Le Miroir du Fantastique n°10
Interview de René BARJAVEL
pour le magazine
Le Miroir du Fantastique
n°10 ~ février 1969


INTERVIEW


RENÉ BARJAVEL SE CONFIE
à Andréa Turquetit



 

Depuis le succès de Ravage en 1941, René Barjavel, de livre en livre, a mis dans l'embarras les fanatiques de la classification par catégorie. Pas totalement auteur de science-fiction, pas tout à fait écrivain fantastique, sa littérature n'en reste pas moins dans le domaine de l'extraordinaire et son dernier livre La Nuit des Temps illustre fort bien cette position qu'il définit lui-même :

  • Je ne me pense pas du tout auteur de science-fiction, si, avec ce mot on sous-entend étrange. Mon genre est plutôt celui du fantastique logique. Je pars toujours d'une hypothèse d'où je tire toutes les conséquences logiques qui en découlent. Elles sont toujours vraisemblables. Le Voyageur Imprudent en est l'exemple-type : un homme trouve le moyen - scientifique et non pas, magique - de voyager dans le temps. Même à la fin, lorsqu'il découvre qu'au bout de tous ses voyages il existe et, qu'en même temps, il n'existe pas, la conclusion reste logique.

Les cheveux grisonnants et 55 ans qui en paraissent à peine 50, René Barjavel, affable et calme, réfute inlassablement le terme de science-fiction que l'on applique à la plupart de ses publications.

