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Onze millions de Français de moins de seize ans viennent d'être arrachés à leurs familles... Kidnapping de masse, enlèvement monstrueux... Les ravisseurs les ont parqués dans de vieilles bâtisses ou ces bâtiments tout neufs, et. cinq heures par jour. Ils leur tout subir le supplice inventé par le Père Ubu pour ses ennemis préférés : l'enfoncement du petit bout de bois dans les oreilles. Dans les oreilles de nos onze millions d'enfants, les petits bouts de bois qu'enfoncent les tourmenteurs se nomment b-a ba, mathématiques nouvelles, histoiregéo, Rodrigue-as-tu-du-coeur, my-tailor-is-rich, et le poids atomique du carbone 14, le diamètre de l'orbite de Vénus (non, ce n'est pas en classe d'éducation sexuelle), sans oublier la nombre de poils de la barbe de Karl Marx et bien d'autres échardes pointues. Les têtes sont dures et les oreilles blindées. Il faudra répéter l'opération pendant des années avant que les jeunes kidnappés, la cervelle enfin farcie, puissent gagner la sortie. Mais cette sortie est un leurre. Elle dissimule en réalité une entrée : celle du monde du travail. C'est presque un demi-siècle plus tard, à l'autre bout de la vie, que la libération sera vraiment possible. Mais quand nous parvenons à cette porte surmontée du mot " RETRAITE ", nous sommes saisis de désarroi. Nos mains ont pris la forme de l'outil, notre colonne vertébrale s'est tordue et sclérosée selon la courbe du dossier de notre chaise de bureau, notre cerveau s'est truffé de réflexes conditionnés, nous ne savons plus rien faire d'autre que travailler, travailler, travailler... Et voilà qu'on nous renvoie tout à coup dans le grand vide de la liberté... Nous allons retrouver cette activité naturelle qu'on avait séparée de nous au rasoir la premier jour de l'entrée à l'école, activité qui consiste, tout naturellement, à ne rien faire... C'est très dur de recommencer à ne rien faire, quand on en a perdu la divine habitude. L'homme, pourtant, indiscutablement, est né pour ça. Comme le chat. Jouer, dormir, manger la sauterelle, rejouer, redormir, être toujours disponible pour le jeu ou le repos, passer en un instant de l'un à l'autre, c'est la nature du chat, c'est aussi celle de l'homme. Pour la femme et la chatte, c'est différent. Dès leur naissance, elles sont destinées à un travail particulier : faire les enfants. Puis les nourrir, les lécher, les corriger, les dresser, les pousser du nez, les bousculer pour qu'ils jouent. Pendant que le chat dort... C'est pourquoi les femmes, aujourd'hui, en exigeant leur libération, réclament en même temps le droit au travail, sans lequel elles ne sont pas vraiment femmes. Et les hommes, qui ne sont pas vraiment hommes quand ils travaillent, réclament au contraire la retraite anticipée. Mais ils ont été dressés au boulot. Comme des chevaux pris au lasso quand ils étaient poulains, et attelés aussitôt à une charrette pleine de pavés qu'ils n'ont pas cessé de traîner. Ils en ont les reins tordus, les genoux enflés, les sabots usés jusqu'aux oreilles. Ils n'ont pas cessé de protester depuis le premier jour. Mais leur protestation était devenue un automatisme. Ils y croyaient encore alors qu'elle n'avait plus de sens. Ils viennent de s'en rendre compte. On leur a offert de cesser de travailler avec cinq ans d'avance. Ils se sont réjouis tous ensemble. Puis chacun a été frappé de stupeur. Et on a tourné le dos à la porte qui s'ouvrait. Quatre cent cinquante mille travailleurs pourraient bénéficier de la pré-retraite. Jusqu'à fin août, cent vingt-sept seulement en ont profité... Huit mille autres, nous dit-on, vont peut-être les suivre. Sur quatre cent cinquante mille, cela fait moins de deux pour cent... Evidemment, ce qui en retient beaucoup, c'est le manque à gagner. Mais beaucoup d'autres sa demandent avec inquiétude : " Cesser de travailler ? Maintenant ? Mais alors, à la place, quoi faire ?... Nous ne savons plus jouer... Nous avons essayé de continuer, pendant nos heures de loisir : le sport... Mais, très vite, nous nous sommes assis, nous contentant de regarder deux douzaines de garçons payés pour jouer à notre place. Dans les tribunes, quelquefois, nous essayons encore de jouer à coups de bâtons et de bouteilles de bière, mais la police vient nous en empêcher. En prenant de l'âge, nous n'allons même plus nous asseoir au stade : onze garçons rouges contre onze garçons verts jouent à la place de onze millions d'homines joueurs qui ne jouent plus, assis devant leurs postes de TV. Il nous reste un petit jeu : la pétanque. Ça a une grande ressemblance avec le jeu de billes de nos enfances. Mais, comme lui, c'est seulement bon pour l'été. Et même alors, ça ne peut pas emplir nos journées... La belote ? II n'y a plus de bistrots pour nous y installer avec les copains autour du petit tapis rectangulaire, avec une consommation qui durait une heure et demie. Aujourd'hui, il faut boire