié dans une collection de science-fiction. Il
n'a jamais atteint le tirage de mes autres
romans, mais dans cette collection, c'est un des
best-sellers. |
EXPRESSION NOUVELLE |
ÉPOQUE |
- Le cinéma est en train de lui donner sa
véritable dimension. Elle était jusqu'à maintenant
considérée avec un mépris anivisé par
l'intelligentzia littéraire. On ne la juge, en fait,
que sur ses mauvais titres, et sur des collections
populaires. Dans le roman traditionnel aussi, il
y a. des collections populaires et des rnauvais
livres. Je considère la science-fiction, non pas
comme un genre littéraire, mais comme une
nouvelle littérature. Elle comprend tous les
genres : il y a, par exemple, une science-fiction
historique très à la mode aujourd'hui. On fait
de la science-fiction moyenâgeuse, satirique,
épique, lyrique, politique. Elle a ceci de différent
de la plupart des romans qll'elle ne se borne pas à
l'étude des petites coliques sentimentalo-érotiques
du couple, du trio... ou du groupe. Que ce soit chez
un bon écrivain ou chez un écrivain médiocre, le personnage
principal, c'est l'espèce humaine. Que sornmes-nous
en train de devenir ? Voilà le problème. |
- Le cinéma est un spectacle, et le cinéma français l'a trop oublié. En regardant la télévision, je peux compter le nombre de fois où l'on voit quelqu'un ouvrir ou fermer une porte, descendre ou monter un escalier, entrer dans une pièce, en sortir, etc... on a oublié qu'il faut d'abord faire du spectacle. Les metteurs en scène de science-fiction s'en donnet en ce moment à-cceur-joie. Mais cela va passer. Cette explosion correspond à l'étape épique de la S.F. : je pense à Burroughs, Van Vogt, Azimov, à toutes ces grandes épopées cosmiques... Le cinéma est en train de faire la même chose : la Guerre des étoiles en est un exemple. Des personnages du XIXème siècle sont égarés dans des décors futuristes. |
DES BOMBES |
Mais tous ces décors et le côté spectaculaire de ces
films vont donner au public le goût de cette littérature.
Il faudrait évidemment que les auteurs répondent à une
telle demande. Malheureusement en France, les bons écrivains ne veulent
pas s'intéresser à ce genre. Merle, Gary et quelques autres
ont fait de grands romans de science-fiction. Mais la plupart
de ceux qui s'y sont adonnés étaient de petits jeunes gens, des
débutants qui s'imaginaient pouvoir écrire n'importe quoi n'importe
comment, pour la seule raison qu'ils se situaient en dehors du
roman traditionnel. Cela a fait un tort immense à la science-fiction française. |
- Et cette Paix universelle, ne serait-elle pas encore un piège tendu à l'humanité ?
