Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 1er août 1978
Si j'en crois saint Malachie
CE pape fils de pauvre, qui avait choisi pour devise : HUMILITÉ, qui avait poussé celle-ci jusqu'à ne pas vouloir d'un nom qui lui fût propre et à se contenter de ceux de ses deux prédécesseurs, comme peut-être en son enfance Il avait usé les costumes d'un frère aîné, ce pape est mort de la façon la plus humble, sans esquisser un geste auquel on pût accrocher son image, sans prononcer un dernier mot source de commentaires, seul, en silence, en paix, sans déranger personne, au milieu de la nuit de Rome.
Avec son premier sourire, il avait conquis l'amitié du monde et chacun - moi aussi, parpaillot, hérétique, panthéiste cosmique, incrédule et affamé - chacun s'était préparé à l'aimer longtemps.
Mais, le soir venu, il est entré dans sa chambre, il a fermé sa porte, il c'est couché et il est parti. Comme un voyageur de Science-fiction que n'arrêtent ni le temps ni les murs...
Les Romains, qui, depuis près de deux mille ans, assistent dans leur ville aux processions papales, ont fabriqué un proverbe qui les montre habitués sinon blasés : « Un pape meurt, on en fait un autre... » Ils ont pourtant, peut-être plus encore que les non-Romains, été frappés de stupeur par cette mort qui semble avoir une signification, mais laquelle ?
Si le Saint Esprit avait inspiré les cardinaux qui le choisirent, pourquoi Dieu le Père l'a-t-il sur-le-champ rappelé à Lui ? Y a-t-il conflit Là-Haut comme ici bas dans l'Église?
QU'ON me pardonne cette question sacrilège, il existe peut-être une réponse qui fait disparaître la contradiction : en permettant son élection, en lui inspirant de réunir sur lui les noms de Jean XXIII et de Paul VI, puis en lui imposant aussitôt une douce mort, effaçant ainsi, d'un seul coup, en Jean Paul, Jean et Paul, la volonté divine a peut-être voulu montrer que l’Église avait fait un chemin suffisant dans la direction indiquée par le Concile et qu'il ne convenait pas de s'éterniser sur cette route. Les traditionalistes ne manqueront pas de s'en tenir à une explication de ce genre. Mais ils auraient tort de croire que le doigt de Dieu a voulu montrer comme nouvel itinéraire un retour au passé. Le temps sacré, comme le temps profane, coule toujours vers l'avenir. Le concile Vatican II est déjà de l'histoire, et l'avant-concile plus encore. Et l'histoire va de plus en plus vite. Si l'on en croit la prophétie de saint Malachie, il n'y a plus que trois papes avant les « Tribulations ». Peut-être deux seulement, ce n'est pas très clair. Il convient d'ailleurs qu'une prophétie ne soit pas très claire, afin qu'on puisse l'interpréter de toutes les façons. Ce qui est dit avec clarté dans celle de saint Malachie, c'est que le dernier pape, peut-être le successeur du successeur de Jean Paul, se nommera Pierre, comme le premier. La « ville aux sept collines » sera détruite et alors commencera le Grand Jugement.
Aucun des successeurs de saint Pierre, apôtre et témoin de Jésus, fondateur de l’Église et martyr, n'osa reprendre son nom. Celui qui le fera, Pierre II, dit Pierre de Rome, mettra fin à l'histoire de l’Église romaine. C'est ce que dit « saint Malachie »...
II est bon de rappeler qu'en réalité ce n'est pas du tout ce brave saint irlandais, dont le nom véritable et superbe se prononçait (essayez...) Maol-Maodhog-Ua-Mor-Qair et qui mourut en 1148 en France, à Clairvaux, qui écrivit la prophétie à laquelle est accolé son nom. Beaucoup plus récente, rédigée sans doute dans la seconde moitié du XVIe siècle, elle est l'œuvre d'un inconnu, peut-être d'un simple fumiste qui voulait, par ce moyen, favoriser l'élection de son candidat à la papauté. Mais il n'est pas interdit de penser que la vérité peut sortir, sans qu'il s'en doute, même de la bouche d'un fumiste qui croit débiter des sottises.
Bien entendu, il ne faut jamais croire aux prophéties...
Mais on peut s'en chatouiller un peu l'imagination.... C'est ce que nous allons essayer de faire avec celle-ci.
REGARDONS d'abord les commencements de l'Église. On ne sait presque rien des premiers successeurs de Pierre. On se trouve devant une série impressionnante de saints et martyrs qui portent souvent des noms étranges. Le second pape se nommait Lin. Le troisième Clet (ou Anaclet). On rencontre plus loin Télesphore, Hygin, Soter, Eutychien, Sirice, Zosime, Symmaque, Honnidac, Adéodat, Agathon, Conon, et même un Ponnose dont le corps fut exhumé par ses ennemis un an après sa mort, traduit en jugement et jeté dans le Tibre... Cela n'a pas toujours été facile d'être pape, mort ou vif...
L'auteur de la prophétie ne s'intéresse pas à ces grands ancêtres. Puisqu'il prétend être Malachie, vivant au XIIe siècle, et parler pour l'avenir, c'est à partir de cette époque qu'il dresse une liste de 111 « devises » s'appliquant aux 111 papes qui régneront sur l'Église à partir de Célestin II.
