Photographie en tête de l'article - R. Barjavel et son teckel Paméla  
René BARJAVEL vous parle...

revue de La Guilde du Livre juillet 1970 (n°7)

(article-interview paru à l'occasion
de l'édition de La Nuit des temps
par La Guilde du Livre,
éditeur à Lausanne)

- Je suis né à Nyons, dans la Drôme, le 24 janvier 1911. Mon père était boulanger. Boulanger, comme on l'était encore à cette époque, c'est-à-dire que, aux trois quarts, il faisait le pain entièrement à la main.

- Ma mère aussi était boulangère. Tous deux enfants de paysans. De petits paysans pauvres. Mon grand-père maternel avait élevé cinq enfants surcinq hectares de terre caillouteuse.

- Mon grand-père paternel, lui, était plus pauvre encore, il avait pour tout bien un, peut-être deux hectares de terre, pas plus, et... une mule ! On l'appelait « L'Aîné », bien qu'il n'eût ni frères ni sœurs; je pense que c'était un titre. Pour le village, il était L'Aîné. Et c'était chez lui que venaient coucher les colporteurs.

- A Tarendol; à vingt-cinq kilomètres au-dessus de Nyons, un peu à l'est, et davantage dans la montagne ; c'est un de ces villages à mi-pente d'une colline de marne, vous savez ce que c'est que ces marnes bleues où rien ne pousse...

- C'est de ce hameau que mon père, Henri Bar)avel, est descendu - à pied, bien entendu - pour venir gagner sa vie à Nyons. Apprenti puis ouvrier boulanger, il est devenu patron en épousant ma mère, veuve avec deux garçons, qui tenait un petit fond de boulangerie dans une des ruelles étroites du vieux Nyons.

- J'avais trois ans quand mon père est parti pour la guerre. Peu de temps après, ma mère est morte ; mes demi-frères étaient plus âges que moi, le puîné avait plus de huit ans de différence... Je suis allé à l'Ecole communale jusqu'à dix ans, ensuite le collège.

-A Nyons, oui, jusqu'à la troisième ; d'ailleurs, on n'allait pas plus loin. C'est là que j'ai rencontré un professeur extraordinaire, M. Boisselier, très intelligent, très cultivé, d'origine lorraine ; il s'était pris d'amitié pour moi ; quand il a été muté au collège de Cusset, dans l'Allier, il a proposé à mon père de m'emmener avec lui. C'est ainsi que j'ai pu terminer mes études secondaires et passer mon baccalauréat.

- Moderne ; parce que mal aiguillé. Mon père, le pauvre, qui savait à peine lire et écrire, pensait que le latin n'était bon que pour les curés... Après le bachot, je n'avais pas le sou et ne savais que faire. Je suis resté pion, dans mon vieux collège de Cusset, avec l'intention de préparer une licence d'histoire naturelle ; j'aimais la nature, les animaux, mais plus encore l'écriture, j'avais toujours été premier en français.

- Eh bien, oui, je me suis libéré ; les débuts n'ont pas été brillants, démarcheur pour une agence immobilière, ça n'a pas duré trois semaines ; heureusement, par M. Boisselier, encore, le principal du collège, je suis entré dans un quotidien local, Le Progrès de l'Allier. Et, comme il n'y avait pour faire ce journal, qui tirait tout de même à dix mille exemplaires, que le directeur, lequel ne faisait pas grand-chose, et moi, j'ai appris le métier de fond en comble, technique et ficelles...


A 18 ans, pion au collège de Cusset

- Entre les années 30-35. Entretemps, j'avais fait mon service militaire, dans l'infanterie, à Chaumont et Belfort... et le peloton des élèves officiers de réserve dont je suis sorti avec le grade de... caporal-chef.

- Mon journal m'avait envoyé à Vichy pour présenter un conférencier, un jeune éditeur parisien en vogue depuis Le Voyage au bout de la Nuit de Céline, Robert Denoël. Nous avons passé la plus grande partie de la nuit à parler... de littérature et d'édition, bien sûr. Là-dessus, je suis rentré à Moulins. Le surlendemain, je recevais un télégramme de Denoël me demandant si je voulais travailler avec lui. Sur-le-champ, j'ai bouclé mes valises et je suis parti pour Paris.

- En octobre 35. J'ai d'abord été secrétaire de rédaction du Document, cette remarquable revue, de vingt ans en avance, que faisait Denoël. Il y a eu une vingtaine de numéros. Après, ]e suis passé chef de fabrication des éditions Denoël. Ça, c'est un métier magnifique, je le regretterai toute ma vie ; la connaissance technique des problèmes du livre, c'est merveilleux.

- Je me suis marié en 36 ; mon premier enfant est né en 37, le second en 38 ; en 39, j'étais mobilisé.

