Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 2 février 1969
 



MOI, TÉLÉSPECTATEUR
(Le premier article de René Barjavel retranscrit (en partie)
dans Les Années de la Lune)

 

Un homme regarde devant lui. Ses mains sont nues, d'une nudité atroce, qui l'envahit tout entier, envahit l'univers, efface tout, sauf ce qu'il regarde : d'autres mains, celles d'un homme en face de lui. Ces mains tiennent une arme.

Des mains armées et des mains nues. Qu'il soit le juste, qu'il soit le coupable, à cet instant terrible, il n'y a plus qu'une vérité : l'homme nu est la victime, l'homme aux mains de fer est l'assassin.

Ce n'est peut-être pas exactement cela que voulait dire Petrovic dans son admirable film, Tri[1], que nous ont montré Les Dossiers de l'Écran, mais c'est ce qu'on voulait lire sur ces visages yougoslaves, qui ressemblaient à tous les visages du monde quand se pose sur eux l'ombre verte de la mort.

Ce film nous montrait trois épisodes de la guerre en Yougoslavie et trois espèces d'assassins animés soit par la bêtise, soit par la joie horrible du chasseur enfin autorisé à chasser l'homme, soit par le simple ennui bureaucratique.

Mais, en face, une même victime ; un être vivant qui tout à coup sait : dans une seconde, je serai mort... Et qui ne peut pas comprendre, car la mort ne se comprend pas. L'épouvante devient stupeur. Et puis, c'est fini.

Et peut-être, alors, vient le moment où tout est compris.

Quand ils tournaient Poil de carotte, en 1932, qui aurait pu imaginer que Robert Lynen et Harry Baur [2] seraient un jour des victimes nues en face des tueurs ? Tout ce qui s'est passé par la suite était inimaginable. Aujourd'hui, l'imagination ne se laisse plus imposer de limite... Poil de carotte est une sorte de miracle. C'est le meilleur film de Duvivier, le meilleur film d'Harry Baur et le seul film d'un acteur enfant génial qui devint un acteur adolescent ordinaire et qui fût, sans doute, redevenu un grand acteur si...

Le film n'a pas plus vieilli que le visage du petit Lynen. Il est resté frais, douloureux, lumineux, désespéré. L'écran intime de la T.V. a donné une présence extraordinaire aux gros plans qui abondent et à travers lesquels Duvivier regardait jusqu'au fond de l'âme de ses personnages. Ils étaient près de nous, chez nous, tous : les comparses dont les années ont verni les silhouettes caricaturales comme celles d'un tableau du Brueghel, Harry Baur semblable à une motte de glaise mal modelée par un pouce affectionné et maladroit, Robert Lynen, avec sa petite tête claire en haut de son corps frêle, lumineux comme une fleur de pissenlit dans un pré, Duvivier...

Duvivier aussi était là, car Duvivier, c'est Poil de Carotte, son cœur secret, son étonnement devant l'hostilité, son infatiguable bonne volonté. Duvivier le mal aimé que, tout au long de sa carrière, les critiques traitèrent avec un dédain indulgent. Eh bien, qui, parmi les grands cinéastes du monde, aurait été capable de faire un film aussi parfaitement et totalement réussi, aussi totalement baigné d'amour et dénué de prétentions ? Il a été tourné il y a plus de trente-six ans. Que les princes de la critique prennent date : que restera-t-il, dans trente- six ans, de l'œuvre de Godard le magnifique, et autres carottes bleues ? Je ne serait plus là pour le voir, mais Poil de carotte y sera rajeuni.

IL y a eu un moment extraordinaire dans Panorama. Je venais d'ouvrir le poste. Je vis une image fixe : un petit groupe photographié sur les escaliers du métro. Une autre image : une foule immobilisée par l'objectif. Non. Ce n'était pas une photo, quelque chose bougeait dans le coin à droite : le clignotant d'une voiture palpitait, la flamme d'une bougie se courba dans le vent, un tramway démarra. Les hommes, les femmes restaient immobiles, figés ensemble sur une seule idée. C'était Prague qui s'immobilisait tout entière autour de l'image mentale d'un de ses enfants en feu [3].

La jeune fille interrogée ensuite par un reporter ne sut pas trouver le mot qui s'imposait. Elle dit : « Il ne s'est pas suicidé. » C'était vrai. Elle dit : « Il a fait un acte ». C'était vrai. Mais le mot juste c'était sacrifice... Ce garçon avait fait un sacrifice au sens antique du mot. Il s'était jeté dans le feu, en offrande. Le dieu se nommait Liberté.

