Interview de René BARJAVEL
dans France-Soir Magazine

du 13 octobre 1984 (n°12.493)

BARJAVEL, CET "ENCHANTÉ" DE L'AN 2000


L'auteur de l'Enchanteur raconte ici, pour la première fois, le troisième millénaire comme si nous y étions déjà.
 
Chez lui, René Barjavel a deux animaux de compagnie : son chat (mi-persan, mi-gouttière), nommé Chafou, et ce petit âne en peluche, trouvé en Irlande, donc celte comme Merlin dont il est la monture d'élection.

Les temps changent. Ce n'est pas nouveau mais il redevient à la mode de s'en apercevoir. Mourousi nous le disait, avec une allégresse féroce, le mois dernier, d'autres le redécouvrent pour meubler le vide de leur vertige politique. L'an 2000 et sa suite sont, en tout cas, dans le vent. Or un livre, publié cet été par Denoël, répond de manière magistrale à nos interrogations. René Barjavel, son auteur, l'a intitulé « L'Enchanteur » et ce nom n'est pas usurpé. Dès la première page, il nous prend sous son charme et nous entraîne jusqu'au mot « Fin » au grand galop de ses duels d'amour et de ses batailles passionnées. Son thème est l'un des plus ancien de notre littérature populaire : l'histoire de Merlin, de Viviane, de Guenièvre, du roi Arthur et de la quête du Graal par ses chevaliers. Mais en réinventant ces fééries à sa façon - et dans quel style ! - Barjavel nous offre un récit qui est à la fois le plus palpitant des romans d'aventure, la plus émouvante des chansons tendres. Et la plus éblouissante des réflexions sur... le futur ! Car il est, à soixante-treize ans, si attentif à tout ce que l'on aperçoit de celui-ci dans la science d'aujourd'hui qu'il vt dès à présent dans le prochain millénaire. Et comme ces années 2000 seront, par-dessus tout, merveilleuses, il se balade avec une aisance prodigieuse parmi les prodiges de Merlin. Quand on les lit, tels qu'il nous les restitue, on se dit que ce diable d'auteur doit en savoir presque autant que son magicien sur les secrets des fées, des démons et du bon Dieu réunis ! Voilà pourquoi nous sommes allés lui demander : « Mais que savez-vous donc, en vérité ? Comment voyez-vous le monde et son avenir ? Sur quoi reposent vos découvertes ?... » Il répond au cours de cette interview et dans les extraits significatifs de son livre : « L'avenir est à nous. Et il va être magnifique ! » Voilà l'enchanteur enchanté !

J.P.



 
"Je suis à
jamais un homme
émerveillé"

 

FRANCE-SOIR MAGAZINE. - Dans « L'Enchanteur », vous évoluez dans l'univers de la féérie où s'aiment Merlin et Viviane avec un tel naturel que l'on a l'impression que votre art de nous y faire croire tient, avant tout, à ce que vous y croyez vous-même ! Quelle est donc vraiment votre idée du monde ? Et des hommes ?

René BARJAVEL. - J'ai publié mon premier roman, « Ravage », en 1943. Et depuis quarante et un ans, le personnage permanent de mes livres, c'est l'être humain. Pas en tant qu'individu particulier : l'analyse érotico-psychologique, les tragédies et les comédies habituelles d'un personnage ou d'un milieu de m'intéressent pas. Ce qui me passionne, c'est le pourquoi et le devenir de l'homme. Voilà une sorte de « presque singe » qui survient il y a trois ou quatre millions d'années, qui n'a qu'un caillou dans les mains pour conquérir la terre, et qui y parvient ! Quel roman ! Mais pourquoi le rôle du héros lui est-il assigné, à lui ? La réponse à cette question est la grande quête de ma vie. Je n'ai pas plus trouvé que Merlin le secret du Graal. Mais comme le dit le personnage du roi Pêcheur dans « L'Enchanteur » : l'important n'est pas de prendre des poissons mais d'essayer de les attraper !

