 |
 |
 |
 |
|
|
René Barjavel :
|
 Procès-verbal
 |
 |
 |
|
René Barjavel fréquente le cinéma et la télévision depuis fort longtemps, aussi bien de l'intérieur
(auteur, scénariste, dialoguiste) que de l'extérieur (critique, essayiste, théoricien d'avant-garde).
Prophète des temps nouveaux, il a écrit des ouvrages d'anticipation sur les techniques audio-visuelles et les
télécommunications (note : Dans « Cinéma-total », livre écrit en 1944 et aujourd'hui introuvable, il prévoyait déjà l'absorption du cinéma
par la télévision.
C'est à ces divers titres que Jacques Marquis l'a interrogé pour « Téléciné ».
Ce « procès-verbal », qui, au départ, avait pour objet de cerner quelques-uns des problèmes immédiats
(ou tout au moins actuels) du cinéma et de la télévision, s'est transformé en « libre cours ».
René Barjavel, interrogé sur son passé, son métier - ses métiers - notamment ses réactions professionnelles
à propos de la fantastique retransmission mondiale du vol d'Apollo XI, a spontanément élevé le
débat et abordé l'avenir des télécommunications sur un plan beaucoup plus humain (voire métaphysique) que technique.
Il fallait évidemment s'attendre à cela de la part du chroniqueur frémissant de « R.T.L. » et du « Journal du Dimanche ».
Je suis comme beaucoup de gens de mon âge : téléspectateur par force, par habitude, par passivité. C'est pour cela
(et non pas à cause de la qualité des films) que la clientèle du cinéma diminue. C'est une espèce de nonchalence,
un phénomène vraiment psychologique. On ouvre la télé pour avoir les nouvelles et puis on laisse ouvert. On est là, et,
quoi qu'il arrive, on subit.
- Vous êtes venu récemment à la critique de télévision.
- Mes amis de R.T.L. me l'ont demandé d'abord, et puis le directeur du « Journal du Dimanche ».
C'est un esclavage abominable. A partir du moment où l'on sait qu'il faut rester devant la T.V. pour en
parler, cela devient quelque chose d'effrayant. Mais je ne fais pas précisément de la critique de télévision ;
je dis mes réactions personnelles à propos de ce que je vois sur l'écran.
J'ai été pendant des années critique dramatique et en quittant ce métier je m'étais dit que je
ne serai plus jamais critique, du moins pas avant d'être centenaire.Je crois que j'ai atteint cet âge-là.
Les critiques devraient être centenaires. Il faut être retiré du monde pour être critique, avoir
acquis une certaine indulgence et flotter un peu au-dessus de la bataille.
- Pour l'heure, vous vous en prenez particulièrement aux feuilletons.
- Ecoutez, c'est abominable. Ceux de la journée, heureusement, je ne les regarde pas. Je ne sais
donc pas ce qu'ils valent. Mais, en deux ou trois semaines, on en a vu éclore d'horribles. En particulier
Camp Runamuck, effarant de bêtise, de laideur et de vulgarité.
Je comprends, à la rigueur, qu'on puisse se tromper sur un feuilleton à la lecture du manuscrit,
mais celui-là était fait, il suffisait de le regarder pour se rendre compte que c'était une immonde saloperie.
Comment a-t-on pu acheter ça ? Je crois que dans cette politique du feuilleton connard, il y a aussi du mépris pour
le téléspectateur; il y a cette idée qu'il faut faire très bête pour plaire au plus grand nombre.
