René Barjavel raconte ses voyages dans
TOURING
N° 916 - septembre 1979
Chronique Au pays de mon cœur

Dans la revue mensuelle du Touring Club de France une chronique était offerte à des personnalités qui y présentaient leurs souvenirs de voyages à travers le monde. En septembre 1979, René Barjavel parle à son tour des pays de son cœur...


Couverture de la revue Touring
 
Au pays de mon coeurRENÉ BARJAVEL

Parce que des deux côtés de ma famille il y a de vieilles racines paysannes, je ne suis pas un coureur de continents. Sans doute par atavisme Je ne voyage que par accident lorsque j'y suis poussé pour des raisons familiales ou professionnelles. Je n'ai jamais fait un voyage de ma propre initiative.
Cette disposition d'esprit ne m'a pas empêché de faire plusieurs longs séjours à l'étranger, et d'autres, plus courts, comme on va le voir.

Mon premier voyage
hors de France

J'ai quitté la France, pour la première fois de ma vie en 1940, en tant que soldat, pour aller en Belgique.
Nous étions massés à la frontière belge. L'offensive allemande eut lieu le 10 mai. Nous sommes entrés en Belgique avec la conviction qu'on allait stopper l'ennemi. Pourtant, notre équipement aurait dû nous donner à réfléchir. Cela rappelait les guerres napoléoniennes. Par certains détails rien n'avait changé. Par exemple, je faisais partie d'un groupe chargé du ravitaillement des troupes. Pour cela nous disposions des mêmes chariots, recouverts d'une bâche, tirée par des mulets, que ceux de la Grande Armée !
Je ne suis resté en Belgique que trois ou quatre jours. Après avoir franchi les Ardennes françaises, je me souviens que nous n'avons pas dépassé Gembloux, une petite ville située un peu au-delà de Namur. Nous recevions des bombes de tous les côtés. Je n'ai rien vu de la Belgique, sauf des incendies, des ruines et des civils belges qui fuyaient sur les routes.
Notre division a disparu. L'Etat Major aussi. Puis notre capitaine nous a donné l'ordre de regagner la France. Ce que nous avons fait, à pied, tandis que, lui, y est revenu dans sa traction-avant... Tel fut mon premier voyage-éclair à l'étranger.
Mais il est un autre voyage-éclair qui m'a laissé un souvenir extraordinaire. C'est celui que je fis à Cap Kennedy, en 1969, pour voir partir Apollo 11.

Un spectacle
absolument fabuleux

J'ai eu la chance d'être invité par le directeur de Paris-Match de cette époque, Jean Prouvost, qui avait fait frêter un avion afin de transporter à Cap Kennedy un certain nombre de personnalités. J'étais le seul journaliste parmi toutes ces célébrités, dont l'aviatrice Jacqueline Auriol. A l'arrivée là-bas, en pleine nuit, l'avion est allé faire le tour de la piste sur laquelle se trouvait la fusée.
Dans le noir, nous l'avons vue qui se dressait, toute blanche, éclairée par de puissants projecteurs. C'était un spectacle absolument fabuleux.
Le lendemain, pour assister à son départ, on nous a conduits aux places qui nous étaient réservées dans des tribunes en planches, comme celles que l'on installe ici pour le défilé du 14 juillet.
Pour des raisons de sécurité, ces tribunes se trouvaient très loin de la fusée. Un peu avant que cet événement historique eut lieu, je vis arriver le général Eisenhower, seul, sans être accompagné par qui que ce fût, pas même d'un « gorille ». Un policier placide lui indiqua sa place dans la tribune, tout simplement, comme à un quelconque « pékin ».
Après l'impressionnante mise à feu et le départ d'Apollo 11, nous avons pu revenir en France à temps pour la voir alunir sur l'écran de la télévision.
Le départ de la fusée comme son arrivée sur la lune furent des moments très émouvants. Nourri pendant toute mon enfance de Jules Verne, cette fabuleuse « première » m'enthousiasma. Elle est restée gravée en moi. J'avais conscience d'assister à un événement capital, la chose la plus fantastique que l'on puisse voir. Cela a coupé en deux le passé et l'avenir. Ce jour-là, la lune est entrée dans la banlieue de l'homme.

Les chemins
de Katmandou

J'avais d'abord écrit le scénario du film « Les Chemins de Katmandou », que réalisa André Cayatte, sans m'être rendu au Népal. Le producteur du film estimait qu'il n'était pas nécessaire de faire les frais d'un tel voyage, puisque, de toute façon, le film ne serait pas tourné sur place ! Mais, par la suite, pour écrire le livre, j'ai bien dû y aller. Je voulais voir comment vivaient ces hippies venus, de tous les coins du monde, s'agglutiner là.
Ce qui m'a le plus frappé ? Tout d'abord la ville de Katmandou elle-même, qui dresse ses deux mille temples au pied de l'Himalaya, à la frontière du Tibet. Ensuite cette infinie tolérance au point de vue religieux. Là-bas, les rites se superposent, s'acceptent. Enfin la familiarité des hommes avec les dieux et les bêtes.
Autour de « stuppas » — monuments blancs en forme de demi-citrons surmontés d'une petite tour sur lesquels sont peints de grands yeux de Bouddha, des yeux bleus, ce qui m'a surpris — se trouvent une quantité de stèles consacrées à d'autres religions indiennes. Et parmi tout cela, vivent les singes, les chèvres, les oiseaux.
En Inde, il n'y a pas de rupture entre le divin et l'humain, entre l'homme et les autres créatures.
Ce n'est pas comme en Occident, où l'on piétine les animaux ; ce n'est pas comme en France où nous sommes un peuple de massacreurs d'oiseaux, où l'on compte plus de chasseurs que dans tout le reste de l'Europe.
Au Népal, la police est extraordinairement débonnaire. Dans ce pays, où se côtoyent plusieurs races, chacune a sa spécialité. Par exemple, les sherpas, d'origine montagnarde, sont devenus des guides réputés. Et c'est à une race de gens très doux que l'on a confié la police. Dans la rue, de jeunes hippies, ivres de drogues, sont affalés sur le trottoir, personne n'y prend garde. Au marché, où l'on vend du haschish comme des épinards, la police n'intervient pas.

