Colomb de la Lune
 
par RENÉ BARJAVEL

Ce texte est la toute première version de « Colomb de la lune », parue en mai 1959 dans le numéro spécial de la revue "Fiction" consacré à l"Anthologie de la science-fiction française" (pp 14-17) { voir }.
G.M. Loup l'a retrouvé et le présente ci-dessous dans son intégralité.

 

- Moi, Colomb, moi qui reviens des Indes, je veux vous dire...
- Tu retardes, Colomb ! Tu n'y es plus ! Ce n'est pas des Indes que tu reviens, c'est de la Lune !...
- Ce sont les Indes, toujours...
- Et qu'as-tu trouvé, là-haut, à la pointe de ton voyage  ?
- Des cailloux et de la poussière, toujours...
- Des cailloux et de la poussière, et toi par-dessus, toi charogne...
- Et moi par-dessus, moi charogne, moi esprit...

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* *

C'est peut-être, oui peut-être ce qu'il dira. Je le connais bien, c'est pourquoi je me suis permis. Mais l'honnêteté m'arrête. Je ne veux pas inventer l'avenir. J'ai décrit dans Le voyageur imprudent un voyage en l'an 100000. C'était du roman. Maintenant il s'agit d'être honnête. Faire taire l'imagination et attendre. Attendre qu'il revienne.
Nous l'attendons tous, avec plus ou moins d'espoir. Cet espoir, quelques-uns chaque jour le perdent. La plupart l'oublient. Il y a l'actualité, n'est-ce pas, il y a le pain quotidien, les amours, les championnats, le travail et les vacances... La lune, après tout, à quoi ça peut servir ?
Souvenez-vous de son départ, pourtant : ce fut une belle kermesse ! Trois millions de personnes suant, le nez en l'air, dans le désert de la Crau, regardant son ballon haut comme la Tour Eiffel, mal gonflé, un peu ridicule, qui se balançait doucement. On mangeait des sandwiches, on buvait de la limonade, on criait, on chantait, des boys-scouts agitaient des petits drapeaux. Le ministre n'arrivait pas au bout de son discours, les gendarmes crevaient dans leurs uniformes, les lézards ne savaient plus où se mettre entre tant de pieds... Lui était déjà seul dans la Cabine ronde.
Et puis la fanfare a joué la Marseillaise, on a ôté les chapeaux malgré le soleil, et le grand ballon ridicule et mal gonflé a commencé à monter lentement. Au-dessous est apparue la cabine parfaitement ronde. Les tranches noires qui la zébraient la faisaient ressembler à un melon. Elle était fixée à un grand mat creux qui pénétrait à l'intérieur du ballon jusqu'à son sommet. Et au-dessous d'elle pendait, comme la queue du melon, la tuyère du moteur ionique. La tuyère ne crachait aucune tempête, pas le moindre souffle, rien du tout. Elle n'a servi que plus tard, plus haut, bien plus haut. L'enveloppe du ballon, recouverte d'une double couche micrométrique de peinture métallique, constituait en fait une gigantesque pile solaire. A la limite de son ascension, quand le gaz dilaté l'eut entièrement gonflé, le ballon fournit au moteur l'énergie nécessaire, et l'ensemble ballon-cabine, maintenu rigide par le mat, commença, sous la faible poussée de la tuyère, son voyage vers la Lune. Lentement d'abord, puis un peu plus vite, puis un peu plus, en vitesse uniformément accélérée. Les gaz qui tendaient à faire éclater le ballon dans le vide s'échappaient par le mât creux, et passaient dans le moteur pour y être ionisés. On n'avait pas prévu un gros moteur, tout cela était très léger. Colomb aussi était léger, c'était une des raisons qui l'avaient fait choisir.