Je travaille dans le cinéma depuis bientôt vingt-cinq ans, eh bien je n'ai encore jamais compris
ce qui déterminait un producteur à faire un film. Ce ne sont jamais les qualités du metteur en scène,
jamais les qualités du sujet. Alors quoi ? On ne sait pas. Les circonstances. le besoin de faire un film
qui ressemble à celui qu'un autre a déjà fait. Ou bien, lorsqu'un producteur a un acteur sous contrat
et des scénarios plein ses tiroirs, il va choisir en général le moins intéressant, celui qui a le moins
de relief, parce qu'il lui fait moins peur.
|  |
A la télévision, je crois que c'est la même chose. Dans le service des dramatiques, par exemple, on
m'a dit qu'il y a six ou sept mille sujets en attente de lecture. Comment se décider là-dedans ? En
fait c'est facile. J'ai été, d'abord, lecteur chez Denoël. Je vous jure qu'au bout de trois pages on sait
si c'est bon ou pas. Je suis sûr que, parmi ces milliers de manuscrits, on pourrait faire le tri en
un mois. Mais non, on se rabat sur Balzac : un sujet de tout repos, des costumes d'époque.
Qu'est-ce que vous voulez en dire? On ne peut pas éreinter ni encenser. C'est zéro, quoi !
Quant à Faber, c'est inimaginable. C'est vraiment le plus mauvais de tous les feuilletons, et un
océan de sottise. Les gags sont bêtes et tristes. Les personnages inexistants. C'est épouvantable.
Mais, après tout, il y a bien des gens qui prennent Godard pour un génie. Moi, je trouve que c'est
un sinistre emmerdeur. C'est ce que la Suisse nous a envoyé de pire avec Le Corbusier.
C'est embêtant d'éreinter les gens. C'est très désagréable, sauf quand on a affaire à des prétentieux.
Ceux-là, je ne les rate pas.
Une nuit comme l'humanité n'en connaîtra peut-être pas deux
|
- Le 15 juillet dernier vous étiez à Cap Kennedy.
- Oui. J'ai vécu là-bas le moment incroyable du départ de la fusée. On ne peut pas imaginer
ce que c'est que de la voir et surtout de l'entendre partir. Ce bruit, aucun micro ne peut le capter
ni le traduire. C'est une série de détonations qui sont dues, je pense, aux noeuds des ondes ou
à des interférences. Et on l'entend, non pas avec ses oreilles, mais avec ses pieds, avec ses tripes.
Ça vous rentre dans la viande. C'est fantastique. Ensuite, j'ai suivi le voyage à
la télévision française et, bien sûr, la fameuse nuit blanche que nous avons tous passée. Cette merveilleuse
nuit comme l'humanité n'en connaîtra peut-être pas deux. Druon a dit, un jour, à la télé :
« Ça a été une nuit de prière pour l'humanité entière. » Je crois que c'était vrai.
Pendant quelques heures, les hommes du monde entier, sauf les malheureux Chinois, paraît-il.
ont regardé leurs écrans et ont pensé à quelque chose en commun, quelque chose qui n'était ni
de la haine, ni de la passion, mais une esoéce d'attente et d'amour.
Le moment où Armstrong a mis le pied sur la lune d'abord et, ensuite, quand Aidrin s'est mis à
sauter, léger comme une plume. j'ai écrit quelque part ce que cela a représenté pour moi : l'événement
le plus important pour l'humanité depuis que l'homme a quitté le paradis terrestre. Ce n'est
pas seulement un changement historique. Ce n'est pas la traversée de la Mer rouge; ce n'est pas la
chute de l'Empire romain, c'est quelque chose de beaucoup plus important.
Vous remarquerez - c'est de l'enfantillage, mais c'est drôle - que l'homme qui est le premier
« sorti » de la terre porte un nom qui commence par A comme Adam : Armstrong, Aidrin. Et les
deux suivants, leurs noms commencent par B et par C. Ce sont les hommes d'un commencement.
- Jacques Bergier soutient que la lune c'est zéro.
- La lune c'est zéro, oui... Enfin, c'est un premier pas. La lune c'est le paillasson, mais, tout de
même, on a ouvert la porte pour mettre le pied sur le paillasson.