 » Je suis parvenu, en tout cas, aujourd'hui, à cette paix que donne la certitude qu'il y a une réponse à la question. Je ne la connaîtrai sans doute jamais. Mais, pour moi, il est évident qu'elle existe. J'aborde ces dernières années de ma vie dans une tranquillité totale. Il y a une explication à la présence de l'homme dans le monde. Et je suis, à jamais un homme émerveillé par la vie.

F.-S. M - Et vous n'êtes pas un homme angoissé par l'avenir ? Du caillou à l'atome, nous avons, certes, fait beaucoup de chemin, mais, aujourd'hui, nous voici...

R.B. - Nous voici à un moment crucial de l'histoire humaine. Mais c'est un moment fascinant. Et si l'homme ne fait pas sauter la baraque, il va entrer dans un âge dont nous n'avons qu'une faible idée...

 » Les sciences sont à leur commencement. Nous ne savons rien. L'homme est aujourd'hui au début de tout. La biologie, la physique, la connaissance de l'univers n'en sont qu'à leurs balbutiements !

 » Nous allons, avant vingt ans, franchir le premier pas de cette ère nouvele, avec la fusion atomique [Analoque à l'énergie solaire, la fusion thermonucléaire contrôlée, objet de recherches gigantesques, procurera une énergie quasiment inépuisable.]

 » Grâce à elle, nous aurons alors résolu le problème de l'énergie pratiquement gratuite pour la terre entière. Ce sera une révolution aussi importante pour l'espèce humaine que la maîtrise du feu, il y a quatre cent cinquante mille ans. Or, nous ne sommes pas encore sortis de cet âge du feu ; la combustion est toujours notre grande source d'énergie. Mais nous approchons de son terme. Et alors tout va devenir possible.

 » Mais il faudra inventer un nouveau monde, car les machines, les robots, les ordinateurs vont libérer complètement l'homme de toutes ses tâches inférieures.

F.-S. M - La transition ne sera pas forcément facile, on le voit déjà...

R.B. - C'est vrai. Et ce sera un moment tragique, car, dans un premier temps, il ne peut que produire une crise. C'est un enfantement que nous devons nous efforcer de maîtriser le mieux (ou le moins mal !) possible. Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que, jusqu'à présent, à travers toutes les civilisations, ces travaux durs, éprouvants mais indispensables ont toujours transformé en parias toute la partie de l'humanité qui devait les accomplir. En réalité, débarrassés de cette nécessité, tous les hommes vont devenir vraiment libres !

F.-S. M - De ne rien faire ?

R.B. - Certainement pas ! Libres de choisir leurs activités, de réinventer, par goût et non plus sous la contrainte du besoin, l'artisanat, l'art, le travail manuel. Il ne faut pas oublier que c'est par ses mains que l'homme est devenu intelligent, qu'il a « inventé » le progrès. Notre époque a trop tendance à ne plus s'en souvenir. On réhabilitera la main. Et on libérera l'esprit de tous les « ismes qui l'accaparent aujourd'hui. Les hommes politiques qui les conçoivent et les perpétuent sont trop inspirés pas les intérêts et les idéologies sociologiques. Et pas assez par le véritable sens de la vie.

F.-S. M - Mais quel est-il, selon vous ? Et où le chercher ?

R.B. - Simplement dans la vie elle-même. Il ne suffit pas d'être en vie, il faut être « vivant ». C'est à dire savoir à chaque instant qu'on est au coeur d'un prodige et être en contact, en harmonie avec lui. C'est difficile, mais lorsqu'on parvient à en prendre conscience, on en reçoit un perpétuel émerveillement qui paie au centuple des efforts que l'on a consentis... Le plus souvent, nous voyons, mais nous ne regardons pas, nous entendons, mais nous n'écoutons pas. Les choses nous bousculent au lieu que nous portions la main sur elles. Nous devrions en disposer pour notre bonheur, et ce sont elles qui nous possèdent pour notre angoisse. Pourtant chacun de nous est au centre de tout, au milieu de l'univers entier. Chacun de nous possède les portes que le créateur (ou la nature, comme l'on voudra) lui a données pour y pénétrer. Mais nous oublions de les ouvrir. Pour ma part, je suis sans arrêt ébloui par le phénomène de la vie.
 