A Ceylan,
les plus beaux
enfants du monde

À Ceylan, les gens sont ouverts, cordiaux, chaleureux, d'une extraordinaire beauté.
Avec leur peau couleur de café, leurs grands yeux noirs, leurs dents éclatantes, leur joie de vivre, je n'ai rien vu de plus beau au monde que les enfants de Ceyian.
Au point de vue touristique, ma grande déception se situe sur le plan de la nourriture. Moi, qui suis gourmet, gourmand même, curieux des mets nouveaux, je n'ai trouvé, dans les hôtels de Ceyian, que de la cuisine allemande. Les insipides boulettes de viande, chères aux touristes allemands, lesquels viennent en très grand nombre visiter cette île paradisiaque.
C'est en me rendant à Ceylan qu'il m'est arrivé une mésaventure dont je me souviendrai longtemps !
Lors d'une escale à Bombay, on avait invité les passagers de l'avion à prendre l'autobus pour venir se reposer dans une salle d'attente assez éloignée et pour faire des achats dans quelques boutiques encore ouvertes.
On ne nous avait donné aucune instruction. Et voilà qu'au sortir de la salle d'attente, on nous fouille. Dans ma poche, un policier a trouvé un couteau suisse, un couteau de boy-scout, avec plusieurs lames, un tire-bouchon, etc. Il est devenu vert, a poussé des cris, ameuté d'autres policiers. Il ne voulait pas me laisser partir. Sans doute pensait-il que j'avais l'intention de couper la gorge du pilote ! Et moi, qui ne connais pas l'anglais, cette langue universelle, je ne pouvais pas m'expliquer. J'ai passé un très mauvais moment. Puis, alors que l'autobus allait démarrer— sans moi — un officier de police est, heureusement, intervenu. En entendant les explications de son trop zélé subalterne, il a haussé les épaules et j'ai pu m'en aller...

Deux régions de France
chères à mon cœur

J'ai passé mon enfance et mon adolescence tour à tour dans la Drôme, à Nyons, où je suis né et où j'ai fait mes études, puis à Cusset, dans l'Allier.
À cette époque déjà, le Destin décidait de mes déplacements. Le principal du collège de Nyons avait été nommé à Cusset. Comme il m'aimait beaucoup, il m'a emmené avec lui. Ce fut grâce à lui que j'ai connu et aimé le Bourbonnais lequel, avec ma Provence natale, est la région de France la plus chère à mon cœur.
Chacune a son charme totalement différent, mais tout aussi attachant. Après les senteurs poivrées des sentiers provençaux, je découvrais le délicat parfum des églantines, la douceur des collines bourbonnaises, la splendeur de ses sous-bois.
Je pense, entre autres, à la forêt de Tronçais, où subsiste encore un chêne monumental, datant de l'époque où Colbert fit planter des chênes pour construire la flotte du roi.
J'ai gardé une si grande impression du collège de Cusset que, dans « Tarendol », je l'ai « transplanté » en Provence, où se situe l'action du roman.

Je rêve
d'une petite maison
en Irlande

Pour écrire « Les dames à la licorne », en collaboration avec Olenka de Veer, je suis allé en Irlande.
J'ai eu le coup de foudre. Je suis devenu fou de ce pays romantique, où rien n'a bougé depuis des siècles. Fou de mélancolie, de nostalgie, de joie, de sensations d'un autre monde.
Les couleurs elles-mêmes sont indéfinissables. Celles des prairies, de la mer, du ciel qui change de teintes d'une minute à l'autre... C'est en Irlande que l'on prend le mieux conscience des quatre éléments : la lumière, la terre, l'eau, l'air...
Depuis ce séjour, je me vois dans une petite maison qui serait située dans le Comté de Donegal, sur la côte Ouest, au bord de l'Atlantique.
Là, où l'on ne sait pas si la terre se mélange à la mer ou si la mer envahit les terres. Là, où se trouvent un millier de petites îles balayées par le vent. Mais j'aimerais rester sur la terre ferme, avec la mer à mes pieds, et derrière la maison, une grande prairie de ce vert irréel, typiquement irlandais...
Mais cela, jusqu'à présent, est un rêve. Le réaliserai-je, un jour ?

Recueilli par
Simone de TERVAGNE



Notes

Les index correspondent aux notes de renvoi dans le texte. Elles visent à compléter et clarifier les allusions qui pourraient le nécessiter.
 



Notes éditoriales

La présente page a été créée en mai 2006 et présentée par la Lettre de G.M.Loup de cette date.