Êtes-vous KAMI ?

Avez-vous déjà essayé de manger avec des baguettes, dans un de ces restaurants vietnamiens, dit "chinois", qui poussent dans nos villes comme des boutons d'or au printemps, et où l'on sert une cuisine parfois banale, parfois exquise, toujours avec gentillesse et courtoisie ?

Moi, je m'y entraîne, chaque fois que j'y vais. C'est diabolique. Les baguettes divergent au lieu de converger, ou bien elles se croisent brusquement pour former un X, m'envoyant le beignet de crevette dans l'oeil et laissant tomber le riz dans ma cravate. Bientôt les alentours de mon assiette ressemblent à ceux du plat de fer dans lequel ma grand-mère donnait à manger aux poussins. Vous savez cornment ils font ? Ils sautent dans la plat à pieds joints et, comme on dit en Provence, ils "esterpent ". C'est-à-dire que d'une patte, puis de l'autre, ils envoient promener au dehors ce qui se trouve dans le plat, dans l'espoir de découvrir quelque chose de meilleur en dessous. Naturellement, ils ne découvrent que le fer...

Finalement, découragé, j'empoigne une bonne vieille fourchette... Ça n'a l'air de rien, une fourchette : c'est génial. Ça permet de maîtriser le petit pois, de piquer la bavette, de tronçonner l'omelette, de pelleter le riz et même - mais c'est déjà de l'art - de peloter le spaghetti. Je ne suis pas loin de croire que la fourchette a été un des facteurs principaux de la suprématie de l'Occident, parce qu'elle inspire à celui qui l'utilise la confiance en soi, par la certitude de pouvoir assurer son autorité sur le gratin dauphinois, et sur le reste du monde.

A partir du moment où il a appris au reste du monde à se servir de la fourchette, l'Occident a vu sa prépondérance s'effondrer. Resté fidèle aux baguettes. le Japon a finalement fléchi devant les Etats-Unis, mais les Viets les ont battus en Indochine parce que, dans la brousse, ils mangeaient avec les doigts, qui sont une superfourchette articulée. La maîtrise complète des baguettes n'est sans doute obtenue que par une main supérieurement entraînée, au service d'un esprit prompt, constamment en éveil. C'étaient là les qualités du parfait samouraï. L'art du sabre et celui des baguettes se rejoignent, si l'on en croit cette histoire que j'ai recueillie dans le livre de Michel Random : " Les Arts martiaux " { voir et en savoir plus }. C'est une aventure, ou, plutôt, ce qui est beaucoup plus difficile, une absence d'aventure du plus célèbre des samouraïs, Miyamoto Mushashi, qui naquit en 1584 et mourut ermite, à 61 ans, après avoir livré soixante-six combats, tous victorieux, sauf un.

Il lui arriva plusieurs fois de tailler en pièces des groupes d'assaillants armés de sabres, de lances et d'arcs. Lui s'en sortait sans une égratignure. La règle du samouraï dit que l'adversaire ne doit pas réussir à le toucher d'un doigt. Elle dit aussi qu'il ne doit pas livrer combat à plus faible que lui. Miyamoto Mushashi se trouvait, un soir, dans une auberge, en train de manger du riz, avec des baguettes, naturellement. Quatre mouches voletaient autour de lui. Ses deux sabres étaient passés à sa ceinture. Entrèrent dans l'auberge trois ronis, c'est-à-dire des samouraïs sans maître, devenus plus ou moins brigands. La vue des deux sabres superbes éveilla leur convoitise. Ils devaient valoir une fortune. Ils allèrent s'installer près de l'homme seul et commencèrent à se moquer de lui, espérant qu'il les provoquerait. A trois, ils étaient assurés de le vaincre. Mushashi ne les regarde même pas et continua de manger son riz. Mais comme ils poursuivaient leurs sarcasmes et l'importunaient, tout à coup, avec ses baguettes, il attrapa les quatre mouches qui volaient autour de lui... Les trois rônis se turent, et quittèrent l'auberge avec terreur et respect, comprenant que l'homme aux deux sabres était un guerrier d'une maîtrise exceptionnelle et qu'il venait de les épargner...

Plus près de nous. au XIX' siècle, le samouraï Iizasa Morisada conspirait avec d'autres guerriers contre le Shogun, le dictateur du japon. Ils voulaient rendre le pouvoir à l'empereur, seul capable de sauver le pays en crise. Un soir, ils étaient réunis dans une auberge, en train d'élaborer un plan d'action. Devant Morisada était posée une lanterne de bois et de papier où brûlait une bougie. Les hommes du Shogun investirent l'auberge, y entrèrent brusquement et tirèrent leurs sabres. Avec le sien, Morisade fit un geste fulgurant. Puis il souleva le haut de la lanterne, montrant qu'il venait de la couper en deux. ainsi que la bougie, sans les faire tomber et sans éteindre la flamme. Effrayés, ses ennemis s'enfuirent.

Ces deux anecdotes nous semblent tenir de la légende plus que de la réalité.