Ne produit-elle pas une irrémédiable dégradation de la planète ? |
DEUX FORMES DE LA DÉRAISON COLLECTIVE |
UNE MINCE |
Je reviens de Ceylan, où j'ai passé des vacances : c'est loin de
tout, il y a cette mer bleue, étale, calme comme nulle part ailleurs. Eh bien ! sur l'eau on
aperçoit une petite pellicule de mazout, et il paraît qu'on la trouve même au milieu du
Pacifique. Ce que je fais dire à la brave institutrice noire de mon livre est vrai : le
plancton est en train de crever ! Et cela pose un problème épouvantable, car c'est le
plancton qui fabrique notre oxygène. On est aussi en train de raser les dernières forêts,
et la forêt amazonienne elle-même va y passer. |
- Alors nous sommes vraiment condamnés à
voir arriver sur nos têtes un gros nuage noir ? |
LA MÉMOIRE |
- II se détruit, mais je lui ai trouvé une mort tellement magnifique ! Pour cela je me suis inspiré du livre de Jean Charon : L'Esprit cet inconnu, où il explique que nous sommes constitués d'atomes, eux-mêmes constitués de particules qui elles, sont immortelles. Charon prétend que ces particules ont de la mémoire : non seulement leur propre mémoire, mais une mémoire universelle, parce qu'elles échangent des informations. Cela m'a paru extrêmement réconfortant de penser, que des couples qui avaient connu un amour fou, extraordinaire, allaient continuer à s'aimer pendant l'éternité. |
- Il me semblait au contraire que la fuite des deux héros vers le soleil rejoignait
le désespoir des héros des Chemins de Katmandou. | |
L'AMOUR | - J'ai appris, avec stupéfaction, alors que le livre se trouvait en cours d'impression, que ce que j'avais imaginé, on était en train de le découvrir dans les laboratoires. Les biologistes ont, en effet, isolé une molécule qui supprime l'agressivité et rend aimable. Quant à l'histoire du chien, j'ai toujours proclamé que le seul être vivant qui connaisse l'amour, c'est le chien. Il est tout amour, il se donne entièrement : on a beau lui taper dessus, un chien aime et ne sait faire que ça. Il m'a donc paru normal que l'on trouve la molécule d'amour dans le cerveau du chien. |
Ce personnage horrible qui bat le chien, je l'ai appelé Mr.G. On le trouve dans d'autres
romans, dans Une Rosé au paradis, dans le Diable l'emporte, dans Colomb de la Lune,
c'est celui qui à un moment donné décide de la destinée de l'humanité. |
EXCLUSIVITÉ DU CORTEX |
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- Avec cette hypothèse on retrouve un thème cher à la science-fiction, celui des « mutants ». |
UNE PÊCHE |
- Les mutations ne sont pas si spectaculaires, en réalité. Les hommes savent provoquer
des mutations dans le végétal : on obtient une pêche qui est un peu plus rosé que la pêche
précédente, ou un épi de maïs qui aura quelques grains de plus. Les grandes mutations sont de
toute façon néfastes et vouées à disparaître. En tout cas, ce n'est pas dans la science-fiction
qu'on en trouve les exemples les plus vraisemblables. - Vivons-nous maintenant ces « temps bénis où les hommes savaient qu'ils étaient heureux » ? Sommes-nous heureux ? |
- Bien sûr ! Bien sûr que vous êtes heureuse, mais vous ne le savez pas ou vous n'y pensez pas. D'abord, si l'on s'en tient au simple point de vue matériel, notre temps est un temps béni. L'homme, et la femme surtout ont été débarrassés de la plupart des travaux répugnants et difficiles. Je pense à ma grand-mère paysanne : la vie qu'elle menait était quelque chose d'épouvantable. Levée avec le soleil, pas une minute de repos dans la journée ! On faisait encore la lessive en ébouillantant le linge ! Les hommes, de leur côté rentraient des champs complètement harassés. Quant aux ouvriers des usines, je ne dis pas que leur sort soit béni aujourd'hui, mais ils travaillent huit heures par jour, cinq jours par semaine, alors que leurs pères travaillaient beaucoup plus et vivaient plus mal. |
DES TEMPS BÉNIS |
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Aujourd'hui, bien sûr, il y a cet épouvantable fléau qu'est le chômage, mais du temps
de mon enfance, un type, qui ne travaillait pas, il crevait ! Nous sommes
bien vêtus. A l'époque de mon grand-père, les vêtements faisaient toute la vie,
et encore ! certains étaient portés par plusieurs générations. J'ai le
