Article de René BARJAVEL
dans
MICROMÉGAS
« Courrier critique et technique du livre moderne »
n° 8 - 10 mai 1937

 

 
Invitation au voyage
Le Prophète dans la Cité

 
par RENÉ BARJAVEL

Depuis que Christophe Colomb a établi la tradition, chaque génération envoie quelques-uns de ses représentants à la découverte de l'Amérique.
De grands Européens franchissent l'Atlantique et trouvent là bas qui un empire, qui la mort, qui un simple prétexte à tirer à la ligne.
Liniers, Maximilien, Paul Morand, Cendrars, Bardamu...
Récemment, un des hommes les plus jeunes de notre continent, Le Corbusier, est allé à son tour visiter les U.S.A. Il a rapporté de son voyage un livre, QUAND LES CATHEDRALES ETAIENT BLANCHES, que notre collaborateur analyse ci-dessous, et dans lequel l'examen de l'extraordinaire expérience humaine que constitue la civilisation des gratte-ciel l'amène à poser de façon plus générale le problème de la Cité.

C'est un jour d'été, à midi :
« Je roule à toute allure sur les quais de la rive gauche vers la tour Eiffel, sous le ciel bleu ineffable de Paris. Mon œil fixe une seconde un point blanc dans l'azur : le clocher neuf de Chaillot... Je bloque, je regarde, je plonge tout d'un coup dans la prfondeur du temps. Oui, les cathédrales furent blanches, toutes blanches, éblouissantes et jeunes, et non pas noires, sales, vieilles. L'époque entière était fraîche et jeune.
...Et aujourd'hui, eh bien oui ! aujourd'hui aussi est jeune, est frais, est neuf. Aujourd'hui aussi le monde recommence... »

Telles sont les paroles de foi par lesquelles Le Corbusier accueille le lecteur à la première page de son nouveau livre : « Quand les cathédrales étaient blanches... »

Après l'an mil, un prodigieux renouveau secoua l'humanité. L'angoisse épouvantable de la mort avait saisi tous et chacun. Le siècle passa et la mort ne vint pas. Les hommes se redressèrent, connaissant désormais la joie totale de cette vie qu'ils avaient été certains de perdre. Et sur tout l'Europe les cathédrales s'érigèrent, blanches, splendides, jeunes, pour remercier Dieu et pour le prendre à témoin de la vie.

Or, affirme Le Corbusier, nous sommes au début d'une époque semblable. Un proche avenir verra les hommes accomplir de grandes choses. Ils ont déjà commencé, outre-océan, maladroitement. Mais si les blanches cathédrales qu'ils ont dressées sur le rocher de Manhattan sont chaotiques, elles prouvent du moins, par la féerie de leurs dimensions, qu'on peut faire mieux, qu'on peut faire plus grand, qu'on peut faire bien.

En France, nous n'avons pas encore osé. Nous vivons dans le respect poussiéreux du passé. Nous vénérons les vieilles pierres que la suie a pénétrées jusqu'au cœur. Nous admirons leur crasse, nous nous prosternons devant leur face noire. Et quand nous voulons prendre leçon de ceux qui les dressèrent dans leur blancheur, nous les copions petitement, rétrécissant les possibilités illimités de la technique moderne à l'échelle des impossibilités moyenâgeuses.

Si ressuscitaient aujourd'hui les bâtisseurs de cathédrales ils seraient effarés par notre manque d'audace. Ils nous arracheraient des mains nos outils et construraient des Notre-Dame à l'image d'un siècle pour qui la pesanteur n'existe plus.

Or c'est l'esprit même de ces hommes, soulevés d'espoir et de foi, qui anime Le Corbusier, quand il trace les plans de la Ville Radieuse. Nos villes, dit-il, sont des villes des siècles passés, bâties pour loger des piétons que rien ne pressait. New-York est une tentative de ville d'aujourd'hui mais tragiquement ratée. Les gratte-ciel entassés les uns sur les autres et assiégés par la zone noire des taudis, ont tué la rue, rendant la circulation impossible, noyant d'ombre le sol et lui refusant l'air.

Les hommes, pour fuir cet enfer, ont acquis dans la banlieue, une petite maison de campagne. Une petite maison dans la campage, c'est charmant, mais lorsque ce rêve individuel est réalisé des centaines de milliers de fois, la campagne est morte, et ce qui lui survit c'est une dispersion de la ville, entraînant des dépenses d'énergie inutiles et formidables. Car il a fallu créer, pour irriguer cette ville étendue jusqu'à cent kilomètres autour de New-York, un réseau échevelé de routes, d'égouts, de téléphone, d'électricité, de voie ferrée, d'eau courante, etc.. Et une énorme partie du travail de tous est consacrée à payer ces dépenses somptuaires.

