Article de René Barjavel
dans PARIS-MATCH
N° 1072 - 22 novembre 1969
La une de ce numéro

Ce numéro de Paris-Match mettait à l'honneur l'équipe de la mission Apollo XII qui était partie le 14 novembre à destination de la Lune - avec un décollage un peu angoissant du fait de la foudre qui était tombée sur la fusée au décollage. [ voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Apollo_12 ]

Parmi les autres articles de ce numéro, citons :


 
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Le texte ci-après est la transcription intégrale de l'article et de sa présentation, respectant la typographie originale mais remis en forme pour une meilleure lisibilité.
Les illustrations sont celles de l'article, placées aux positions qu'elles occupent au fil du texte.
 


 BARJAVEL
Ils sont les premiers d'une nouvelle race d'hommes
Ces images
prouvent que les
poètes peuvent avoir
raison

Cette gravure extraite du « Voyage de la Terre à la Lune », édition de 1865, prouve avec quelle précision l'imagination de Jules Verne avait prévu l'amerrissage de la cabine retour de la Lune. Il en avait même indiqué le lieu : le Pacifique.

Les hommes d'imagination ont le devoir d'aller plus vite vers l'avenir que la science.

Par Cyrano, Wells et Jules Verne, nous avons précédé cette science sur la Lune, qu'elle flaire maintenant du bout de ses microscopes et de ses préjugés.

Pendant qu'elle analyse la poussière, prenons un peu de recul et considérons la Lune comme il convient de le faire : les pieds sur terre et les yeux vers les étoiles...

La Lune est composée des mêmes roches que la Terre, elle a le même âge, elle est à la même distance du Soleil : tout cela nous autorise à supposer qu'elle a subi la même évolution, qu'elle a vu, elle aussi, surgir et évoluer la vie, puis, à cause de sa faible pesanteur, se dissiper son atmosphère, s'évaporer ses eaux et se faner ses marguerites.

• Et si des êtres vivants s'étaient enterrés snr la Lune pour y survivre ?

On peut imaginer que les végétaux, moins freinés par leur propre poids, se soient abandonnés avec ivresse à cet élan vers la lumière et qu'ils aient grandi, grandi, dans l'espoir d'atteindre peut-être un jour ce soleil qui se promenait si longuement dans leur ciel.

On peut imaginer aussi des animaux démesurés, minces, élancés, presque filiformes. Ils avaient, en effet, besoin de six fois moins de muscles pour déplacer leur masse.

Ce qui est certain, c'est que, si la vie a existé sur la Lune, si, aiguillonnée par un environnement qui changeait plus vite que sur la Terre, elle a évolué plus rapidement, si elle a eu le temps de donner naissance à une espèce intelligente, cette dernière n'a pas pu ne pas se rendre compte que l'eau et l'air étaient en train de disparaître et que la vie allait en faire autant.

Cette espèce intelligente a dû faire face à la situation, et prendre les mesures qui s'imposaient pour se sauver elle-même avec tout l'environnement animal et végétal dont elle avait besoin. Quand on dit que l'eau et l'atmosphère de la Lune ont dû disparaître rapidement, cela signifie tout de même quelques centaines de millions d'années. Il suffisait de quelques siècles à la vie pour se mettre à l'abri. Comment ? En s'enterrant...

En se fabriquant un habitat souterrain entièrement hermétique, à l'intérieur duquel l'atmosphère et l'eau pouvaient être conservées, régénérées et, si nécessaire, refabriquées. les savants de la NASA ont constaté que les trajectoires des satellites, habités ou non, qu'ils envoyaient autour de la Lune, se trouvaient sensiblement déviées par des variations locales de la pesanteur lunaire. Comme si le sol recouvrait, à certains endroits, de fortes concentrations de matériaux lourds.

Ici, la constatation scientifique rejoint la logique de l'imagination déraisonnable : pourquoi ces « fortes concentrations » ne seraient-elles pas des villes métalliques enterrées ? Ce n'est pas parce que nous, nous vivons à la surface de notre planète qu'il faut en conclure que c'est la seule façon de vivre...

Nous avons vu de nos propres yeux quel mal Armstrong et Aldrin ont éprouvé à enfoncer la hampe du drapeau américain dans le sol lunaire : c'est qu'ils ont rencontré un sol compact sous vingt centimètres de poussière.

Si la Lune était un corps céleste mort depuis toujours, la couche de poussière cosmique qui la recouvre atteindrait une profondeur de plusieurs kilomètres. Si elle était dépourvue d'atmosphère depuis seulement un milliard d'années, il y aurait encore assez de poussière pour capitonner les cratères, sauf les plus récents, et absorber les astronautes. La faible épaisseur de la poussière lunaire tend donc à prouver que la disparition de l'atmosphère est relativement proche et que la vie a eu tout le temps de se développer.

Si elle ne s'est pas mise à l'abri dans les profondeurs du sol, nous devrions retrouver en surface ses restes ou ses traces.