TOUT
CELA ETAIT DANS
TOI

Merlin prononça un mot d'une langue ancienne et le lui fit répéter pendant plusieurs minutes. Il était difficile à articuler. Il fallait à la fois le dire, le souffler et le siffler un peu. Cela ressemblait à "sfulsfsuli..." Mais ça ne peut pas s'écrire...

- Bon ! Bien ! dit Merlin souriant. Ça va à peu près. Il comprendra !... Maintenant, dis-le en touchant en même temps ton nez et ton menton... Comme ça...

- Et qu'est-ce qui va se passer?

- Tu verras bien !... Allez !...

Elle mit le bout de son index sur le bout de son nez et son pouce sur son menton et dit-siffla-souffla " sfulsfsuli... "

Alors naquirent dans l'air un, puis deux, cinq, vingt, puis un peu partout autour d'elle, une foule d'oiseaux multicolores, comme elle n'en avait jamais vus ni même imaginés, de couleurs éclatantes ou exquises, pépiant et chantant et tournant autour d'elle tandis que dans l'herbe poussaient et s'épanouissaient les fleurs de tous les printemps du monde, d'où s'envolaient des papillons.

- Oh !... Oh !... Oh !...

Elle ne savait rien dire d'autre, elle était submergée par la joie de ce qu'elle voyait et de ce qu'elle sentait dans tout son corps, qui lui semblait habité partout par des oiseaux volants en train de chanter.

Elle se jeta contre Merlin, le serra dans ses bras, se souleva sur les orteils pour l'embrasser.

- Merci ! Merci !

Elle s'écarta de lui avec autant de vivacité, et leva ses deux bras vers les oiseaux qui tourbillonnèrent autour de ses mains et s'y posèrent en bouquets.

- Tu n'as pas à me remercier, dit Merlin, tout cela était dans toi.

F.-S. M - Mais votre enchantement peut être le résultat d'une longue initiation, votre quête du Graal à vous : vous avez peut-être trouvé des voies privilégiées pour y accéder ?...

R.B. - J'ai essayé. J'ai fait partie du groupe qui, autour de Gurdjieff [philosophe, écrivain, mort en 1949 à Paris ; unissait dans une même recherche de soi, la pensée, le sentiment et le corps], les cherchait. J'ai exploré la spiritualité indienne, orientale, sans y trouver ce que je cherchais. Elle a trop de répulsions envers la vie. Pour elle, celle-ci est une épreuve abominable qu'il faut subir et dont on doit se détacher pour accéder au nirvana.
 

"J'ai eu
aussi ma part de
souffrances"

 

 » C'est une démarche qui ne me comble pas du tout ! Pour moi, la vie est une merveille, et c'est par l'amour de la vie que l'on doit arriver à l'expliquer. Elle comporte des souffrances, bien sûr, et i'en ai eu ma part; mais il y a deux façons de considérer le malheur. Une façon négative, qui renie la beauté de la vie et qui ne fait qu'ajouter au malheur ; une façon positive qui réside dans un certain détachement en face de lui et le rend moins cruel à supporter. Ce détachement n'a rien à voir avec l'indifférence. Il repose sur la foi que l'on garde dans la vie, dans l'incroyable merveille que représente la nature qu'elle anime. Et dans l'ordre qui organise cette nature. Car cet ordre existe, Il n'est pas le fait du hasard, il est même inscrit dans nos gènes...

 » Les gènes, c'est le programme de la vie, de son organisation. Il est inscrit sur une sorte de "ruban télégraphique" dans chaque cellule vivante. Si l'on mettait bout à bout le ruban contenu dans toutes les cellules d'un corps humain, on obtiendrait une ligne dont la longueur serait de mille fois la distance de la Terre au Soleil ! Voilà ce qu'est la vie...

 » Mais il suffit d'imaginer ce qui se passe à l'intérieur d'un simple brin d'herbe pour réaliser quelle merveille elle est. Je suis un mordu de photo couleur et de macrophotographie. Eh bien, je peux consacrer un après-midi entier à traverser un pré et découvrir à chaque seconde des sujets de photos tous plus beaux les uns que les autres !