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Pourquoi ai-je choisi Colomb  ? - Car c'est moi qui l'ai choisi, bien sûr. - II y avait d'autres candidats : don Quichotte, Superman, Hamiet ou Fausto Coppi. Des champions. Chacun avait ses chances et ses bonnes raisons. Mais quand il s'est présenté, lui Colomb, les autres n'ont plus existé.
Je l'ai choisi un peu à cause de l'histoire que lui contait sa mère quand il était enfant, une assiettée ce soir et la suite demain. Il n'en a pas oublié une syllabe. C'est ce qui le fait si léger. C'est ce qui lui a rendu la Lune si familière, bien avant qu'il se fût posé sur elle.
Je l'ai choisi aussi parce qu'il fallait pour la Cabine un homme habitué à la solitude, qui non seulement n'en eût pas peur mais l'aimât. Lui était seul depuis toujours. Seul, enfant, avec la merveilleuse histoire dans ses rêves. Seul quand il fut pion, au milieu des cancres gueulards dont il n'entendait rien. Seul dans les chiffres, les atomes et les particules, qu'il montait, ravi, dans sa tête en mousse légère. Seul en amour avec la Passionnée, qui l'aimait comme un bifteck. Seul avec ses quatre enfants qu'il croyait aussi purs, aussi simples que lui. Mais ses enfants étaient devenus, comme nous tous, des adultes au premier mensonge. Le seul enfant, c'était lui.
Je l'ai choisi enfin à cause de son nom, bien sûr, à cause de son nom surtout. Colomb des Indes, Colomb des Amériques, Colomb de la Lune... Colomb comme la Lune, comme nous... Bien sûr c'était lui qu'il fallait...

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Je l'ai fait d'os légers et de taille moyenne, pour qu'il puisse tenir dans la Cabine comme un oiseau dans le nid. Mais par sa nature même il n'aurait jamais eu beaucoup de poids. Il aime les vins clairs, l'eau franche, les cerises cueillies à l'arbre, et marcher sur la pelouse défendue après une averse d'été. Il pèse à peine la moitié de son poids. Un oiseau...
Seul dans la Cabine, il peut y rester dix ans, sans languir. C'est pourquoi, peut-être, nous l'attendrons longtemps... Mais il reviendra. J'en suis sûr. Il suffit de se rappeler ce qu'il nous a dit quand il est arrivé là-haut...

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Colomb, Colomb de la Lune, as-tu fait bon voyage ? Oui, je crois, merci, je ne sais pas, j'arrive...

- Colomb, regarde autour de toi  ! Regarde ! Colomb, que vois-tu ?
- Oh ! je vois...
- Colomb, que vois-tu ? Nous t'avons envoyé là-haut à notre place ! Nous mourons d'impatience ! Colomb, que vois-tu ? Dis-nous ce que tu vois !
- Je vois... Je vois la Terre ! Notre Terre ! si petite ! Perdue dans le ciel.noir comme un enfant dans une forêt sans limites, la nuit... Notre Terre perdue, cette pâle lumière dans le ciel noir, ce visage presque effacé au bout de mon doigt tendu là-bas au fond du ciel mit, notre Terre si petite, si fragile, perdue, notre chère, chère Terre avec ses fleurs, ses oiseaux et ses hommes, vous que j'aime mes frères, les hommes...

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De quoi rire ! Vraiment de quoi rire ! On a dépensé tant d'argent pour l'en- voyer sur la Lune ! Notre argent à tous ! On aurait pu avec s'acheter les ciga- rettes ou le beaujolais ! On a donné cet argent pour qu'il aille sur la Lune, qu'il regarde, qu'il inspecte, qu'il rnesure, qu'il échantillonne, qu'il photographie, qu'il soupèse, qu'il filme, qu'il goûte, qu'il écoute, qu'il regarde surtout, qu'il regarde ! et puis, après, qu'il nous raconte !
Et quand il est là-haut et qu'on lui demande : « Comment c'est fait la Lune ? Qu'est-ce que tu vois ? Parle ! »
...il nous répond : « Je vois la Terre ! »
C'était bien la peine de tant dépenser et d'aller si haut ! Nous aussi nous la voyons, la Terre, nous marchons dessus ! Nous en avons même plein les bottes ! Dites-nous un peu, est-ce que vous êtes sûr de l'avoir bien choisi ?

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Je crois, je ne suis pas sûr, j'espère. Dans une aventure pareille on n'est sûr qu'au retour. Quand il est redescendu, toute la Terre l'attendait. Dix mille journalistes couchaient dans la Crau sous des tentes et, le jour, rampaient sous les tables pour chercher le fiais. Des haut-parleurs gueulaient dans le désert les communiqués de l'observatoire, et les journalistes transpiraient les nouvelles dans dix mille téléphones pour toutes les oreilles du monde. « II est à mi-chemin ! » « Plus que cent mille kilomètres ! » « II arrivera mercredi ! »
Et le jeudi il n'était pas là. Ni le vendredi, ni le dimanche. Il tournait autour de la Terre et ne s'approchait plus.