  • C'est un terme qui catégorise dans un certain climat. En fait, je me classe davantage parmi les conteurs philosophiques selon la tradition, même si, ensuite, je m'évade de ce cadre traditionnel. Depuis mon premier livre, j'ai toujours été plus intéressé par le problème de l'homme et des hommes que par celui des objets.
  • Cet intérêt constant aboutit toujours à des conclusions pessimistes.
  • Mais je suis pessimiste quand je me place sur un plan de politique et de société. Il n'y a jamais rien de vraiment bon. Je suis persuadé que l'ennemi de l'homme, ce sont les hommes, et que l'on va vers une solution folle. Même Gondawa, la cité édenique de La Nuit des Temps, qui est pourtant une civilisation de sages, située dans une île, vivant en vase clos, n'échappe pas à l'agressivité de son voisin.
  • Au-delà de toutes ces considérations pessimistes, votre livre est surtout une merveilleuse histoire d'amour ?
  • Oui, vous savez, je crois beaucoup au mythe de l'homme présenté comme moitié de quelque chose. Il repose d'ailleurs sur une vérité scientifique : la première cellule apparue sur terre s'est coupée en deux pour perpétrer la vie. Depuis, je suis certain que ces cellules coupées en deux se cherchent, faisant naître le désir et parfois l'amour. Mais les deux parties ne se retrouvent pas souvent, c'est ce qui rend les gens malheureux. Je pense avoir trouvé, dans ce livre, la solution de l'amour véritable. Je ne prétends d'ailleurs pas quej cette idée soit parfaitement originale. Elle a des rapports étroits avec les mariages d'enfants comme ils existent encore dans certains villages des Indes. Ils grandissent ensemble et bâtissent, dès leur plus jeune âge, des souvenirs et des goûts communs.
  • De plus, vos héros, Eléa et Païkan, sont dégagés de tous problèmes matériels.
  • Bien sûr, la vie telle qu'elle est organisée à Gondawa résout d'avance toutes les difficultés naissant de nécessités purement vitales, mais je ne crois pas à la sainteté du travail. Et, avez-vous remarqué, Eléa et Païkan ne parlent jamais d'amour, ils l'ont. On ne parle généralement que de ce que l'on désire et que l'on n'a pas.
  • Quel est de tout ce que vous avez écrit, le livre qui compte le plus pour vous ?
  • C'est La Faim du Tigre, paru l'an dernier, au mois de juillet. Ce titre est la moitié d'un vers de Charles-Louis Philippe : La faim du tigre est la même que la faim de l'agneau. J'ai voulu faire un essai sur l'amour, le bonheur, Dieu, la société, etc. Arrivé à 55 ans, je me suis assis, un jour et je me suis dis : " Alors quoi ? J'en suis arrivé où ? " J'ai tenté de faire le point dans cet ouvrage.
  • A votre avis, pourquoi, la Science-fiction et le fantastique sont-ils restés si longtemps, en France, un genre méprisé ?
  • Parce que, trop souvent, les textes sont médiocres. Ce genre de littérature a besoin, plus que tout autre, d'être de qualité. Or, on tombe trop facilement dans certains trucs, toujours les mêmes. Je trouve qu'il est plus difficile de faire un bon livre de fantastique que de science-fiction. Le fantastique ne supporte pas la moindre imperfection. Il faut du génie pour réussir dans ce domaine. Je sais que je ne m'y frotterai pas. J'ai essayé d'en écrire quelques fragments dans L'enfant de l'Ombre. Le plus long ne dépassait pas trois pages. Mais tout un livre, c'est périlleux. Le fantastique ne supporte pas l'examen de la raison. Par exemple, je déteste Lovecraft. Il a trouvé un truc et c'est toujours la même chose.
  • Quels sont les auteurs que vous préférez ?
  • Edgar Poe. Puis des anglo-saxons tels Van Vogt, Asiinov, Simak. En fait, mon plaisir est de trouver une épopée qui touche à la métaphysique. En France... Je préfère ne rien dire. Depuis le 17e siècle, le Français s'est détourné du fantastique. Avant cela, le sommet de cette littérature, c'était quand même Les chevaliers de la table ronde.
    Les aventures de l'enchanteur Merlin prouvent qu'à cette époque le fantastique épique était dans le sang des français. Il ne faut pas oublier qu'on est au pays de Merlin et des contes de fées. Mais l'esprit latin a pris le pas sur l'esprit celtique. Personnellement, je rêve d'adapter Merlin pour la télévision ou le cinéma, mais j'hésite car pour le réussir, j'aurais besoin de moyens considérables.
  • Pensez-vous que le fantastique ou la science-fiction soient transposables au cinéma ?
  • Je ne crois pas, c'est difficilement adaptable. Quand on écrit, on suggère et l'imagination du lecteur fait le reste. Mais à l'écran, il faut montrer les choses, et c'est plus délicat. On en a l'exemple avec "2001" qui est d'une beauté formelle remarquable pendant les 9/10èmes de la projection, mais la fin est laide. Kubriks veut nous montrer tout un univers différent et on décroche.
    Il serait impossible, à mon avis, de transposer le Voyageur Imprudent où je décris l'an 2000. J'ai imaginé, par exemple, des maisons bulles, mais montrer ces maisons, comment vivent les gens dedans, comment ils réagissent dans leurs habitudes les plus quotidiennes, on ne peut le montrer sans risque de tomber immédiatement dans le grotesque. C'est peut-être possible avec La Nuit des Temps ; on envisage d'en faire un film, mais il se posera quand même d'énormes problèmes afin d'éviter les pièges et essayer de suggérer plutôt que montrer cette civilisation perdue.
  • Tous les détails scientifiques que l'on trouve dans vos livres sont-ils basés sur des faits exacts ?
  • Dans l'ensemble, oui. J'ai une petite culture scientifique. Je lis toutes les revues qui mettent à la portée de notre connaissance l'archéologie, l'histoire, etc. Rien de ce que j'écris n'est antiscientifique. Par exemple, l'équation de Zoran dans La nuit des Temps, c'est l'équation que Einstein était sur le point de trouver avant sa mort et que Jean Charron, un physicien français, a peut-être trouvée en ce moment.
    D'autre part, il est maintenant indéniable qu'à une époque très reculée, la terre a basculé et que des continents ont été engloutis.
  • Que représente pour vous le dernier voyage d' "Apollo" autour de la lune ?
  • C'est une grande date dans l'histoire des hommes. Je crois même que c'est le deuxième événement véritablement important depuis que le poisson, notre ancêtre, a quitté la mer pour s'aventurer sur le sol. Le voyage de ces trois hommes autour de la lune est un grand début. C'est l'homme-nourrisson qui vient de faire ses premiers pas hors de son berceau, et là, je ne suis pas pessimiste. L'homme ira porter la vie dans l'univers. Il y a deux hypothèses : soit la vie est partout sous des formes différentes, soit elle n'est que dans un point. Et je trouve exaltant de penser que ce point c'est la terre et qu'à partir de là elle s'étendra partout.