Il y a pourtant, dans le livre de Michel Random, une série de photographies étonnantes du maître contemporain Nakamura Taïzaburo coupant avec son sabre une botte de paille dont les deux moitiés restent debout l'une sur l'autre... Et l'enseignement de cette maîtrise, c'est de la bouche d'un autre virtuose du sabre, maître Otake, qui dirige aujourd'hui l'école de Katori, que Michel Random l'a recueilli :

« Si l'on commence à se battre, il faut gagner, mais se battre n'est pas le but. L'art guerrier est l'art de la paix : l'art de la paix est le plus difficile : il faut gagner sans se battre. »

Gagner sans se battre, c'est ce que le Jnpon est en train de faire, après qu'il ait été vaincu en se battant, pour avoir oublié cette règle, comme ont tout oublié leurs jeunes terroristes, graines de guerriers germées en orties.

Le nouveau Japon gagne même aur son ancien ennemi, en envahissant son territoire jusque dans les domaines les plus inattendus. Quand je me rendis à Huston pour assister au retour en catastrophe d' " Apollo XIII ", accidenté dans son voyage vers la Lune, les magasins de la ville étaient pleins d'objets-souvenirs à la gloire des chevaliers de l'espace : photos en relief, crayons géants en forme de fusées, écharpes, badges, etc. Tous ces objels portaient une inscription en lettres minuscules : " Made in Japan. "

C'est une des règles du judo et des autres arts martiaux : utiliser l'élan de son adversaire. Le Japon profitait de l'élan des Etats-Unis vers la Lune pour intfoduire quelques marchandises sur leurs marchés...

C'est dans le domaine individuel que la maîtrise d'un art et d'une technique et leur dépassement sont évidemment les plus précieux. Que ce soit l'arc, le sabre, la lance, le bâton, le poignard, le fléau, la faucille, le barreau de chaise, l'aïkido, le karaté, le judo.. ou même la calligraphie, les arts martiaux japonais ont pour but commun de permettre à celui qui les pratique de devenir le maître de son corps et de son esprit, et de renouer les liens essentiels avec la nature et la vie.

J'avais depuis plusieurs semaines le livre de Random sur mon bureau. L'inconvénient de tels livres, c'est qu'on ne les lit pas : on les regarde. Je le feuilletais chaque fois que ma main le touchait. passant d'une photo à l'autre, d'une découverte et d'un étonnernent à l'autre, et puis. il y a quatre jours, j'ai commencé à le lire. Depuis, j'y reviens sans cesse. Et il a pris place parmi les livres qui ne me quitteront plus, les quelques rares amis, précieux, qui m'apportent leurs lumières, pour autant que je sois capable de me laisser éclairer.

Avant d'exposer ce que sont ces arts martiaux, Michel Random explique ce qu'est la très ancienne religion du Japon : le Shinto, dont les Japoriais disent, d'ailleurs, que ce n'est pas une religion, mais une manière d'être, et qu'elle n'a pas eu de commencement, mais existe depuis qu'existent les hornmes. Le Shinto, si j'ai bien compris, établit dans l'espace et dans le temps, des rapports " de famille " entre l'homme et tout ce qui existe et a existé. L'homme est cousin de la montagne, de l'arbre et du ruisseau, et petil-fils des dieux, les Kami. Tout ce qui existe est vénérable. Et toute chose ou tout être existant peut devenir Kami dans la mesure où il réalise l'essentiel des possibilités qui sont en lui. Un arbre, une chute d'eau peuvent devenir Kami. Un guerrier, un sage peuvent le devenir s'ils ont dépassé en eux la guerre et la sagesse...

Je suis sûr que mon marronnier est Kami... Que le merle qui va revenir chanter sur la plus haute cheminée, dès les derniers jours de l'hiver, pour rappeler à tout le quartier que la vie doit être amitié, amour et joie, je suis sûr que le merle est Kami. Il y a des Kami partout, on peut les reconnaître si on ouvre les yeux. Chaque chose qui existe est une miette de Dieu.

Les Japonais ont le privilège de se sentir absolument solidaires de leur passé le plus lointain. Leur empereur est le descendant d'une unique dynastie qui se perd dans la brume des millénaires. Parmi d'autres exemples de cette solidarité, le grand prêtre du mont Aso, le plus grand volcan du Japon, se nomme Aso et officie dans le temple Aso. On est prêtre dans sa famille depuis deux mille ans. Dans l'espace et dans le temps, l'homme, la montagne et la divinité ne font qu'un. Le Japon est un arbre. chaque Japonais sait qu'il en est une feuille, qu'il lui apporte son travail dans la lumière d'aujourd'hui. et que l'arbre lui apporte la sève du passé et la solidité compacte du pays, de sa terre et de ses vivants. Quelle leçon pour l'Occident qui doute de son présent et crache sur son passé...

Des leçons, vous en trouverez bien d'autres dans ce livre superbe et d'une richesse inépuisable. Vous y apprendrez à réfléchir sur vous-même, et sur tout le reste... Et à regarder d'un œil nouveau ces petits hommes aux cheveux noirs qui fabriquent de si remarquables appareils photos avec lesquels ils viennent, de l'autre bout du monde, tirer le portait de la tour Eiffel.

Peut-être la Tour est-elle Kami...

 

 18 décembre 1977