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- Colomb, qu'est-ce qui n'arrive ? C'est détraqué, le bidule ?
- Non, non ! Ça fonctionne, tout va bien à bord...
- Alors arrive ! Dépêche-loi un peu ! On t'attend, nous !
- Je sais ! Je sais que vous m'attendez, mais, excusez-moi, je ne peux pas !...
- Tu ne peux pas ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que tu te serais ramolli là-haut ?
- Je ne peux pas ! Je cherche un endroit pour me poser et je ne trouve pas...
- Tu perds les pédales, Colomb ! Mets le pilote automatique. L'endroit est prêt. Il t'attend depuis ton départ. Tout est au frais, les discours, le Champagne, la T. V., le bouquet de fleurs et une belle fille pour t'embrasser.
- Non, vous ne comprenez pas... Je cherche un endroit, un endroit...
- Quel endroit ?
- Un endroit propre ! Un endroit propre ! propre ! Je fais le tour de la Terre et je ne trouve pas où mettre les pieds !...
- Colomb ! Pour qui tu te prends, dis ?
- Oh ! non ! Ne croyez pas !... Je sais que je suis comme vous !... Je ne vaux pas mieux que vous !... Mais peut-être ce voyage... Oui ce voyage c'était comme un bain... Oui c'était un bain d'éther glacé absolument glacé et de pure flamme entière du soleil... Je ne vaux pas mieux que vous mais je viens d'être lavé... Je cherche un endroit propre, et je ne trouve pas où poser les pieds...

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* *

Il a fait encore trois fois le tour de la Terre, puis il est reparti. On ne sait où. Plus loin que la Lune. Plus loin que le soleil. Il n'atteindra pas les étoiles. Il est trop lent et trop fragile. Il est Colomb, oui, mais aussi un homme. C'est pourquoi il reviendra, j'en suis sûr. Mais quand  ? Quand se lassera-t-il de ce bain de nuit et de pure lumière  ? Et, lorsqu'il reviendra, que sera-t-il devenu  ? Un ange  ? un aliéné  ? un malheureux perdu  ? quoi  ?
J'espère être encore là quand il reviendra. Moi qui le connais, je l'emmènerai loin de la foule. Je le laisserai dormir d'abord, puis je lui tendrai de l'eau de la fontaine, dans un verre clair et frais. Puis je le conduirai vers la fenêtre. Au dehors, il y aura de l'herbe verte et du ciel bleu, avec peut-être une dernière branche de lilas, s'il ne vient pas trop tard. Et des animaux familiers : une poule étonnée, peut-être un canard, des pigeons stupides, et un chien bâtard qui se gratte. Alors il pleurera, et il parlera, et je saurai ce qu'il a trouvé, ce qu'il est devenu dans la nuit de lumière. J'essaierai de l'écrire pour que vous sachiez. Je ferai de mon mieux. Ce n'est pas facile. Les mots me trahissent et fuient sous la plume. Je ne suis pas Homère. Barjavel seulement. Je ne dirai pas que ça me suffit. J'aurais aimé être aussi Van Gogh et Mozart, et Fabre et Einstein. Savoir et pouvoir plus que je ne peux. Einstein surtout. Si j'avais eu son génie des math, je crois que je ne serais pas resté en rade au moment d'aboutir, dehors, devant la porte avec la clé en main. Ce qui lui a manqué, c'est un peu de déraison. Moi je n'en manque pas. C'est le reste qui me manque.
Oui, regret de n'avoir qu'une vie si courte, si étroite, d'être limité à soi. Si peu de capacités ! Se sentir si impuissant, infirme, minable quand il y a l'univers à embrasser.
Mais profiter de ce qu'on peut, au maximum. S'ouvrir de partout. Les yeux et le coeur. Accueillir, recevoir les merveilles de tous les instants. Mon oeil, le vôtre, centicube de gelée glaireuse qui voit jusqu'aux étoiles. Milliards d'années lumière dans nos yeux bornés. Fantastique miracle. Et l'odeur de la menthe au bord de la source, le süence de la forêt de pins, les mille couleurs grises du trottoir de Paris sous la pluie. Et Colomb, Colomb de la Lune, Colomb vers le ciel, Colomb notre rêve enfin parti...
Que Dieu me conserve la vie jusqu'à ce qu'il soit revenu.