vite, debout, au comptoir. Les quelques tables qui restent sont au courant d'air. La place est chère. Le temps aussi. Les hommes courent, du travail uu travail. Ceux qui n'ont plus rien à faire, l'œil inquiet, les bras ballants, se laissent tout doucement pousser vers le fossé... C'est pourquoi tant de femmes restent seules dans les troisième et quatrième âges. Elles sont sauvées par le travail. Elles ne s'arrêtent pas. Il y a toujours quelque chose à faire au foyer, même quand il rétrécit et se vide. Elles n'ont pas besoin comme nous, pauvres hommes, de jouer pour survivre. Vous ne les verrez jamais lancer la boule de pétanque sur la place du village ou l'esplanade des Invalides. Cela leur paraîtrait parfaitement ridicule. Enfantin... C'est vrai, les hommes sont des enfants. Alors pourquoi les ont-elles obligés à travailler, alors que c'était elles qui étaient faites pour ça ? Car ce sont les femmes, c'est certain, qui nous ont poussés vers cette activité inhumaine. Cela a commencé au Paradis terrestre. Eve n'a pas cueilli la pomme. Il est évident qu'elle a envoyé Adam grimper au pommier. Puis elle lui a demandé de tailler un silex pour éplucher le fruit défendu. Et de façonner une marmite de terre pour le faire cuire. C'était l'enchaînement du malheur et de l'esclavage. Il aboutit à la machine-outil et au marteau-piqueur. Ce n'est pas normal. Ce n'est pas naturel. L'homme était destiné uniquement à distraire la femme et, entre deux parties de rugby avec les copains, à lui faire l'amour et des enfants. A elle de se débrouiller pour leur assurer la pâture. La vache ne demande pas au taureau d'aller lui cueillir l'herbe avec laquelle elle fera du lait pour son cher petit veau. La chatte attrape elle-même la souris ou l'oiseau maladroit... Contraint d'aller à la chasse au bison, puis aux champs et à l'usine, l'homme, privé de jeu individuel, a inventé des jeux collectifs : la politique, la guerre, la lutte des idéologies saugrenues contre d'autres idées farfelues. Les femmes ne comprennent pas comment nous pouvons nous passionner pour ce genre d'activités, jusqu'à accepter de nous entremassacrer : c'est du jeu... M. Fabre claque la porte, M. Marchais roule des yeux offusqués, M. Mitterrand réfléchit : c'est du jeu... M. Carter, tout mince, et M. Barre, tout rond, marchent solennellement devant des soldats au garde-à-vous : c'est du jeu. Nous envoyons Concorde aux Américains. Ils nous le renvoient. C'est du jeu. Nous inventons la bombe H et le surrégénérateur et le missile à plusieurs têtes qui fait poum-poum dans toutes les directions. Même s'ils sont mortels, quels superbes jouets ! Ce ne sont pas les femmes qui en construiraient de pareils... Au bout de centaines de milliers d'années de refoulement, l'activité de jeu emprisonnée au fond du cœur des hommes a ressurgi au bout de leurs mains et a fabriqué la société dite "de consommation". En vérité, c'est une société de fabrication et de consommation de jouets... Appareils photo, transistors, TV, Hi-fi, briquets, rasoirs électriques, ordinateurs à quartz, calculettes... Sous des apparences sérieuses, ce sont des jouets pour grands enfants. Et le super-jouet, le plus aimé, le plus répandu, occupe pour sa fabrication l'essentiel de l'activité des mâles, les absorbe, les transporte, les rend furieux, les ravit, les écrase : c'est l'automobile. Nous avons même, dans notre élan, fabriqué des jouets pour nos compagnes : le lave-vaisselle qui ronronne et qui crache à l'intérieur de lui-même, l'aspirateur qui absorbe la grosse poussière et la recrache ténue, le fer à vapeur qui glisse tout seul en entraînant la main de la repasseuse, la moulinette à manivelle et la moulinette à moteur, la cuisinière sans charbon, et toutes les lessives magiques qui donnent plaisir à se salir. On remarquera que ce sont des jouets typiquement féminins, c'est-à-dire qui servent pour le travail. Nous y avons pourtant ajouté le rouge à lèvres, sans lequel le monde ne serait pas ce qu'il est. Ce n'était pas calculé mais sans doute voulu quand même par le subconscient collectif masculin : en fabriquant toutes ces machines pour les femmes, nous avons rendu disponible une grande partie de leur temps, qu'elles vont pouvoir consacrer au vrai travail : celui qu'elles nous ont accoutumé à faire à leur place depuis la perte du Paradis. Ça commence. La révolution est en marche. Ou, plutôt, le retour à l'ordre naturel. En Russie, en Chine, les femmes balaient les rues, conduisent les camions, emplissent les usines. En France, il y a autant de filles que de garçons dans les écoles et deux fois plus dans les demandes d'emploi. Dans quelques générations, mesdames, les hommes, détendus, nonchalants, enfin redevenus ce qu'ils sont, pourront, de loin, avec satisfaction et tendresse, vous regarder travailler et consacrer l'essentiel de leur temps à l'activité pour laquelle ils sont faits : vous admirer et vous aimer. 18 septembre 1977 |