souvenir d'une tante paysanne vêtue d'une espèce de robe qui ressemblait à un 'habit
d'Arlequin, tellement elle était rapiécée. La pauvreté aujourd'hui en France n'est rien à côté
de ce qu'elle fut voici seulement un siècle. Mais au fond, le problème n'est pas seulement là, le
bonheur dépend de la façon dont on prend les choses. Le grand bonheur que nous avons et
dont personne ne s'aperçoit, c'est d'être vivants, d'être cette combinaison fantastique de
miracles, qui nous permet de voir, sentir, goûter, toucher, entendre... Il faut aller au
devant de l'univers, au devant de la création, l'accepter, lui ouvrir les bras. Le bonheur, c'est
maintenant, et pas demain. Je dis souvent aux adolescents que je vais voir dans les lycées : je
suis en train de vous parler, vous m'écoutez, mais est-ce que vous vous en rendez compte ? II
ne faut pas recevoir mes mots passivement, que vous soyez d'accord ou non avec ce que je vous
dis. Est-ce que vous sentez seulement le bois de la table sur laquelle vous vous appuyez ?... En
fait, nous passons notre temps à fermer les portes qui nous donneraient accès au monde. |
L'UNIVERSELLE |
- Plus exactement, nous avons une idée de la justice et nous trouvons que la situation du monde est injuste. Parce que nous sommes des repus et que des populations meurent de faim. Je pense à l'Inde où je suis allé et où je l'ai vu de mes yeux. La justice, ça n'existe pas, c'est tout. Dieu n'est pas bon, il est indifférent, il s'en fout. |
Il a jeté la vie dans la matière, et puis ça se
débrouille ! Et la vie nous paraît parfois monstrueusement injuste. Des changements
peuvent intervenir, où les repus seront les affamés, où les affamés seront repus, mais la
justice sociale ne peut pas exister. En Inde, il y a 700 millions d'hommes, il y en aura bientôt un
milliard et demi et la moitié meurent de faim. Qu'est-ce qu'on peut faire ? En nourrir un, en
nourrir deux, et puis quoi ? Savez-vous d'où cela vient ? Quel est le plus grand malfaiteur de
la terre ? |
DE LA MORT DES ENFANTS |
SANTÉ OU |
Pasteur, avec la vaccination est à l'origine de cette explosion
démographique épouvantable. Quand je suis passé de l'Inde au Népal, la différence entre les
deux pays était frappante. Il y avait encore là-bas à l'époque où j'y suis allé une mortalité
infantile importante. En Inde, à Calcutta, tous les matins, l'on ramassait dans les rues des
pleins camions d'enfants morts de faim - ce qui est beaucoup plus épouvantable que de
mourir de maladie. En revanche, lorsque je suis arrivé au Népal, j'ai vu des enfants glorieux,
superbes, sales, mais de belle santé : ils avaient de quoi manger. Quant au développement
industriel que l'on a pu apporter au tiers-monde, il crée d'autres problèmes. Ce qui nous
maintient, nous, dans une certaine prospérité, c'est la petite densité de notre population. |
- Et aussi le fait que nous nous appuyons sur leur pauvreté, en amenant par exemple
certains pays à pratiquer une monoculture dévastatrice.
- C'est une explication un peu simple. Il y a eu effectivement un grand dérangement lorsque
les cultures se sont interpénétrées, lorsque l'Europe a violé l'Afrique, lorsqu'elle a détruit
les traditions, les cultures originelles pour y fourrer son rationalisme et sa rapacité. Les
Indiens d'Amérique du Sud ne se sont pas encore remis de la conquête portugaise et
espagnole, ils sont encore des esclaves.
- Et ce « sabir », cette langue des rues que parlent dans Blade Runner, le film de
science-fiction de Ridley Scott, les petits marchands, les employés, les subalternes,
composée d'un mélange de japonais, d'anglais, d'allemand, d'espagnol : il apparaît
comme un phénomène d'extrême décadence.
- Cela ne fait que montrer avec quelque exagération ce qui va effectivement se produire.
Il suffit pour s'en persuader, d'écouter parler les lycéens. Mais, puisqu'il est question de
mots, je suis surpris que vous ne m'ayez pas interrogé sur le nom du héros, Olof... Mon livre
n'est qu'une version futuriste de l'histoire biblique de Judith. Elle a sauvé son peuple
encerclé par les soldats de Nabuchodonosor, en tuant, après s'être donnée à lui, le chef des
armées qui s'appelait... (H) oloph(erne) !
Propos recueillis par Anne Lavaud.