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Jardin des modes
Jardin des modes

N° 524 - octobre 1970

 
 
PAROLE D'HOMME
VIVRE SANS SE MORDRE
par René Barjavel
Portrait de René Barjavel en tête de l'article

 

Auteur de six romans de science-fiction, dont le dernier « La Nuit des Temps », est le plus connu, René Barjavel aime imaginer l'avenir. Critique de télévision, il sait regarder le présent. Mais, il semble, dans le domaine des sentiments, rester fidèle à la tradition.

Une tradition qui ne mélange pas forcément l'amour, le sexe et le mariage...
 
 

On ne peut espérer qu'un homme « comprenne » un jour une femme, ni réciproquement. Leurs psychologies sont aussi différentes que leurs fonctions vitales, et même plus. Car si leurs fonctions, comme leurs formes, sont heureusement, complémentaires, leurs façons de recevoir le monde, de le penser, et de réagir à ses impacts, sont aussi peu voisines que celles de la fourmi et de la girafe.

Puisque Dieu, la Nature et la Société veulent qu'ils vivent ensemble, faute de se comprendre, il leur reste à s'entendre.

En ce qui concerne le couple il s'agit pour chacun d'apprendre quels sont les attractions, les répulsions, les habitudes et les réflexes de son partenaire et, au lieu de se rebeller contre eux, de les utiliser pour lui donner de la joie. Cette opération est parfaitement réussie lorsqu'elle est réciproque, mais même à sens unique elle peut faire deux heureux, si le plus aimant fait son bonheur de la joie de l'autre.

« Apprendre » quelqu'un n'est pas plus facile qu'apprendre la cuisine ou les mathématiques. Il faut d'abord en avoir le goût. Il y faut ensuite de l'application, et du temps. Mais, au bout. il peut y avoir ce qui se nomme véritablement l'amour.

En Occident, le mariage est ainsi fait qu'on se marie d'abord et on fait connaissance ensuite. Cela se passe généralement ainsi : ce qu'on nomme faussement l'amour, c'est-à-dire une vague puissante de la grande marée vitale, embrumée de faux sentiments par ce qui est seulement de l'émotion charnelle, jette dans les bras l'un de l'autre deux inconnus qui se sont rencontrés par le hasard des circonstances, au bureau, à la fac., à l'usine, n'importe où. Éblouis, aveuglés par la nature qui les pousse à accomplir leur devoir de transporteurs de vie, ils sont absolument incapables devoir qui ils tiennent dans leurs bras. En quelques secondes, un double oui devant une écharpe tricolore les enchaîne ensemble pour la vie.

Le printemps passé - il peut durer plusieurs saisons - leurs yeux s'ouvrent et ils se découvrent avec stupeur en compagnie de quelqu'un avec qui ils n'ont rien de commun et pas la moindre envie de poursuivre leur existence. Dans le meilleur des cas, un bon accord charnel et-un peu de tendresse leur permettent de vivre ensemble sans se mordre. Et peut-être, de commencer à se connaître.
Avec l'amour véritable à l'horizon.
Dans les autres cas, c'est la guerre froide ou chaude, le Viêt-Nam familial.

Ma grand-mère paysanne - qui est morte à 92 ans sans avoir quitté son village - avait connu mon grand-père pendant vingt ans avant de l'épouser. La civilisation urbaine a rendu impossible ce qui était alors banal. Les villes sont des agglomérats d'inconnus vibrionnants. Le mariage y devient le résultat du mouvement brownien. La loi qui le consacre. et le rend pratiquement indissoluble, en fait la dernière forme de l'esclavage. Le consentement mutuel ne devrait pas être perpétuel, mais renouvelable.

En attendant qu'au pays de la liberté une loi plus humaine rende à la femme, et à l'homme, la liberté essentielle qui est celle de disposer de soi, il existe au problème de la coexistence à deux, comme à tous les problèmes absurdes créés par notre temps, une solution provisoire, un petit moyen qui vient parfois à bout même du granit ou de l'acier inoxydable : le sourire.
 


 

Note :

Le mensuel Le Jardin des modes, « magazine de luxe réellement pratique » ainsi que le vantèrent ses pages, fut créé en 1922 par Lucien Vogel, pionnier de la presse illustrée. Résolument tourné vers les avant-gardes de l’époque, le magazine proposa à ses lecteurs un mélange incroyable où patrons et recettes de cuisine côtoyèrent des modèles dessinés par de grands illustrateurs ou des collaborations d’artistes, telles les écharpes que Sonia Delaunay y proposa en 1927. Racheté par Hachette en 1954, il ne cessa jamais d’attirer de prestigieuses signatures, accueillant notamment les travaux de photographes de renommée internationale, Jean loup Sieff en 1959, Helmut Newton en 1961. Sous la direction artistique de Milton Glaser à partir de 1979, Le Jardin des modes devint, jusqu’à la parution du dernier numéro en 1997, le premier journal d’information à mêler la mode, le design, l’architecture, les arts, les tendances de la couture et du prêt-à-porter.