 » En réalité, il y a sans doute autant de voies que d'individus. Comme Viviane, chacun a la sienne en soi-même. Et je dois peut-être l'admiration que je voue au monde où nous vivons, très simplement, à mon enfance...

 » J'ai été un enfant heureux. Je vivais à Nyons où mon père était boulanger, mais mon père était absent : c'était la Grande Guerre, et j'avais huit ans quand il en est revenu et que je l'ai vraiment connu. Durant cinq ans, tous les enfants, autour de moi, ont été des enfants libres. Les pères n'étaient pas là et les mères les remplaçaient au travail. Nous vivions dans les rues, dans les jardins, dans la campagne, livrés à notre besoin de la découverte. Et je passais mon temps à explorer tout aussi bien la vie qui grouillait sous la terre que celle qui bruissait dans les arbres. J'ai grandi au milieu des femmes, élevé par des femmes, et j'en ai reçu beaucoup d'amour. L'amour des premières années de la vie est peut-être plus important que tout. Il vous donne une foi dans le bonheur que l'on garde sans doute toujours... Rien ne me cause plus de plaisir que de voir ces jeunes mères d'aujourd'hui portant leurs bébés dans un sac, sur leur buste. Ils sont ballottés comme lorsqu'ils étaient dans leur ventre, mais ils sont aussi rassurés, car ils ont presque le même contact. La mode qui consistait à élever, bien isolés de tous, des enfants qu'il fallait toucher le moins possible, a fabriqué des générations de filles et de garçons qui ont usé leur vie à rechercher ce contact qu'ils n'avaient pas eu dans leur petite enfance. Il est l'expression la plus fruste, la plus instinctive mais la plus profonde de l'amour. »

F.-S. M - L'amour...

R.B. - L'amour est la clef de tout. Pas le sexe, pas la chiennerie que l'on confond un peu trop, ces temps-ci, avec la liberté d'aimer ! Un des caractères les plus graves de notre temps, à mon sens, est qu'on ne parle plus que des droits ! Nous sommes dans une revendication perpétuelle de chaque individu devant les autres. La politesse, la gentillesse, la courtoisie sont des qualités surannées, dévaluées, alors qu'elles impliquent, en réalité, le respect d'autrui. L'amour, tel que nous le voyons trop répandu, accapare, s'approprie. Son vocabulaire le dit bien : "Je te veux" "Je te prends" "Tu es à moi". Alors que l'amour tel que je le conçois est un don... Pour moi, l'amour est une attitude envers tout ce qui existe. Il commence par l'amour que l'on porte aux objets. Non par goût de la propriété, mais par respect de ce qu'ils représentent. Un soir, chez des amis, j'ai assisté à un concert donné par des musiciens soufis. A la fin, celui qui venait de jouer durant une heure de la flûte à bec l'a élevée lentement à la hauteur de son visage et, avant de la ranger, l'a embrassée. Voilà un parfait exemple de l'amour. Il est tout autant dans celui des fleurs, des bêtes, que dans les passions les plus exaltantes. Une des premières leçons à donner aux enfants est de leur apprendre à aimer leurs objets, c'est-à-dire à les respecter. Car on leur enseigne en même temps à aimer et à respecter les humains. L'amour n'est pas l'attachement ; celui-ci n'est qu'un sentiment de possession, alors que l'amour doit être "détaché". Ce n'est pas aimer l'autre que de le vouloir ligoté.

 » Mais, bien sûr, c'est dans le couple qu'il trouve son plus bel achèvement.

 » J'ai écrit "L'Enchanteur" pour deux raisons. D'abord parce que je venais, avec mon livre précédent, "La Charrette bleue", de retrouver mon enfance et que, en inscrivant le mot fin, je m'étais retrouvé très malheureux. Avec Merlin, je revenais vers elle : je me composais pour moi-même le roman que j'aurais aimé lire à huit ans !... Ensuite parce qu'il y avait longtemps que j'avais envie de réinventer l'histoire d'amour superbe qui unit Merlin à Viviane. Couple idéal, en face du couple malheureux de la reine Guenièvre et de Lancelot. Celui-ci est séparé par le destin mais il possède tout de même toute la richesse de l'amour humain.
 

