Article de René BARJAVEL
dans la revue Le Magazine de France

Numéro spécial :
Le Cinéma a cinquante ans

4ème trimestre 1945

Couverture de ce numéro du Magazine de France
 


Le cinéma dans la lune - titre de l'article
 

LE CINEMA DANS LA LUNE
 
Par René BARJAVEL

QUAND la bombe atomique est tombée sur Hiroshima, chacun de nous a senti que le diable venait de gagner et qu'il allait bientôt escamoter l'enjeu ; cette planète, qu'il dispute depuis si longtemps à Dieu le Père, avec tout ce qui grouille dessus. La bombe serait-elle tombée sur Paris, Londres ou New-York, cela eût fait une différence historique, sans autre importance. Nous approchons de la fin de l'histoire.

Avant la fin pourtant, nous aurons encore le loisir de nous distraire. La guerre n'est pas tout à fait pour demain. Nous avons trop peur. Et ceux qui possèdent la bombe atomique autant que les autres. Elle est un charbon ardent, une braise d'enfer dans la paume de leur main. Les hommes prendront le temps de se rassurer, de se familiariser avec la désintégration. Elle ne bouleversera pas aussi vite qu'on l'affirme l'industrie et les communications terrestres. Trop d'intérêts sont en jeu. On ne peut pas, du jour au lendemain, combler les puits de pétrole.

Paradoxalement, la première application de l'énergie atomique sera peut-être la plus invraisemblable, celle qui paraît le plus appartenir au domaine de l'imagination des romanciers : la fusée interplanétaire. Je crois qu'avant dix ans, peut-être cinq, peut-être moins encore, on aura commencé de bombarder la Lune. Cela présentera le double avantage de passionner l'opinion et d'être sans danger pour les Economies.

Les premières fusées expédiées vers la Lune emporteront, sinon des hommes, du moins des appareils destinés à remplacer leurs sens, et en particulier des caméras. D'ici là, la conjugaison de la télévision et du cinéma sera peut-être accomplie. En tout cas, il existera déjà des salles qui recevront, pour le public, des programmes émis directement à partir des studios, et peut-être d'autres qui combineront les deux en encadrant d'actualités et de reportages venus sur les ondes le film principal.

A l'occasion du lancement de la fusée, qui sera, d'après les titres des journaux « le plus grand événement de l'histoire de l'humanité », ces salles seont multipliées et des millions de spectateurs s'entasseront dans leurs ténèbres pour suivre le voyage invraisemblable du bolide.

Quelle sera à ce moment-là notre maîtrise des ondes ? Sera-t-il possible de recevoir directement celles qui seront envoyées par le poste émetteur emporté par le projectile ? Ce n'est pas sûr, mais on pourra sans doute charger la fusée d'un certain nombre d'appareils de relais automatiques qu'elle éjectera pendant son voyage, à des intervalles prévus, et qui feront la chaîne entre le Terre et la Lune.

L'oeil de la caméra, à la pointe de l'engin, sera le délégué de l'insatiable curiosité humaine. Dans les salles obscures, l'humanité entassée verra sur les écrans grandir le visage de la Lune; Il grandit, il déborde du cadre trop étroit. Nous ne voyons plus qu'un continent blême, plus qu'une chaîne apocalyptique de monts glacés, éclatants de lumière, qui grandit, qui approche à une vitesse folle, plus qu'un pic, un cratère, un rocher... Plus rien. La fusée s'est écrasée sur la face de Phoebé, mouche importune envoyée par les hommes...

A la fois stupéfaits et fiers de notre audace, nous sortons des cinémas pour voir au dessus de nos têtes la Lune toujours pareille et pourtant maintenant à la portée de la main.

Déjà, une autre fusée, crachant le feu, s'arrache en hurlant à l'atmosphère terrestre. Cette fois-ci, on a visé, non point l'astre lui-même, mais ses abords. On a réglé la vitesse du projectile de façon qu'il soit happé au passage par la force d'attraction du globe lunaire et qu'il devienne satellite de notre satellite. Son ventre s'ouvre. Des appareils descendent au bout d'immenses filins, s'arrêtent à quelques kilomètres du sol tourmenté. La fusée poursuit sa course autour de la Lune, trainant comme des lignes de fond les caméras émettrices.

Et l'humanité tout entière, sur les écrans des postes récepteurs individuels et sur ceux des salles de spectacles, voit défiler les fantastiques paysages, découvre, bouleversée, l'autre visage de la reine des nuits, celui qu'elle refuse toujrous de nous montrer, celui qu'elle tourne obstinément vers l'infini.

Des films s'impressionnent à l'accéléré dans les appareils spéciaux des laboratoires. On les projettera au ralenti devant les savants de toutes spécialités, pour leur permettre de scruter plus attentivement le relief lunaire. On dresse des cartes, on bâtit des hypothèses, on établit la présence ou l'absence de tels ou tels minéraux. On fait repasser vingt fois, cent fois les mêmes mètres, parce qu'il semble que là, au pied de cette montagne, quelque chose a bougé... Est-ce une ombre, est-ce un jeu d'optique, est-ce... la Vie ?

On commence à entrevoir, à préparer le jour où des volontaires, risquant la plus glorieuse des morts, s'embarqueront pour ces terres lointaines que le cinéma nous rend si proches. Des syndicats financiers se fondent pour la prospection des richesses du ciel. Les nations enfiévrées pensent aux possibles colonies.

La prochaine fusée emportera un drapeau...


Illustration de l'article - artiste inconnu...
L'illustration, dans laquelle on peut tenter de reconnaitre un visage lunaire assez tourmenté vers lequel plonge une fusée,
rappelle le film de Georges Méliès Le Voyage dans la Lune (1902) [ voir : http://sfstory.free.fr/films/voyagedanslalune.html ]