Passons tout de suite au Déluge...
C'est-à-dire à 1914. Ce fut l'année de l'élection de Benoît XV. La devise, venue du XVIe siècle (ou peut-être du XIIe, si, après tout, le fumiste n'en était pas un) et qui s'appliquait à lui, disait : Religio depopulata. En pensant au grand massacre de chrétiens qui commença cette année-là, on a traduit en général par Chrétienté dépeuplée. Et on a trouvé cette coïncidence troublante. Si on avait traduit par Religion dépeuplée, la coïncidence est plus troublante encore, car le règne de Benoît XV, qui dura jusqu'en 1922, couvre également la Révolution russe de 1917, c'est-à-dire la naissance et l'établissement solide de la première société marxiste, qui allait, par son action et sa propagande, attirer vers le rationalisme et l'athéisme un nombre toujours grandissant de chrétiens. Jusqu'à ce qu'on vit, aujourd'hui, les « villes nouvelles », bâties sans églises, et les séminaires désertés...
Prenons maintenant Jean Paul Ier, et ses deux prédécesseurs, dont il porte les noms.
La devise s'appliquant à Jean XXIII était Pastor et nauta, c'est-à-dire Pasteur et nautonier. On a assez célébré, dans le monde entier, les qualités de bon berger du pape Jean. Quant à sa qualité de nautonier, peut-on en douter quand on considère le coup de barre irrésistible qu'il a donné au vaisseau de l'Église pour le replacer en plein milieu du courant du siècle ?
La devise concernant Paul VI disait Flos florum, c'est-à-dire Fleur des fleurs. En héraldique, c'est ainsi qu'on désigne la fleur de lys. Trois fleurs de lys figuraient dans le blason familial de Paul VI.
Quant à Jean Paul, il était désigné par la formule De mediatate lunae, ce qui signifie De la moitié de la lune. Or, le dernier quartier de la lune d'août a commencé le vendredi 25 à 12 h 18 (13 heures à l'heure d'été), le conclave s'est ouvert dans l'après-midi et a élu Jean Paul dans les vingt-quatre heures, c'est-à-dire le premier jour du dernier quartier, alors que naviguait dans le ciel l'image parfaite de la moitié de la lune...
Et celui qui devait devenir Jean Paul 1er naquit le 17 octobre 1912 et fut ordonné prêtre le 7 juillet 1935, chaque fois le jour du premier quartier, c'est-à-dire encore sous la moitié de la lune...
Troublant, n'est-ce pas?
Il ne faut pourtant pas se laisser troubler. On peut toujours, après coup, faire coïncider une prophétie avec les faits. Que dit saint Malachie, vrai ou faux, des papes futurs ?
Il reste deux devises... Celle concernant le pape qui sera élu dans quelques jours dit : De labore solis : Du travail, du soleil... On est tout de suite porté à penser que, sous son règne, le génie de l'homme, attisé par le manque de pétrole, trouvera enfin le moyen d'utiliser efficacement l'énergie solaire. À moins que ce ne soit une allusion à la naissance prochaine, en Angleterre, du premier réacteur expérimental à fusion nucléaire. La fusion reproduirait à peu près, en effet, le cycle de l'hydrogène tel qu'il se déroule au cœur du soleil, et qui fait de lui ce qu'il est. Des savants du monde entier essayaient depuis vingt ans, en vain, de maîtriser ce phénomène. Il y a quelques mois seulement, une équipe américaine a réussi à créer et à maintenir, pendant un dixième de seconde, une température de soixante millions de degrés. C'est le premier pas vers l'exploitation d'une matière première inépuisable : l'eau lourde, qui se renouvelle sans cesse dans celle des océans par des réacteurs atomiques qui seront certes moins « propres » qu'on avait pu l'espérer, et encore terriblement radioactifs, mais infiniment moins diaboliques que les surrégénérateurs au plutonium..
La dernière devise est De gloria olivae : De la gloire de l'olive... On ne sait pas si elle s'appliqua à Pierre de Rome, ce qui ne ferait plus que deux papes, ou à un pape qui le précédera, ce qui nous en accorderait trois. Si elle concerne Pierre II, l'explication me semble claire : puisque le pape devra quitter Rome, qui sera détruite, il est hors de doute qu'il viendra se réfugier à Nyons, mon pays natal, où poussent, comme chacun sait, les meilleures olives du monde...
Peut-être trouvez-vous que je ne me montre pas très affligé par le décès du pape Jean Paul ? Je me souviens qu'une photo représentant Ramakrishna mort, entouré de ses disciples. Tous souriaient, quelques-uns même riaient à pleines dents. C'est qu'ils étaient certains que leur maître venait enfin d'atteindre le nirvana. Quel chrétien douterait que Jean Paul 1er ait aujourd'hui atteint le paradis ? Alors, en pensant à lui, pourquoi ferions-nous longue figure, même s'il nous manque et si la signification de son brusque rappel nous tracasse ? Inspirons-nous de l'exemple : il nous a, en disparaissant, comme le chat du Cheshire dans Alice au Pays des Merveilles, laissé son sourire. Celui-ci brille désormais dans notre ciel, en compagnie de la moitié de la Lune...