Article de René LAPORTE
dans
MICROMÉGAS
« Courrier critique et technique du livre moderne »
n° 5 - 10 février 1937

(Première page, colonne de droite, avec suite sur la page deux.
 
A QUOI
rêve un
éditeur :
Robert Denoël
ou le réalisme poétique
Par René Laporte.
 
Robert Denoël
Photo par Henri Manuel

Voici un article particulier : de ceux que Micromégas aime publier parce qu'ils prennent parti. A l'insane légende qui, pour d'obscures fins électorales, veut transformer l'éditeur en « grand méchant loup » et les auteurs en « bons petits cochons », nous nous permettons d'opposer le témoignage, tant négligé, des faits. Cet essai en est un. Nous y surprenons l'auteur des Chasses de Novembre, prix Interallié 1936, en flagrant délit de camper, d'après Robert Denoël, le portrait de l'éditeur selon son cœur. Et de le contresigner. Car il y a quelque chose de plus clairvoyant que la haine : c'est l'amitié.

A quoi reconnait-on les hommmes qui réussissent ? Moins à leur influence, à l'étalage de leur force, à l'ampleur de leurs entreprises qu'à la légende qui se forme autour d'eux. La légende, c'est d'abord une ombre bienveillante qui les accompagne, qui les double discrètement. Puis on la voit pénétrer en eux, et quelquefois prendre le pas sur leur vraie personnalité. Elle s'efforce de les rendre semblables aux images chatoyantes, mais fausses, dont l'opinion publique s'est agréablement divertie. Le difficile, alors, c'est de resister à tant d'ornement, c'est de rester soi-même.

Robert Denoël a déjà sa légende. En sept ou huit ans, il a conquis dans l'édition une place que tant d'autres mirent toute une vie à se laisser donner. Il y a déjà là un fait assez surprenant, pour qui sait que le métier exige de la patience. Constituer un fond valable, donner confiance aux acheteurs et aux critiques, c'est l'œuvre du temps. Denoël a brûlé les étapes. Ceux qui ne le connaissent pas l'imaginent sans doute très homme d'affaires, rapide, trop rapide, et trop sûr de lui, audacieux, et très joueur.



(suite en page 2)

Mettons que ce soit là un côté de son caractère, dans la mesure même où il est prouvé qu'un bon éditeur doit posséder la passion du jeu. Mais il n'est ni cynique, ni indifférent. Il garde à son métier une tendresse dont l'exercice heureux et supérieur de ses moyens pourrait l'avoir blasé. La tendresse, un besoin constament renouvelé d'aimer les livres et de faire partager cet amour hors de toute idée de lucre ou de publicité, voila ce qui fait sa marque, et nous change, nous, des méthodes ennuyées, monotones, nonchalantes de beaucoup d'autres. S'il y a un secret à sa réussite, il faut le chercher là, dans son enthousiasme. Je le connaissais assez peu quand je l'entendis parler pour la première fois du manuscrit d'un inconnu. Il s'agissait de Luc Dietrich. L'ardeur que Denoël mettait non pas à justifier sa découverte, mais à la rendre si j'ose dire évidente, m'avertit ce jour-là que quelque chose allait pouvoir changer des pratiques, de la routine anémiante où se débat la littérature (sa « réalisation », sinon sa création).

La règle générale, en ce qui concerne les rapports entre l'éditeur et l'auteur, on la connaît. Chien et chat, neuf fois sur dix. Si le livre ne marche pas, l'éditeur se plaint de la mauvaise affaire qu'il a faite, et l'auteur accuse l'éditeur de ne pas l'avoir défendu. EN cas de succès, de plus misérables litiges risquent de survenir : n'insistons pas. Au fait, pourquoi l'auteur et l'éditeur, une fois l'œuvre imprimée, ne se considèreraient-ils pas comme loyalement associés ? Ce qui devrait régir leurs rapports, c'est l'amitié, élément même d'un bénéfice commun. Des éditeurs comme Poulat, Malassis, ou comme Alfred Vallette plus près de nous, se sentaient solidaires du livre qu'ils publiaient. C'est sur des responsabilités de cette sorte qu'a été édifiée la maison de la rue de Condé. Sans penser qu'il continuait Vallette, Denoël n'a jamais voulu suivre une autre politique.

