Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 2 janvier 1972
JE VOUS LA SOUHAITE BONNE ET HEUREUSE
BONNE ANNEE, BONNE année, bonne année !... Je vous la souhaite bonne et heureuse, argent, bonheur, amour, fleurs
et papillons, beaujolais frais - mais sans excès - et contractuels en grève. Et surtout la santé, c'est le principal, tout le monde le sait. Quand le "bâtiment" va, tout va. Alors vogue la galère encore pour un an. Que l'année vous soit tiède et douce comme un sein de
nourrice, à vous tous et à moi aussi, et aux autres également.
Il y a un an, deux ans, trois ans - je n'irai pas plus loin de peur de nous faire peur - nous avons formulé et reçu les mêmes souhaits, avec la même naïveté qui fait que sans y croire vraiment nous ne somes pas non plus tout à fait sceptiques. Nous avons avons de ce relais, de cette interruption dans le temps et la destiée, de cette foi dans la possibilité de changer nos chances comme on met des draps frais à un lit pour s'y trouver plus à l'aise dans l'amour et le
sommeil. Ceux de l'an passé ont duré douze mois, c'est beaucoup, c'est désastreux, ils sentent la grippe et la pollution, ils ont perdu leurs couleurs et pris le gris de la crasse universelle, nous les avons usés des genoux, des coudes et des fesses, nous les avons mordus de douleur, nous y avons essuyé nos sueurs et nos larmes, ils ont reçu tous nos déchets, regrets, déceptions, hargnes, ratages, ils sont devenus serpillères, poubelles. Rejetons-les sans les regarder davantage... A la fosse ! au trou ! au passé !... Vivent les draps nouveaux ! C'est la saison du blanc, le blanc est en couleur, à l'espoir l'an neuf ! et à la joie ! Bonne année, bonne année, bonnee année !...
Permettez-moi de vous souhaiter d'abord le printemps...Au plein coeur de l'hiver, c'est le temps de penser à lui.
Il viendra, dites-vous, il viendra de toute façon? Eh! qu'en savons-nous ? Nous sommes bien osés d'affirmer la répétition inévitable du miracle, et que fatalement la neige fondra. Soyons un peu craintifs : ce sera si merveilleux de voir pointer la pâquerette si nous avons eu la
fraîcheur d'âme de penser qu'elle pourrait rester en terre, et d'en trembler. Et de croire qu'elle est venue parce que nous l'avons appelée, et qu'elle nous aime... Nos ancêtres ont cru
néssaire d'inventer la joie de Noël parce que c'était le jour de l'année où le soleil était le
plus loin d'eux. Allait-il continuer de s'éloigner, jour après jour, jusqu'au fond de la nuit ?
Pour le retenir, ce soir-là, ils ont fait naître le dieu de l'espoir, et allumé, aux flancs des
arbres qui restent verts malgré l'hiver, des millions de lumières minuscules qui lançaient leur
appel vers la grande lumière vagabonde. Nos ancêtres avaient raison. Nous devons aider le
monde. Nous croyons savoir comment le soleil tourne et se font les saisons. Mais il est bien
certain que nous ne savons pas pourquoi. Et si les raisons de ce qui est changeaient, tout à
coup ? Nos grands savants ont établi ce qu'ils nomment des lois : ce ne sont que des constats
d'habitudes. Loi de la gravitation, signée Newton : si vous le lâchez, le caillou tombe. Il en
est ainsi depuis des milliards d'années. C'est la loi...
Et si demain, quand vous ouvrirez la main, le caillou s'envole ?...
Des milliards d'années, c'est le temps d'un saut de puce. Chaque jour un saut différent peut commencer...
Croyez-moi, il vaut mieux n'être trop sûr de rien, et aider le printemps. Je vous le souhaite,
souhaitez-le aussi, et pensons à lui. Il a peut-être, pour éclore, besoin de notre désir.
Ne négligeons pas pour autant l'hiver. La rude saison ne nourrit plus de vent les loups, mais
elle continue de mordre. Ses jours pourtant sont nos jours, et nous n'en avons aucun de trop.