C'est de là qu'on va s'élancer pour aller plus loin. Quand tout sera bien organisé, les bases de
départ seront sur la lune, elles ne seront plus sur la terre. Cela signifie énormément. Il n'y aura plus
cet arrachement à la pesanteur terrestre qui est terrible, jusqu'au jour où on aura trouvé le moteur
anti-gravitique, qui pour l'instant, relève de la science-fiction. Mais qu'est-ce qui ne faisait pas partie
de la science-fiction il y a seulement vingt ans ?
J'ai écrit un roman, il y a quatre ou cinq ans qui s'appelait Colomb de la Lune. Je décrivais l'arrivée - en
ballon - d'un Français sur la lune. Cyrano de Bergerac ! Je pensais que mon bouquin en avait pour dix ou quinze
ans avant d'être démodé. Voyez comme tout va vite.
Les gens vous disent : « Ah ! maintenant, vous êtes dépassés. » Non, on n'est jamais dépassé, parce que le temps,
l'espace et l'imagination sont infinis. La technique nous suit. Elle réalise ce que nous inventons. Par exemple, les romans
de science-fiction qui traitent de l'espace ont tous dépassé, aujourd'hui, les théories d'Einstein (sans quoi on ne
pourrait pas sortir du système solaire). On ne peut pas sortir du système solaire si on se borne à une vitesse
limitée, et 300.000 kilomètre-seconde c'est limité. Donc, on en est à imaginer des vitesses infinies ou des
déplacements sans vitesse, c'est-à-dire immédiats. Les distorsions de l'espace, les « espace-temps »... hum ! Mais il est
certain que tout cela verra le jour.
|  | |
| Qu'est-ce qui reste des Lois de l'optique ?
|
|  |
|  |
Le laser, par exemple, a été un coup de foudre, dans la science. Il a donné, en particulier, l'ologramme qui
a complètement bouleversé les lois de l'optique. L'ologramme, c'est une photo obtenue sur une plaque par le rayon du
laser. Sur cette plaque on n'a pas une image nette, mais des ondes d'interférence. Et lorsqu'on reprojette sur
cette plaque un rayon de laser de la même longueur d'onde, on obtient une image dont on peut faire le tour, une image à
trois dimensions. Chose encore plus extraordinaire, si on brise cette plaque en mille morceaux, chacun des morceaux contient
l'image complète. Qu'est-ce qui reste des lois de l'optique ?
Nous sommes au commencement de tout. Bergier a raison de dire que ta lune, ce premier pas
que nous venons de faire, n'est rien. Parce qu'il y a un siècle il n'y avait pas d'automobile, parce
que nous nous souvenons des gens qui ont inventé l'électricité, parce que nous allons bientôt aller à New York
en quatre heures, nous croyons que nous sommes formidables, que nous sommes au sommet. Ce n'est pas vrai. Nous
sommes au commencement de tout, si nous ne faisons pas sauter la baraque d'ici une génération. L'humanité commence
son destin. Elle est née sur un grain de sable et elle est peut-être destinée à occuper l'espace tout entier. Et
elle a l'éternité devant elle.
Nous vivons une époque formidable. Nous sommes presque dans la verticale. Mais ce qu'il y a d'inquiétant,
c'est la courbe également verticale de la démographie. C'est épouvantable, mais qu'est-ce que vous voulez faire ?
- Là-haut ?
- Oui, mais il faudrait que ça aille plus vite. Remarquez, sur le plan mondial, il y a le grand désordre et
le grand affrontement des égoïsmes horribles. C'est encore une courbe verticale que celle de la connerie !
Je crois qu'il va se produire des tas de choses. Je crois que nos vieilles sociétés vont craquer. Je ne sais pas comment.
- Par en bas ou par en haut ?