Ayant l'amour du choix et le goût pour choisir, il commença très jeune. Il arriva à Paris, comme tout le monde, avec des manuscrits sous le bras. Son nom parut au sommaire d'une revue. Peut-être était-ce, pour ce june homme avide, quelque chose comme une formalité à l'égard de lui-même. La paix faite avec sa conscience, il se permet d'autres activités. On le vit travailler dans une galerie de tableaux. Mais les livres l'attiraient. Il avait besoin de toucher du papier, de humer l'air mental des imprimeries. Pour commencer, il ouvrit une librairie. On y recevait au moins autant qu'on y vendait. Dès ce temps héroïque Denoël avait confiance en ce qu'aujourd'hui il appelerait modestement sa veine. Un jour de prix littéraire, comme il attendait chez un éditeur les livres du lauréat et que la mauvaise organisation de cette maison lui faisait perdre du temps, il s'écria, devant d'autres libraires qui se moquaient de lui : « Quel désordre ! On verra quand j'aurai le prix Fémina ! » Et, de fait, on a vu.

Le jour même de l'ouverture de la librairie, il décida donc qu'il serait en même temps éditeur. Son premier livre fut « L'Âne d'Or » d'Apulée. Puis aussitôt après, de beaux textes d'Artaud et de Vitrac. Ce n'était encore que du luxe, une preuve d'amour donnée à la littérature, un onguent, précieux sans doute, mais qui n'apportait pas à son gré une suffisante démonstration. Vint Dabit, et « Hôtel du Nord ». Et la machine se mit en marche ; Après Dabit, il y eut Philippe Herriat, la magnifique aventure Céline, Braibant, Aragon. Hier, c'était Louise Hervieu. Ce tout récent jour de décembre, où de sa large main Denoël rafla trois prix, personne n'a dit qu'il y avait là de l'injustice.

Maintenant, il a jeté l'ancre dans une calme rue proche des Invalides. Du dehors, sa maison a l'air d'un chalet de banlieue, d'un refuge d'amoureux. A l'intérieur, du maître-emballeur, qui promet très gentiment à l'auteur qu'il l'appuiera auprès de MM. les libraires », jusqu'au capitaine du navire - chacun connaît son rôle à merveille, et le joue avec aisance. C'est à croire qu'on se livre là à quelque pantomime supérieure, dont chaque acteur serait à la fois la dupe et l'instigateur. A cela s'ajoute pour le spectateur l'impression d'une vie continue, forcenée, volontaire ; l'air du temps soufle dans cette maison avec une force exemplaire. On est entre hommes très sérieux, mais on n'oublie pas l'enfance, ni qu'il suffit d'un peu de bonne volonté pour transformer le plus grand effort en récréation.

Pour la sauvegarde de la pensée et de ses moyens d'expression, il est indispensable qu'il y ait encore des garçons aventureux comme celui-ci (aventureux certes, mais qui sait très bien sur quel terrain il pose le pied). A quoi rêve un édieur ? Le médiocre pense uniquement à faire de l'argent : il ne fondera rien. Le vrai créateur de livres, par une sorte de contact mystérieux, travaille en collaboration avec le public qu'il se veut.

Ce qu'il cherche, c'est l'adhésion muette, mais fidèle de milliers de jeunes gens qui, dans la librairie de leur petite ville, choisiront son livre avant tout autre, parce qu'ils ont confiance dans son nom, parce que sa couverture leur est devenue une amie. A quoi rêve un éditeur ? Autant à créer chez lui un état d'esprit qu'à donner hors de chez lui, dans la mesure du possible, une synthèse de l'esprit du temps. Depuis la guerre, dans la littérature, nous avons vu mourir bien des arbres, pourrir debout bien des moissons. Mais il en reste quelque chose, dans la vie même, dans la sympathie agissante de certaines maisons d'édition. Personne n'a travaillé pour rien.

Denoël, lui, c'est l'esprit du jour - l'esprit net, l'esprit conscient et grave d'après la prospérité. Renduel a édité le romantisme, la Revue Blanche le symbolisme : Denoël sera sans doute l'éditeur de ce qu'Aragon a magiquement nommé « Le réalisme poétique ». Sa vie et son action ne peuvent être plus explicitement résumées.

René Laporte