L'AMOUR
QUI
S'ACCOMPLIT

Marchant de lumière en lumière, [Lancelot] arriva devant une porte ouverte sur une lueur douce, dans un mur de vigne folle... Il entra... [Sans l'avoir voulu ni l'un ni l'autre, Lancelot et Guenièvre succombent alors à leur amour réciproque] Ici nous ne pouvons que nous taire. Pour décrire l'amour qui s'accomplit, tant de joie éperdue, la timidité d'abord, peut-être l'effroi, le coeur qui veut sauter hors de la poitrine, les mains qui veulent connaître, qui se tendent, qui se posent, qui se brûlent, la découverte, l'émerveillement, les corps qui se joignent peau à peau et s'unissent, la stupeur, l'envol, le bonheur de l'autre, la douce lassitude, la tendresse, la gratitude infinie, et la redécouverte et le nouvel élan, et les frontières de la joie sans cesse reculées, et celles du monde volant en éclats, pour dire la délivrance du coeur que plus rien ne gêne, l'épanouissement de l'esprit qui comprend tout, pour donner même, une faible idée de ces moments hors du temps et de toutes contraintes, il faudrait employer d'autres mots que ceux dont dispose le langage ordinaire. Pour parler des joies de l'amour et des lieux du corps qui leur donnent naissance, il n'existe que des mots orduriers ou anatomiques. Ou d'une pauvreté si misérable, qu'ils sont comme une peinture grise sur le soleil. Le plus affreux d'entre eux est le mot « plaisir »...

Les amants inventent leur propre vocabulaire, mais il n'a de signification que pour eux. Alors laissons Guenièvre et Lancelot murmurer, balbutier, chanter leur amour, leur folie, leur éblouissement. La porte s'est refermée. Eloignons-nous, en silence...


 

F.-S. M - Votre choix d'un récit qui se déroule dans le haut Moyen Âge n'exprime-t-il pas aussi une certaine nostalgie d'une époque totalement différente de la nôtre ? Auriez-vous aimé vivre dans un autre siècle ?

R.B. - C'est une question qu'on me pose souvent dans les lycées où l'on m'invite à venir rencontrer les élèves. Et ma réponse est toujours catégorique : certainement pas !

 » Notre époque me paraît tellement passionnante que mon seul regret est de ne plus avoir une cinquantaine d'années
 

"Nous
sommes au seuil d'un
autre monde

 

devant moi pour assister à ce qui va s'y accomplir. Le troisième millénaire va être prodigieux. Il va être celui de l'éclatement de l'homme... ou celui du retour à l'amibe si nous nous faisons tout sauter à la figure ! Même dans ce cas, d'ailleurs, je ne crois pas que la vie disparaîtrait de notre planète. La vie a la peau si dure qu'elle serait bien capable de reprendre tout de zéro ! Savez-vous que lorsqu'on est allé sur la Lune on en a rapporté des instruments de mesure qui y avaient été déposés un an plus tôt. Et l'on a retrouvé sur l'un deux une bactérie qui avait échappé à la stérilisation pourtant rigoureuse qui leur avait été appliquée avant de quitter la Terre. Durant un an cette bactérie avait subi, sur la Lune, alternativement te froid absolu et des températures de quatre cents degrés ; elle était restée sur un globe dénué d'atmosphère ; eh bien, quand on l'a récupérée, on l'a placée dans un milieu nutritif et elle a recommencé à vivre et à se multiplier ! Je sais bien que beaucoup d'espèces ont disparu au cours des millénaires, et l'on peut se demander si l'espèce humaine ne sera pas un jour, très simplement, gommée, elle aussi...

 » Mais l'homme est un animal fantastique. Il ne me paraît pas possible qu'il n'ait pas une mission spéciale dans la création, même s'il s'invente des moyens de se détruire en même temps que des moyens de se dépasser. Quand on voit le luxe de précautions que la nature prend pour que la vie continue (une femelle de poisson pond un million d'œufs pour assurer sa reproduction...), on ne peut admettre que ce phénomène inouï qui aboutit à l'homme n'ait pas de raison d'être. Et cette raison d'être qui lui est bien particulière est certainement ce qui le distingue de tous les autres êtres vivants ; le phénomène spirituel dont il est l'unique dépositaire.

