Miracles à vendre

Il y a quelques mois, j'avais rendu visite à Jules Hourdiaux et parlé de lui dans Cinémagazine, avec l'espoir d'attirer l'attention des professionnels. Mais qui lit encore ces revues que de jeunes passionnés du 7ème art s'efforcent de faire vivre ? pas même les midinettes. Il n'y a plus de midinettes. Les quelques survivantes ont cent ans. Le grand vaisseau Cinéma, qui brillait de cent mille hublots dans les nuits de nos villes, s'est cassé le nez contre l'iceberg Télévision et poursuit sa traversée à la rame, demi-submergé, perdant ses passagers à chaque vague.

Le cinéma était le grand miracle des temps modernes, plus grand que l'homme sur la Lune et le Concorde. Tous les autres miracles, il les contenait, et il en inventait encore, pour nous les montrer. Il rendait enfin visible le merveilleux qui habitait depuis toujours dans la tête des hommes, installé dès leur enfance par les recits et les contes, puis les livres.

Avant d'être imprimées, les histoires avaient franchi les siècles, intactes, par la tradition orale. Quand l'enfant - il les réclamait, il voulait toujours les mêmes - les avait entendues cent fois, il les connaissait par coeur, et il était prêt, à son tour, à devenir conteur.

- Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?
- Je ne vois que l'herbe qui verdoie et la route qui poudroie...

J'attendais en frémissant l'arrivée dans le récit de l'immortel et effrayant dialogue. Je ne savais pas exactement ce que signifiaient "verdoie" et "poudroie" mais je voyais ma-soeur-Anne en haut de la tour, regardant vers l'horizon.

Et jusqu'au fond du monde il n'y avait que l'herbe et que la route qui verdoie et qui poudroie, c'était terrible, inexplicable, fascinant...

Le conte était tout entier en images dans la tête de l'enfant. Chaque mot engendrait son image. Ma-soeur-Anne, pour moi, c'était la soeur aînée d'une copine de la maternelle.

En me parlant d'elle, elle me disait "ma-soeur". C'était la seule "ma-soeur" que je connaissais. C'était donc elle, forcément, qui montait à la tour, avec en plus, à ce moment là, quelque chose de fabuleux : ma-soeur... Anne... peut-être lui poussait-il, quand elle scrutait l'horizon, pour mieux entendre, des oreilles d'âne ?...

Je ne demandais jamais d'explications. Jamais. Je restais avec mes mystères. J'avais la tête pleine de petits nuages blancs. Ça continue...

Le cinéma est né du besoin des hommes de voir avec leurs yeux, dehors, devant eux, ces images qu'ils voyaient dans leur tête depuis qu'ils étaient enfants. Le premier metteur en scène, Méliès, a " réalisé " des contes de fées...

C'est le même émerveillement qui poussa le petit Jules Hourdiaux, âgé de neuf ans, à fabriquer sa première lanterne de projection. Avec une lampe, une bougie et une boîte en carton, et des scènes en couleur qu'il dessinait lui-même sur du papier calque, il s'installait sous la table de la salle à manger, où les retombées de la nappe créaient une pénombre propice. Naturellement, il mit le feu à la nappe. Ce fut le premier des coups du sort qui allaient le poursuivre pendant une partie de sa vie, et l'empêcher de tirer de ses trouvailles tout le parti qu'il aurait du.

Si l'on en croit l'état-civil, il a aujourd'hui 70 ans. En réalité, il est toujours l'enfant qui, dans l'ombre de la table, à l'abri du monde des adultes, se fabriquait les moyens de voir le merveilleux.

Le minuscule appartement qu'il habite, dans un immeuble bourgeois de Paris, c'est toujours son même abri, encombré, débordant de ses lanternes magiques. J'y suis revenu cette semaine, avec un photographe du journal. On y entre difficilement. Les appareils de projection ou de prise de vue occupent tout, bouchent les portes et les fenêtres, surplombent le divan où couche Hourdiaux. Deux postes de télévision superposés pivotent pour démasquer une caméra qui elle-même fonctionne en pivotant. Une échelle suspendue, parallèle au plafond, supporte des engins incomprehensibles. La seconde pièce est encore plus encombrée. Tout ce qui parait posé n'importe où dans un désordre total est situé en réalité à un emplacement stratégique et fonctionnel. Il n'y a pas un millimètre cube d'espace inutilement occupé.

Hourdiaux s'est glissé derrière son bureau. Il a le visage rond, des lunettes rondes, un petit ventre rond, un sourire rond, le teint rose et frais. Il est strictement vêtu de noir avec une petite cravate bien repassée. Nous avons réussi à nous asseoir. Il nous raconte sa vie. Chaque épisode se ramifie en sous-épisodes qui à leur tour engendrent des gerbes d'explications. Je dois l'interrompre pour lui demander une démonstration. Il tire un rideau, éteint une lampe, branche un fil, ouvre un placard. Le projecteur est dedans... Nous devons sortir de la pièce et nous tenir debout dans l'entrée exiguë, d'où le faisceau lumineux passe entre nos deux têtes, entre par la porte, traverse la pièce et atteint l'écran situé à l'autre bout.