Nous en laissons tant gisser de nos mains sans leur prêter attention, entre le premier et le
denier de l'an... Pour la raison qu'ils sont malchanceux ou simplement ordinaires. Mais un jour
est un jour, et chaque jour plus rare que celui qui l'a précédé. Espérons le printemps, mais ne
souhaitons pas que l'hiver se hâte de finir. C'est une saison de notre vie...
Hiver ou printemps, les saisons ne sont pas tout. On ne se nourrit pas des calories du
radiateur ni de l'espoir des marguerites. Pour subsister, il faut des sous. Quelle que soit la
façon dont vous les gagnez, et quelle qu'en soit la quantité, je souhaite que vous en ayez davantage.
Aucun travailleur, de la main ou des méninges, ne gagne assez d'argent. Puisque argent il y a,
et que lui seul permet d'obtenir ce qui est nécessaire à l'existence, et le superflu qui n'est
pas moins indispensable, chacun devrait en disposer d'abondance, ne pas être contraint à une
bataille perpétuelle pour en obtenir une miette de plus, mais pouvoir au contraire,
négligemment, en perdre ou en jeter sans funestes conséquences, comme un emballage vide. Après
tout, ce n'est rien de plus.
Une société qui le mesure à l'un et à l'autre avec parcimonie est appelée à périr pour vice de
forme et de conception. Il y a quelque chose de plus grave que l'injustice, dans notre système,
c'est sa stupidité de base. Puisque les profiteurs veulent en profiter, quels profits ne
feraient-ils pas s'ils distribuaient assez d'argent autour d'eux pour que tous leurs ouvriers
et employés soient des clients riches ? Les maintenir dans le "manque" ne peut, c'est bien
évident, que provoquer leurs constantes réclamations, jusqu'au jour où ils en auront assez du
système et le feront sauter.
L'argent est une création artificielle. Nous l'avons rendu aussi indispensable à la vie qu'un
élément naturel, l'air que nous respirons ou l'eau que nous devions boire. Il reste à le rendre
aussi abondant.
En attendant que pleuvent à verse les billets de mille, je vous en souhaite quelques gouttes de
plus.
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Je souhaite que nous apprenions à voir la vérité. Et à la dire.
Que nous renoncions à la passion de faire le bonheur de l'autre, ou des autres, selon notre
idée personnelle.
Que les fantômes de tous les petits oiseaux massacrés viennent picorer chaque nuit les doigts
de pied des chasseurs.
Que la Loterie Nationale distribue des gros lots à la place des "remboursés". Que les
résultats du tiercé soient publiés la veille de la course afin que chacun puisse jouer les
trois premiers dans l'ordre.
Que les Noirs qui souffrent d'être Noirs deviennent Blancs. Que les Blancs qui haïssent les
Noirs deviennent gris. Que les Jaunes remplacent le petit livre rouge par un bleu. Même si
l'intérieur reste le même. Pour le délassement des yeux.
Je souhaite que tout le pétrole se tourne en eau de boudin, et que nous retrouvions le parfum
des voitures à âne à la place de celui des pots d'échappement.
Je souhaite que les fourmis mangent les bombes atomiques enterrées dans les silos de toutes les
armées du monde, et que les bactéries transforment le plutonium en beurre dans les centrales
électriques avant que le plutonium nous ait transformés en culs-de-jatte lépreux.
Je souhaite que cette année, ou une année prochaine, un génie trouve le secret du moteur sans
combustible et sans déchets, qui utilisera directement l'énergie universelle, nous délivrera de
la pollution et permettra à nos enfants de sortir du système solaire et de s'envoler vers les
étoiles.
Je souhaite, si vous ne l'êtes pas, que vous deveniez amoureux ou amoureuse, et si vous l'êtes
déjà, que vous le restiez au moins jusqu'au 31 décembre. C'est la meilleure façon d'être
heureux ou malheureux. Et si l'on aime vraiment l'autre pour l'autre et non pour soi, on n'a
aucune raison d'être malheureux. A moins que l'autre le soit. Il n'y a qu'une chose
insupportable : c'est la souffrance de ceux qu'on aime. De tout le reste on peut s'accommoder.
Et avec l'amour on peut donner à toutes les ombres de la vie la couleur du soleil.