Qu'avons-nous retrouvé il est vrai, sur Terre, des hommes qui ont peint les bisons de Lascaux et d'Altamira ? Ces fresques sont des œuvres pensées, « civilisées ». Or, de cette civilisation évidente, il ne demeure que quelques poignées d'os, et ces peintures, protégées par des grottes naturelles.

• Et si l'on découvrait un paradis disparu il y a plusieurs milliers de siècles ?

Pourtant il y a à peine quelques dizaines de milliers d'années que ces hommes ont disparu. Comment espérer que nous trouverons quelque chose à la surface de la Lune, si tout y est mort depuis des milliers de siècles ?

II demeure cependant un espoir : sur la Terre, ce sont l'érosion et l'oxydation qui détruisent toutes les traces, tous les restes. Sur la Lune, sans eau et sans air, ces phénomènes ne se produisent plus. Mais il y a le grand suaire de poussière qui recouvre ce qui fut peut-être un paradis où flânaient des ruisseaux d'eau légère bordés de myosotis hauts comme des cyprès...

De l'eau qui pesait six fois moins lourd que la nôtre... Qui courait six fois moins vite le long des pentes... Des fleurs sur lesquelles se posaient au ralenti des papillons aux ailes immenses, nécessaires pour les soutenir dans l'air rare.

• II n'est pas si sûr que cela soit seulement un rêve de romancier !

Tout cela n'est peut-être qu'un rêve de romancier. Je n'en suis pas si sûr. En revanche, je suis certain que ce rêve peut devenir la réalité de demain. Les moyens employés par la NASA pour envoyer des hommes sur la Lune, s'ils provoquent notre admiration par la perfection de leur mise au point, sont pourtant ridiculement primitifs.

Entre les merveilleux et gigantesques moteurs de von Braun et le frottis-frottis de l'indigène australien qui allume l'un contre l'autre deux bouts de bois, il n'y a qu'une différence de quantité de flamme.

Dans toutes les nations du monde, de grands cerveaux cherchent la formule du champ universel, qui nous donnerait la maîtrise de l'énergie universelle dans laquelle nous baignons, et la clef du ciel. Einstein, arrêté ami-chemin, a ouvert les portes de la mort atomique. Un autre, un jour, fera le reste de la route et ouvrira la porte de la vie.

Alors des véhicules, qui n'auront pas de combustible à emporter puisqu'ils trouveront l'énergie partout, nous emmèneront sur la Lune pour le prix d'un ticket de métro. Nous la transformerons comme un homme transforme devant sa maison le terrain vague en jardin. Nous lui donnerons de nouveau de l'air et de l'eau que nous fabriquerons sur place, non par des moyens chimiques, mais parce que nous saurons transformer l'énergie en n'importe quel corps ou n'importe quel corps en n'importe quel autre, avec la plus grande simplicité, comme nous savons aujourd'hui mettre le feu avec une allumette.

La Lune blême redeviendra dans le ciel de la Terre une boule verte et bleue. Nous irons y passer nos vacances - qui seront longues - et même nos week-ends. Nous y trouverons cette légèreté que nous avons vue aux hommes de la NASA, malgré leur équipement qui les fait ressembler à des nourrissons enculottés de six épaisseurs de couches, et portant sur leur dos l'armoire à pharmacie. Nous, libérés de tout harnachement et de presque tout notre poids, nous y perdrons également nos soucis, car dans ce paradis retrouvé, nous ne pourrons pas faire autrement que jouer.

Nous serons comme des enfants qui rêvent, nous serons papillons, bulles élastiques, nous sauterons sans hâte par-dessus les collines, nous plongerons doucement dans l'eau légère comme une brume transparente, après avoir franchi en pifonette lente la moitié de l'étang. Nous traverserons des massifs de plantes terrestres qui prendront dans leurs nouvelles conditions de vie des dimensions et des allures extravagantes. La violette nous fera de l'ombre, nous jouerons au football avec les grains de pollen des graminées, au teckel pousseront des pattes de héron. nos enfants nés et demeurés là-haut nous dépasseront en taille et en sveltesse comme la laitue qui veut fleurir dépasse celle qui se contente de pommer.

Parmi les nouvelles plantes et les animaux transformés se développera une nouvelle race d'hommes. L'homme est en train de faire les premiers pas hors de chez lui. Quand il s'acclimatera dans son nouvel habitat, il est inévitable qu'il se transforme, comme le poisson, en quittant les eaux de l'océan, est devenu oiseau...

Non, cela n'est pas du rêve, ce n'est même pas de l'anticipation, c'est ce qu'on pourrait appeler d'un nom très sérieux : de la prospective.

Il ne tient qu'à nous qu'elle se réalise. Il faut d'abord que quelque génie trouve la formule du champ universel. Ayons confiance : ils seront plutôt plusieurs qu'un seul.

Il faut ensuite que les calculateurs et les techniciens sachent l'utiliser. Depuis Apollo, nous savons que rien ne leur est impossible.

Il faut enfin - c'est sans doute le plus difficile - qu'avant de commencer à cultiver notre jardin, nous n'ayons pas fait sauter la maison.