Tout le secret du procédé Hourdiaux est dans l'écran. Il ne demande aucun film, caméra, projecteur ou objectif spéciaux. N'importe quel film noir ou couleur, depuis Méliès jusqu'à Fellini, peut y être projeté et y gagner le relief.

L'écran Hourdiaux est une sorte de pyramide couchée, creuse, et qu'on regarde à l'interieur, par sa base ouverte. Ses parois sont ondulées et sa pointe émoussée. Dès que l'image l'atteint, on est frappé de stupeur. Que l'image se déploie sur les côtés de l'écran, donnant ainsi l'illusion de la perspective, cela parait naturel. Mais par un phénomène extraordinaire, les personnages et les objets en mouvement, au lieu d'aller se coller au fond de la pyramide, se promènent dans l'espace, en volume, et donnent même l'impression de sortir de la boîte.

Hourdiaux m'explique : l'impression de relief est due, grâce à l'architecture de l'écran, à une réaction physiologique de l'oeil et du cerveau, analogue à la persistance rétinienne qui a permis l'invention du cinéma. C'était son premier pas. Hourdiaux vient sans doute de lui faire franchir le second, aussi essentiel.

Mais, pour en arriver là, que de péripéties... Hourdiaux, ni ingénieur ni homme d'affaires, est le type même de l'autodidacte bricoleur dont le cerveau et les mains s'accordent en une espèce de génie, comme ceux des enfants musiciens prodiges. Né dans une famille modeste, il est mis en apprentissage chez un ébéniste. C'est là, et. plus tard chez les Charpentiers de Paris, qu'il va apprendre la géométrie et le dessin qui lui permettront de calculer les courbes de ses écrans. il a inventé un projecteur « à balayage », sans griffe, qui donne une image plus stable et supprime tout risque de déchirure du film. Ce projecteur révolutionnaire aurait dû envahir le monde entier. Mais le monde entier est occupé par les puissants fabricants des projecteurs à griffes, et Hourdiaux est un petit homme tout seul...

En tant qu'ébéniste, il invente un divan transformable et un secrétaire avec des cachettes introuvables. Mais c'est le problème du cinéma en relief qui le hante. Il met au point sa caméra " pivotante ", puis un grand écran courbe, incliné en arrière, composé de lamelles verticales inégalement espacées. Il reçoit pour cela deux médailles d'or à Bruxelles et une à New York. Il obtient des commandes, installe une petite usine pour fabriquer lui-même ses écrans géants, il commence à gagner de l'argent. Mais une firme, sentant le danger, lui fait un procès alors qu'il monte un écran à Bruxelles. Pendant qu'il monte celui de Caracas, il est frappé d'un infarctus. Couché, il donne ses instructions par porte-voix à ses ouvriers pour l'achèvement des travaux, il part pour Montréal où plusieurs salles vont être équipées avec son procedé. Il a une syncope suivie d'une double pneumonie. Quand il se relève, c'est la période la plus troublée du Québec - un ministre est enlevé et assassiné, une grève des postes le coupe de l'Europe où ses créanciers se préparent à l'étrangler.

N'oubliez pas : il est seul... Epuisé, il rentre en France, se ruine pour payer ses dettes et les annuités de ses brevets. Son usine disparait. Il n'a plus rien. Il obtient pour survivre sa retraite d'artisan : 749 francs par trimestre... Depuis, la mairie du 16e arrondissement y a ajouté un secours, qui porte ses ressources à 12 francs par jour...

Voilà, il y a là un homme extraordinaire, à la fois enthousiaste et méfiant - on ne l'a approché que pour le piller - précis avec ses mains, plutôt confus dans sa parole. et qui voudrait, avant de finir sa vie, céder ses brevets à un groupe ou un organisme assez puissant pour en assurer la défense, et dresser les techniciens qui assureraient les fabrications. Son invention est capable de renouveler et sauver le cinéma, de renflouer le grand navire qui s'enfonce avec toutes ses merveilles. Va-t-elle trouver preneur ?

C'était décidement le jour des inventeurs... comme je revenais de chez Hourdiaux, un inconnu sonnait à ma parte. C'était un solide gaillard de 66 ans. Il m'apportait la lampe d'Aladin. Ou presque. C'est son fils qui l'a fabriquée.

Elle est sur mon bureau. Elle n'a pas d'interrupteur. On l'effleure du bout du doigt, n'importe où, elle s'allume... On l'effleure de nouveau, elle s'éteint... On laisse son doigt posé dessus, sa lumière s'atténue jusqu'à ce qu'on éloigne la main, donnant une demi-clarté ou une simple veilleuse. Je n'arrête pas de la caresser de-ci, de-là, allumée, éteinte... C'est magique.... Ce brevet aussi est à vendre...

En France, nous n'avons pas de pétrole, mais nous avons encore des cerveaux. Les laisserons-nous manger par les mites ?

4 septembre 1977