Toute la vie américaine est détraquée par cette dispersion ; les hommes passent trois heures par jour dans le train, le métro, le bus ou l'auto.

Pendant qu'ils voyagent, ils ont besoin de boucher le vide de leur esprit inoccupé. On leur fournit dans ce but des journaux colossaux qui pèsent jusqu'à un kilo 250. La publicité les envahit, violente. Les faits-divers brutaux sont montés avec des titres comme des coups de poings. Mais on ne trouve, là-dedans, la moindre nourriture.

Ayant quitté le matin une épouse endormie, ils la retrouvent le soir étrangère. Ils sont abrutis par leur journée de ville écrasante. La femme, elle, a consacré ses loisirs aus(sic) sports, aux conférences, aux livres, à la T.S.F. Elle se sent supérieure à l'homme enchaîné. Elle ne lui pardonne guère.

Ce manque total de contact entre les hommes sans loisirs et les femmes libres crée un déséquilibre moral et sexuel qui paraît étrange dans une race physiquement aussi parfaite. La famille est coupée en deux par la ville. L'architecture malfaisante détruit la santé de la nation.

Peut-on trouver une solution, et laquelle ?

Les gratte-ciel de Manhattan sont trop petits, affirme Le Corbusier ! Ceux qu'il propose contiendront chacun 3000 habitants, donnant une densité de population de 1000 habitants à l'hectare, alors que cete densité est de 150, 300, 500 habitants au maximum. Ces gratte-ciel occuperont seulement 12% de la surface du sol, 88% restera libre...

Essayons de nous rendre compte. Imaginons que nous pouvons disposer à notre aise de Paris. Nous isolons tout le pâté de maisons compris entre les Grands Boulevards d'une part, la rue du 4 septembre et la rue Réaumur d'autre part. Nous le coupons en quatre, par le moyen de la rue Notre-Dame des Victoires, de la rue Poissonnière, et du Boulevard Sébastopol. Et, chacun de ces tronçons, nous le prenons entre le pouce et l'index et nous le dressons sur champ. L'un borde la rue du Temple, le second le Boulevard Sébastopol, le troisième la rue Poissonière, le quatrième la rue Notre-Dame des Victoires. Et tout l'espace entre eux reste libre, disponible pour des arbres, pour de l'herbe, pour des parcs de sport, pour la campagne. La campagne à son tour, envahit la ville et lui rend le souffle.

Les gratte-ciel sont bâtis sur pilotis, à cinq mètres de haut. Les autostrades sont au même niveau, à sens uniques et sans carrefours dangereux, les croisements étant assez éloignés les uns des autres pour qu'on puisse faire des passages en dessous à pente faible. Les voitures n'ont aucun obstacle devant elles. Disparus les feux rouges et les bâtons blancs ! Rien ne les empêche d'aller à cent ou cent cinquante à l'heure sans le moindre danger.

Quant au piéton, il dispose de toute la surface de la terre ! Il n'y a plus de problème de la circulation.

La ville ainsi resserrée, les déplacements sont réduits au minimum. La campagne ayant envahi la ville, le travailleur n'a plus besoin de la chercher en vain dans de lointaines banlieues. Des millards de dépenses inutiles sont évitées. Les heures de travail peuvent être réduites de moitié. La famille retrouve son unité menacée.

Les gratte-ciel sont orientés de telle sorte que chaque pièce reçoit le soleil. Ces moyens actuels de construction permettent d'employer d'immenses surfaces vitrées qui laissent entrer à flot la lumière. Un air dépoussiéré, à température voulue est distribué à chacun, remplaçant le chauffage central désuet. Du haut du soixantième étage, l'homme découve un horizon immense. Sans bouger de chez lui il devient le frère de l'aigle, le petit cousin des Dieux. Son logis est un morceau de paradis...

Le Corbusier se plaint qu'on le traite de poète. On ne peut nier, pourtant, le lyrisme magnifique d'un tel plan d'urbanisme. Mais il faut lire « Quand les Cathédrales étaient blanches » pour se rendre compte de sa logique, je dirai même de sa fatalité.

Il est évident que les capitales sont en train de mourir de congestion. L'entassement des immeubles, le grouillement de la circulation, la tempête des bruits les rendent à tel point inhumaines qu'elles risquent de mener à la folie les hommes qui les habitent. Le Corbusier propose la solution, et ne doute point qu'un jour ou l'autre on l'adoptera.