 » L'un des traits captivants de notre époque est l'extraordinaire renouveau de recherche spirituelle que l'on voit, aujourd'hui, préoccuper des gens de tous les âges.

 » Le matérialisme simplet et borné dans lequel on a voulu se confiner depuis un siècle a fait son temps. Ce sont les physiciens matérialistes eux-mêmes qui ont démontré que l'univers n'est pas animé par la seule matière, mais par "autre chose" qui ressemble furieusement à l'esprit.

 » "L'univers que nous découvrons ressemble de moins en moins à une grande mécanique et de plus en plus à une grande pensée", a dit l'un d'eux, l'Américain James Jean. Et à Princeton, l'un des premiers centres de recherche fondamentale, les esprits les plus éminents du monde scientifique ont publié un commentaire de leurs plus récentes découvertes qui dit en substance que l'explication matérialiste ne suffit plus à justifier tout ce que l'on connaît à présent de l'univers. Par la voie rationaliste et scientifique on est arrivé à la nécessité de cette "grande pensée cosmique" qui est le propre de la spiritualité. C'est une réconciliation extraordinaire. Elle m'inspire un espoir fou !

 » D'autant plus que c'est la génération qui est déjà là aujourd'hui qui va devoir amorcer cette révolution. Nous sommes devant la porte d'un autre monde.

F.-S. M - Commence-t-il par la conquête de cet espace où nous accomplissons depuis vingt ans nos premiers sauts de puce ?

R.B. - Certainement. La terre est une graine. Si nous n'avons pas la folie de faire tout sauter, elle va ensemencer l'univers. À ce niveau-là, aussi, les dernières découvertes scientifiques sont stupéfiantes. Dans le domaine de l'énergie, nous approchons peut-être de cette fameuse équation cherchée par Einstein, celle du champ universel ; elle permettrait de puiser directement dans l'énergie universelle dont celles que nous connaissons ne sont que des variantes.

 » Mais dans le domaine de nos déplacements dans l'espace, les dernières observations des astrophysiciens sont encore plus vertigineuses. Ils pensent, en effet, avoir observé, à la limite de l'univers qu'ils peuvent apercevoir, de nouveaux quasars qui se déplaceraient à une vitesse dix fois supérieure à la vitesse de la lumière ! Si c'est fondé, cette découverte remet en question toute la physique moderne. Elle ouvre des horizons fabuleux. Elle peut transformer toutes nos possibiliés de déplacements dans l'espace. À la limite, on peut imaginer qu'elle permettra peut-être de les rendre instantanés ! [Régie par les limites de l'espace et du temps définies par Einstein, cette physique considère que rien ne peut aller plus vite que la lumière sous peine d'anéantir l'univers ! Or, parallèlement aux astrophysiciens, des spécialistes des particules atomiques viennent, dans l'infiniment petit, d'accomplir d'autres découvertes qui inspirent elles aussi l'idée d'un « état » du monde capable, au minimum, d'être beaucoup plus rapide que la lumière. On voit que l'idée est dans l'air.]

F.-S. M - Vous croyez à la réalité des phénomènes paranormaux que certains assurent observer dès aujourd'hui ?
 

"Tout est
possible, rien n'est
sûr !"
Merlin
Ce visage d'un inconnu du Vè siècle a inspiré à Barjavel celui qu'il prête à Merlin.
Il l'a découvert dans la mosaïque byzantine de l'église Saint-Georges, à Salonique.