- Qu'est-ce que vous voulez qui se passe par en haut ? Je ne crois pas que nous allons rencontrer, dans le
système solaire tout au moins, des espèces vivantes avec lesquelles nous puissions nous affronter. Mais ce qui est
possible, c'est qu'on rapporte des micro-organismes dangereux, malgré les quarantaines (les quarantaines, c'est
pour rassurer les gens). On sait très bien que s'il y a quelque chose à craindre sur la lune ou sur Mars, ce quelque
chose n'a rien de commun avec ce que nous connaissons sur terre. On ne peut pas savoir ce qui se passera si on ramène de
là-haut une amibe à base de silice au lieu d'être à base de carbone. Et d'ailleurs, elle pourrait mettre
deux cents ans à se développer ! Bref, tout ce qu'on peut rapporter de là-haut ce sont des micro-organismes dont on ne se méfierait pas.
Je ne suis pas un savant. Mais je crois que la vie est possible partout. Sous la forme où nous la connaissons sur
la terre, évidemment non ! Que la vie soit possible cela ne veut pas dire qu'elle soit probable. Il y a seulement
vingt ans, tous les savants, qui changent toujours d'avis avec une ingénuité touchante, prétendaient que la vie était
impossible en dehors de la terre, !es conditions de la vie tenant à quelques degrés centigrades de plus ou de
moins et à des conditions chimiques qui ne peuvent se rencontrer que par le plus grand des hasards, etc.
Bon ! Et puis tout à coup, on a découvert .que dans notre seule galaxie il y avait des millions de
planètes où les conditions biologiques réunies sur la terre pouvaient exister. Alors les savants,
du même coup, ont dit : « La vie doit exister sûrement partout. »
Ce qui est absolument stupide.
La vie est autre chose qu'un hasard : c'est une organisation, c'est un ordre. La vie est peut-être effectivement
très répandue, comme il se peut qu'elle soit un phénomène unique.
- Cette dernière hypothèse n'est pas difficile à concevoir ?
- Métaphysiquement, non. On peut parfaitement imaginer que la vie est un phénomène unique, que
l'homme est destiné à la transporter ailleurs.
Le miracle des télécommunications
|
- Dans le contexte de la conquête spatiale en général, que représente la télécommunication ?
- C'est un des grands miracles de cette histoire. Ainsi dans le voyage d'Apollo XI, sauf dans les dernières secondes
où Armstrong a pris les commandes, pratiquement tout a été dirigé par radio depuis Houston. La précision de ces manoeuvres
est quelque chose de fantastique. Il faut tenir compte du fait que, de la terre à la lune, il y a au moins une seconde de
décalage entre le départ de l'ordre et son arrivée. Et quant on va partir pour Mars, il y aura six millions de kilomètres.
Vingt secondes, c'est long.
- Et dans le domaine des satellites ?
- D'ici peu d'années, nous allons probablement avoir des satellites un peu partout autour de la terre qui vont
nous inonder directement de programmes américains et russes. Le problème, pour l'instant, c'est la puissance,
les signaux sont trop faibles pour être reçus directement par tes postes, ils doivent être amplifiés. C'est
une question de technique, par conséquent il n'y a pas de problème.
Le projet n" 2 de la N.A.S.A. est actuellement la fabrication et la mise en place autour de la
terre d'une station habitée dans laquelle pourrait prendre place une quarantaine de personnes. Si on
peut mettre quarante personnes dans une station, on peut aussi y mettre des amplificateurs et des
sources d'énergie.
Vous voyez ce qu'on va pouvoir subir comme propagande ! C'est assez effrayant. On pourra toujours tourner le bouton. Mais on ne
viendra pas vous enfoncer la propagande à travers le crâne à coups de marteau. On vous vantera les beautés et les merveilles
de tel ou tel mode de vie...
- Une telle puissance est-elle souhaitable ?
- Il ne s'agit pas de savoir si c'est souhaitable ou non. C'est inévitable. Tout comme il est inévitable que l'homme
se répande,puisqu'il est fait pour ça.
(Propos recueillis par Jacques Marquis.)
|