Son livre est bouillant. Les remarques, les idées, les arguments s'y heurtent avec une vigueur qui fait éclater la forme. Cet homme a trop de choses à dire. Ce qu'il dit est trop évident. Il n'a pas le temps de tout nous présenter dans un ordre logique. Il prend les faits à poignées et nous les jette pour que nous y puisions.

C'est un livre magnifique de courage et d'optimisme. L'audace de ses projets a suscité à Le Corbusier des adversaires épouvantés et des ennemis haineux. Il s'est toujours, partout, heurté, soit à l'incompréhension, soit à une hostilité déclarée. Il n'est pas découragé. Il n'a pas un instant de lassitude ou d'amertume dans ces pages qui nous emportent à cent à l'heure vers les temps nouveaux. Elles sont vibrantes de foi et plus que d'espoir : de certitude.

Cette certitude, il la doit à sa visite aux Américains. Manhattan lui a fourni la preuve gigantesque que son rêve était techniquement réalisable. Il sait qu'on ne peut plus, maintenant, lui opposer aucun argument valable.

On lui disait : et si les ascenseurs ne marchent pas ! Il répond : A New-York, les ascenseurs marchent.

On lui disait ; Craignez le fléau de l'incendie dans un tel immeuble. Il explique : Dans les gratte-ciel américains, il existe une pièce qu'on nomme « la cellule nerveuse ». Un homme s'y tient. Il a devant lui des milliers de pastilles obscures. Si l'une d'elles s'allume, il sait que dans tel endroit précis il y a un danger, ine panne, un gravier dans la machine. Quelques secondes après, arrivent, en cet endroit, pour réparer, pour combatre, les gens qu'il faut, en nombre nécessaire, avec les outils qu'il faut.

On lui disait : La circulation de milliers d'hommes dans une seule maison est impossible. Ce sera une pagaye insensée. Il répond : à Manhattan, cette circulation est parfaite, sans heurt, sans désordre.

On lui disait... Il répond : Allez voir à New-York.

« Je voudrais conduire à l'examen de conscience et au repentir ceux qui, de toute la férocité de leur haine, de leur frousse, de leur indigence d'esprit, de leur absence de vitalité, s'emploient avec un acharnement néfaste à détruire ou à combattre ce qu'il y a de plus beau dans ce pays - la France - et dans cette époque : l'invention, le courage, et le génie créatif... »

Il est à craindre, malheureusement, que Le Corbusier ne se fasse illusion. Son livre convaincra sans doute tous ceux qui le liront, comme il m'a convaincu. Tous, sauf ceux justement, qui sont prévenus contre lui, ceux qui ont intérêt à ne pas être convaincus, et ceux qui ont perdu toute jeunesse ou qui n'en ont jamais eu.

Sans compter ceux « qui ont quelque chose à dire » et qui « ayant sauvé leur jeu (celui de leur famille) trouvent que les choses ne vont pas si mal. »

C'est des U.S.A que parle ici Le Corbusier, mais les hommes « qui ont sauvé leur jeu » professent dans tous les pays du monde le même égoïsme.

« Moi je pense beaucoup, ajoute-t-il, aux foules qui sont dans le métro et rentrent le soir dans des logis sans paradis. Des millions d'êtres voués à une vie sans espoir, sans reposoir - sans ciel, sans soleil, sans verdure. »

« Au nom de ces foules, je peux dire que les choses ne vont pas du tout. »

Iront-elles mieux, bientôt ? Espérons-le, sans trop y croire. L'histoire de l'humanité est le livre d'une jungle où les singes et les chacals sont infiniment plus nombreux que les bêtes nobles. C'est l'histoire d'une mêlée éternelle, sanglante, acharnée et stupide - parce que sans raison. Coups de griffes, coups de crocs, coups de gueule...

A certaines époques pourtant, un homme qui voit clair se desse au-dessus de la mâlée, il crie plus fort que les cris de haine. Il dit : « Frère, arrêtons-nous de nous battre. Il y a mieux à faire. Il faut construire. Il faut travailler au bonheur de tous. Le bonheur de tous fera le bonheur de chacun. »

Le cri de Le Corbusier sera fatalement entendu. Car ce qu'il propose est logique et inévitable comme la marche même du temps. Mais pas aujourd'hui, mais pas demain, du moins en France. Peut-être un pays neuf osera-t-il, peut-être un pays que son passé n'enchaîne pas dans la poussière dressera-t-il sur le bord du fleuve la Ville Radieuse. Alors la France revendiquera l'œuvre de son fils. Elle sera fière de lui. Elle lui dressera une statue. Et cinquante ans après sa mort des messieurs barbus et ennuyés viendront lui faire des discours. Puis ils regagneront, dans la ville épaisse, leur noir appartement, au troisième, au-dessus de l'entresol...