R.B. - A leur égard, je suis à la fois très ouvert et très méfiant. Tout est possible, mais il me semble que l'on n'est encore sûr de rien. Ce qui est certain, c'est que nous sommes dans un tout petit coin de la création et que l'immensité de ce qui échappe à nos sens, à notre raisonnement a toutes les chances d'être infinie. Mais il y a des clefs pour tout. Il faut seulement trouver les bonnes serrures. Et, pour les trouver, les chercher là où elles se trouvent... Dans la tradition du soufisme [tendance mystique issue de l'Islam, mais nettement différenciée de lui par divers apports chrétiens et panthéistes] avec lequel je me sens d'intimes affinités, il y a un personnage de simple d'esprit nommé Nas Roudin. Il est le héros de petites fables pleines de malice. Dans l'un de ces apologues, on le voit occupé à chercher, la nuit, quelque chose dans la rue éclairée par un quinquet. "Que cherches-tu ? lui demandent les voisins. — Mes clefs ! répond Nas Roudin. — Tu les as perdues dans la rue ? — Non, dans ma maison ! — Pourquoi les cherches-tu ici, alors ? — Parce que, ici, il y a de la lumière et que chez moi il n'y en a pas !"

 » Tout y est dit ! Mais je crois que dans le courant du renouveau spirituel que nous voyons naître en ce moment, il est possible que quelqu'un se lève et remette la lampe sur la table ! Alors nous apercevrons les liens qui doivent nous unir à l'univers — ou à Dieu, si l'on préfère.

 » C'était la vocation des religions. Mais je trouve, depuis mon enfance, qu'elles ne connaissent plus le chemin de Dieu. Je suis en colère contre les curés "politiques" d'aujourd'hui. Ils sont certainement animés par de très bons sentiments, mais ils ont oublié que ce que l'on attend d'eux n'est pas de montrer les erreurs de la terre, mais le chemin du ciel !

 » J'ai en revanche une confiance énorme dans la jeunesse, Pas celle dont on parle dans les journaux, qui n'en constitue que les scories ; celle que je rencontre dans les lycées. C'est cette génération montante qui va devoir commencer ce nouveau monde auquel je crois. Si elle n'y parvient pas, il y a de grands risques de voir tout s'abîmer dans des péripéties de plus en plus dramatiques. Mais je suis sûr qu'elle va s'en révéler capable... »

F.-S. M - L'amour sera-t-il pour cette jeunesse-là aussi la « clef » de tout ?

R.B. - Pour elle tout aussi bien que pour toutes celles qui l'ont précédée et toutes celles qui lui succéderont...

F.-S. M - Les chevaliers en quête du Graal, dans votre livre, devaient pourtant se garder vierges ! Et la chasteté y est présentée comme une vertu cardinale...

R.B. - C'est la thèse des romans de la Table Ronde que j'ai longuement étudiés avant d'entreprendre « L'Enchanteur ». L'influence misogyne des moines anciens venus effacer la vieille tradition druidique des anciens Celtes y est sûrement pour beaucoup. On retrouve toutefois la même idée dans l'hindouisme : la « force du bas des reins », si elle ne passe pas dans le sexe, remonte vers le cerveau qu'elle enrichit de facultés intellectuelles nouvelles. J'avoue que je suis assez sceptique. Pour moi, rien n'est plus beau qu'un couple épanoui. L'homme et la femme qui réussissent ce prodige créent, ensemble, un troisième être qui dépasse chacun d'entre eux et qui les relie à l'harmonie du monde.
 

LA PREMIÈRE
JEUNESSE DU
MONDE

Et puis [Viviane et Merlin] marchèrent l'un vers l'autre, leurs mains caressant au passage les feuilles et les fleurs. Les oiseaux de Viviane chantaient, et d'autres oiseaux chantaient dans l'île et sur le lac. A mesure qu'ils avançaient, leurs vêtements fondaient dans l'air, et lorsqu'ils furent l'un près de l'autre, rien ne les séparait plus, aucun interdit, aucun regret, aucune honte, aucune peur. Ils étaient ensemble, dans la nudité parfaite de la première jeunesse du monde.

Ils se rapprochèrent encore, lentement, et des pieds à la tête leurs corps se touchèrent. Ce fut comme s'ils recevaient le ciel et la terre. Ils entraient dans la joie de l'amour absolu où la chair et l'esprit se rejoignent, se confondent et emplissent l'univers.


 

Propos recueillis par Jacques Prézelin
Photos François DARMIGNY

© Encadrés extraits de "L'Enchanteur', Denoël.