- Zouave. Caporal d'ordinaire. J'ai fait la guerre avec une louche ! Tout de suite après l'armistice, je suis allé à Montpellier pour fonder un journal, publié par un éditeur de la ville, Causse, L'Écho des Étudiants, où j'ai fait débuter des garçons qui, depuis, ont acquis un nom, Jacques Laurent, Yvan Christ, François Chalais entre autres. Au début de 41, lorsque Denoël a pu rouvrir sa maison qui avait été fermée par les Allemands, je suis revenu à Paris.

- J'avais commencé à écrire en 1938 un livre, François le Fayot qui est passé, en grande partie d'ailleurs, dans Tarendol. Dans les mêmes années précédant la guerre, commençant à me poser des questions, j'avais suivi l'enseignement du philosophe Gurdieff. J'y ai gagné, je crois, une vue plus dégagée, moins terre à terre des choses, j'ai désappris le petit bout de la lorgnette pour donner à la réalité des proportions plus larges, au-delà des apparences...

- Une dimension métaphysique, si vous voulez. C'est ainsi, il me semble, que j'ai été amené à écrire des récits qui s'apparentent aux fables, je suis devenu une sorte de fabuliste. Mes romans de science-fiction contiennent une moralité. Attention ! je ne dis pas morale ! Ce dont je me garderai bien.

- Le premier, Ravage, a paru en 1942. Ce fut immédiatement un gros succès de librairie, 100000 exemplaires, malgré la pénurie de papier dont on souffrait, à cette époque. Et 60000 du Voyageur imprudent en 1943. Tarendoi, en 1944...

- Oui, le premier de mes livres qui ne soit pas de science-fiction. Il y en a eu d'autres : Le Journal d'un Homme simple, en 1950, Jour de Feu, 1957, et des essais. Cinéma total, et La Faim du Tigre. Mais ça, c'est plus tard, 1962,1966...


A 31 ans, au moment de la publication de Ravage

- ... En 1948 - j'étais resté lecteur chez Denoël - j'ai fait un premier début d'écrivain cinéaste, l'adaptation et les dialogues pour Paysans noirs de Jacques Régnier, un très beau film, qui n'a malheureusement pas eu de succès ; je faisais également la critique dramatique pour Carrefour, je me couchais à deux heures du matin, je me réveillais à sept, lorsque mes enfants se levaient pour aller en classe ; bref, je suis tombé gravement malade. Interdiction de travailler et j'étais sans argent.

- Grâce à une aide amicale extraordinaire, j'ai pu aller à la campagne, passer un an, me guérir. En 1950. C'est là, à Sospel, que le miracle est arrivé: un télégramme de Duvivier qui me demandait si je voulais faire l'adaptation et les dialogues d'un livre italien. C'était Le Petit Monde de Don Camillo. A partir de cet énorme succès, je suis devenu l'homme qui fait gagner de l'argent au cinéma, j'ai pris une valeur sur le marché. En dix-huit ans, j'ai travaillé à une vingtaine de films comme adaptateur dialoguiste et auteur.

- La Nuit des Temps a été un scénario en collaboration avec André Cayatte qui en avait eu l'idée première : on découvre sous la calote glaciaire des survivants d'une civilisation datant d'un million d'années ; on parvient à les ranimer, ils racontent leur histoire, elle est semblable à la nôtre. Devant le prix de revient, Cayatte dut renoncer à tourner le film, mais il m'encouragea à en faire un livre. Le succès a été fabuleux et immédiat, comme pour Ravage, mon premier ouvrage.

Les Chemins de Katmandou eh bien c'est aussi une histoire Cayatte. J'ai écrit le scénario et les dialogues pour son film et j'en ai tiré un livre.

- Je suis allé à Katmandou, il y aura bientôt trois ans, alors que le grand public n'avait pas encore entendu parler si couramment du problème de la drogue. Nous étions en train de travailler avec Cayatte sur ces questions lorsque ont éclaté les événements de mai qui donnaient à notre sujet une actualité brûlante...

- Maintenant... je suis comme l'âne de Buridan, pris entre deux picotins ; j'ai en chantier deux romans, l'un comique, l'autre tragique, tous deux de science-fiction, et je travaille tantôt à l'un, tantôt à l'autre, suivant la couleur de mon humeur.

- L'un a pour titre Madame Jonas dans la Baleine. La baleine, c'est l'Arche. On l'a enterrée de crainte d'une catastrophe universelle, la bombe H étant devenue aussi courante qu'une voiture... vous voyez d'ici le danger...

- L'autre, le tragique, s'appellera Judith fais ton Devoir ; une transposition dans le futur de l'histoire de l'héroïne juive. Le premier terminé - je ne sais lequel - paraîtra en librairie, probablement avant la fin de l'année.

- Je fais la critique de la télévision à Radio-Luxembourg, et pour le Journal du dimanche. Cinq de mes soirées sur sept, je suis immobilisé devant mon poste. Vous voyez, je suis encore journaliste.
 

(Propos recueillis par « Les Quatre Chevau-légers ».
Archives de la Guilde du Livre.)



Notes :