Le sac de la Caroline

C'était à la gare d'Orange, il y a quelques jours. Avec une équipe de télévision, nous étions allés tourner à Nyons et à Tarendol. Moisson faite, moisson d'images, nous nous apprêtions à reprendre le train pour Paris. Au moment où nous allions passer sur le quai, l'employé à qui nous présentions nos billets nous dit :

- Oh ! vous avez le temps ! II a vingt-cinq minutes de retard !...

- Vingt-cinq minutes ? Et qu'est-ce qui lui arrive ?

- Eh! on ne sait pas... On sait seulement le retard...

Cela faisait plus d'une demi-heure à attendre. Nous ressortîmes. C'était le troisième jour du retour du soleil. Dans le jour déclinant, il dorait les chaises et les tables des terrasses des petits cafés autour de la gare, et caressait les arbres ronds qui se gonflaient comme des moineaux. Nous avons hésité quelques instants. Laquelle choisir, parmi ces terrasses amicales ? Nous aurions voulu être assis partout... II y avait déjà, ici et là, des militaires, des familles, des travailleurs importés, des hommes importants avec un attaché-case, qui buvaient en attendant le train au retard inexplicable. Nous rejoignîmes les plus proches, et commençâmes nous aussi à boire frais. C'était un moment exquis, une halte volée au temps qui coule obligatoirement. Nous parlions à peine, les jambes allongées, le nez au soleil, la main autour du verre glacé. Cela durait depuis moins d'un .quart d'heure quand, brusquement, l'employé qui nous avait renseignés jaillît hors de la gare et cria en agitant les bras :

- II arrive !... Le train arrive !... Il arriiiive !...

Il cria vers toutes les terrasses, qui se dressèrent et se mirent à converger vers lui en courant et brandissant sacs et valises. On entendait déjà le bruit du train... Tout le monde eut le temps d'y grimper. Tout juste...

C'était un employé de la gare d'Orange, en Provence. Si les mêmes circonstances s'étaient produites trois cents ou cinq cents kilomètres plus haut, je veux dire plus au . nord, croyez-vous que l'employé fût sorti de sa guérite de verre pour aller faire le sémaphore sur le parvis de la SNCF ? Je n'en suis pas certain, malgré toute sa conscience professionnelle. Il aurait suffi de quelques grains de fonctionnarisme pour qu'il estimât que c'était à chaque voyageur de s'assurer que le train n'avait pas rattrapé son retard, et que lui n'était pas responsable de leur légèreté et n'avait pas à venir faire le guignol devant les terrasses.

Il est vrai que des petites terrasses comme celles-ci, iI n'y en a pas, " plus haut "... Ni autant d'or dans le soleil.

Nyons, mon pays natal, je ne l'avais jamais vu si vert. Le printemps plein d'eau lui avait fait un bien énorme. Il s'était gorgé de pluie, et la corbeille de montagnes dans laquelle il est blotti était capitonnée d'une bonne épaisseur d'arbres réjouis.

L'agglomération elle-même a beaucoup changé, depuis mon enfance. C'est devenu une petite ville cossue. C'était un bourg plutôt maigre, où les artisans travaillaient dur, mais dans le rythme lent de la vie paysanne, pour assurer la vie de leurs familles. Tous les souvenirs me sont montés au cœur tandis que je parcourais ses vieilles rues qu'on a grattées, nettoyées et fleuries : le bruit de l'enclume, l'odeur de la corne brûlée près du maréchal-ferrant, l'odeur d'acide du rétameur à qui on apportait à rapetasser les vieilles bassines trouées, l'odeur musquée et sucrée à la fois qui demeurait place de la République après la halte du fleuve de moutons qui montait vers les Alpes, le parfum extraordinaire du pain frais quand mon père ouvrait son four...

La mélancolie du temps enfui ne m'empêche pas de reconnaître le progrès accompli. Il n'y avait alors ni tout-à-l'égout ni même poubelles. On disposait devant chaque maison les déchets familiaux en un petit tas qu'un "éboueur" nonchalant venait ramasser tous les deux ou trois jours. La pelle sur l'épaule, suivi d'un vieux cheval qui tirait un tombereau, il faisait le tour de la ville, quartier par quartier. La Caroline passait avant lui, et nous, les gamins, avant la Caroline. Quand venait le mois de juin, nous trouvions, dans les petits tas ménagers, une marchandise inestimable : les noyaux d'abricots. Nous savions reconnaître ceux dont l'amande était trouée, et nous les cassions entre deux pierres pour les déguster. Les autres, après les avoir lavés, nous nous en servions pour jouer au "chicolet". Cela remplaçait le jeu de billes, avec des billes qui ne coûtaient rien... Ou bien on pouvait, avec une longue patience, user les deux joues d'un noyau contre un caillou râpeux, jusqu'à ce qu'elles soient trouées en leur milieu. On le vidait alors de son amande avec un bout de fil de fer, et on disposait d'une sorte de sifflet qu'on se glissait entre les incisives et les lèvres, et dont les plus virtuoses tiraient tout un langage d'oiseau.

C'étaient là jeux d'enfants pauvres et joyeux. Il n'y avait pas alors de "grande surface", ni de moyenne, ni de petite, avec leur éblouissant rayon de jouets devant lequel les enfants d'aujourd'hui sont déchirés par des envies trop nombreuses et contradictoires. Ils voudraient tout avoir, nous n'avions rien, ils ne sont pas les plus satisfaits.

La Caroline, elle, ramassait les vieux chiffons et des débris sans nom, car ce qu'on jetait, en ce temps-là, c'était vraiment ce qui avait été usé de tous côtés, utilisé par tous les bouts et ne pouvait absolument plus servir à rien.

Elle entassait tout cela chez elle. C'était une sorte de clocharde, grande, vieille et maigre. Un sac sur l'épaule, un pique-feu dans la main, accompagnée d'un chien plus maigre qu'elle, elle éparpillait chaque tas, piquait ses trouvailles, les fourrait dans son sac et reformait le tas avec ses pieds chaussés de vieux souliers de paysan au cuir racorni. Nous la suivions parfois en dansant et chantant : " Caroline en bois ! Caroline en fer ! Caroline en fil de fer !... " Allez savoir pourquoi. Son chien nous jappait aux chevilles, nous lui jetions des pierres, nous étions d'abominables et innocents garnements... Comment aurions-nous pu comprendre l'atroce solitude de cette femme, plus pauvre que les pauvres ?

Elle habitait, dans le quartier moyenâgeux de Nyons, dit quartier des Forts, une vieille maison à demi ruinée, parmi d'autres maisons en ruines. Une nuit, le tocsin sonna. Le feu ! On entendit les pompiers courir dans les rues, en se boutonnant, vers la mairie où logeait la pompe à bras. Les volets fermés s'ouvrirent, les lampes s'allumèrent et l'information courut de fenêtre à fenêtre : " C'est chez la Caroline ! La Caroline brûle ! "

On sortit des maisons en rigolant et on alla voir le feu de la Caroline. La pompe à bras se coinçait dans les ruelles, et il n'y avait pas de prise d'eau...

En réalité, heureusement, ça ne brûlait pas, ça " rimassait ", comme on disait en franco-provençal. Il n'y avait, dans la maison de Caroline, que les murs de pierre et un mètre d'épaisseur de chiffons entassés, sur lesquels elle et son chien vivaient et dormaient. C'était les chiffons qui charbonnaient, et surtout fumaient, en dégageant une odeur abominable. Ce fut rapidement éteint, dès que les pompiers purent tremper leur tuyau aspirateur dans le proche bassin du jardin des sœurs du Bon-Secours, entre les haricots verts et les iris en rangs. Le jour se levait. Un nuage noir flottait sur le quartier des Forts. C'était l'heure du pontias, le vent local qui souffle tous les matins et qui, il y a très longtemps, sauva Nyons de la peste. Il arriva avec le soleil, et, en trois bouffées fraîches, dissipa le nuage.

Je ne sais pas ce que devint la Caroline. Je ne me souviens que de cette nuit agitée, du nuage noir et de sa puanteur. Les maisons du quartier des Forts ont été rachetées, reconstituées, nettoyées. C'est aujourd'hui un quartier confortable, le plus beau de la ville, où il fait frais l'été.

Trois jours après notre retour à Paris, un nuage blanc s'élevait à trente kilomètres de Nyons, au-dessus de Pierrelatte...

On ne sait pas exactement ce qui s'est passé à l'usine de traitement de l'uranium. J'ai entendu et lu des informations contradictoires. On nous a dit que le nuage s'était entièrement déposé à l'intérieur du périmètre de l'usine, puis, quelques heures plus lard, qu'il avait six kilomètres de long, puis plus rien du tout... On nous a dit que le sel d'uranium qui était tombé au sol n'était pas plus dangereux que le minerai d'uranium qu'on peut trouver dans la nature. C'est peut-être vrai, mais on ne s'en servirait quand même pas pour saler ses tomates... On nous a dit que c'était un accident sans gravité. C'est sans doute vrai, mais si bénin soit-il, il confirme ce que nous avons toujours écrit : malgré toutes les précautions prises, un accident, un incident, un attentat, un sabotage sont toujours possibles. Et ils ne seront pas toujours aussi bénins. Quand les surrégénérateurs, producteurs de plutonium, au sujet desquels la France et l'Allemagne viennent de signer un accord, auront poussé un peu partout en Europe, celle-ci vivra sous une menace permanente.

Pourquoi affirmer le contraire, contre toute logique et toute vraisemblance? Pourquoi ne pas dire au peuple français, aux peuples européens, à tous les peuples qui vont l'utiliser : «  Oui, l'énergie nucléaire est dangereuse, mais nous sommes obligés d'y avoir recours, pour éviter, d'ici à dix ou vingt ans, l'écroulement des économies dans une crise inimaginable qui engloutirait notre civilisation. Mais cet emploi sera d'une durée limitée. Nous cherchons dans tous les sens des énergies de remplacement, des énergies propres. Et nous y mettons le paquet !... »

En France, hélas, il semble que ce paquet ressemble un peu trop au sac de la Caroline...

10 juillet 1977