Un tel sacrifice est toujours efficace. Il changera sûrement quelque chose. Peut-être bientôt. Peut-être dans dix générations. Peut-être ailleurs qu'en Tchécoslovaquie. Nul ne peut savoir. Nous nous sommes tous sentis plus ou moins brûlés. Coupable, disait la jeune fille. C'était vrai. Coupable de quoi ? d'indifférence ? de lâcheté ? d'impuissance ? C'est ce que nous sentons confusément. Mais notre vraie culpabilité c'est d'être ce que nous sommes : les membres de l'espèce la plus tueuse, la plus sanguinaire de tout le règne animal.

DANS son émission « Les animaux du monde », François de la Grange, après le ballet des kangourous, qui jaillissent de la brousse australienne comme un vol de papillons effarouchés, nous a montré le massacre des bébés phoques, assommés et écorchés parfois à moitié vifs, par centaines de milliers chaque année, pour satisfaire la coquetterie de l'espèce humaine. J'ai vu, en couleur, la neige rouge du sang des bébé phoques. J'au vu, vous avez vu, une mère phoque se jeter sur l'homme pour lui arracher la peau de son petit qu'il venait d'écorcher. Que faire pour empêcher cela ? Émouvoir les gouvernements canadien et norvégien, à qui appartiennent les chasseurs, nous a dit François de la Grange. Mais les gouvernements s'en moquent. Alors quoi ? Cracher sur les femmes qui portent des manteaux de phoque ? Retenons-nous : nous sommes aussi coupables qu'elles, nous qui mangeons des côtelettes d'agneau.

LA télévision est un self-service. Chacun choisit les mets pour lesquels il a du goût. Cette semaine, je me suis offert du caviar : l'émission scientifique de Michel Tréguier, Euréka. Un jeune savant aux joues rondes est venu nous donner les dernières nouvelles de la Terre. Notre Terre. Nous la piétinons, la râclons, la parcourons, l'analysons, la pesons : mais ne la connaissons pas. La croûte terrestre sur laquelle s'est installée la vie est moins épaisse qu'une coquille d'œuf. Au-dessous, c'est l'inconnu monstrueux, les masses énormes et lentes de la matière en feu s'écoulant dans sa coquille comme un rêve d'enfer dans la tête d'un diable endormi de lassitude. Après tant d'éternités !...

On croyait, jusqu'à ces toutes dernières années, que le fond des océans était un cul-de-sac paisible tapissé de vase. Or, le jeune savant nous a appris qu'une crevasse continue court sous les eaux et divise presque la terre en deux.

La Terre est fendue comme une grenade ! Et, par cette fente, lentement, l'intérieur de la Terre se fraie un chemin vers l'extérieur, se répand de chaque côté et, pour se faire de la place, pousse les continents. En 350 millions d'années, il a éloigné l'Amérique de l'Europe de la largeur de l'Atlantique.

Ainsi notre mère la Terre, fendue jusqu'aux yeux, en une gésine perpétuelle, interminablement accouche d'elle-même. Dans les larmes du feu et les sueurs de l'océan.

Comment pourrions-nous être, nous, ses petits enfants, une race tiède ?

MÊME si cela vous fait coucher un peu tard, ne ratez pas ce soir la deuxième émission de la série « Vocations », sur la première chaîne. Vous y verrez Dumayet en action. C'est un chat quelque peu cousin du crocodile. Il s'assied en face de sa victime, toutes griffes rentrées, et sourit. Il porte des lunettes rondes pour camoufler les lames d'intelligence de son regard. Il pose ses questions d'une voix sans timbre, très douce. Il recommence, trois fois, quatre fois la même question si c'est nécessaire. Pas plus fort la quatrième fois que la première. A voix basse. Il ronronne. La souris se sent peu à peu en confiance. Il est si gentil. Il est son frère ! Elle se détend. Elle est mangée.

Il y a quinze jours, on avait donné à Dumayet une proie difficile : la merveilleuse Sylvie, jeune de 86 ans. Forte de ce naturel que se fabriquent si aisément les grands comédiens, l'œil clair comme un matin en montagne, elle résista pendant toute l'émission. Mais à l'ultime seconde, alors que les questions s'étaient arrêtées, qu'elle n'était plus sur ses gardes, et qu'elle regardait sur l'écran la « bonne femme » qu'elle était livrer son combat, un très gros plan nous montra, à la racine de son nez, la trace d'une larme.

Ce n'était peut-être que l'effet d'une longue présence sous les projecteurs. Peut-être...

Ce soir, Jean Frapat et Girard Guillaume livrent à Dumayet un psychiatre. Il va se régaler.

Nous aussi.

2 février 1969     


Note  en bleu la partie de l'article conservée dans Les Années de la Lune. Le reste du texte a été ré-écrit pour le recueil.


Notes explicatives :

  1. Le film Tri (Trois) du réalisateur et scénariste yougoslave Aleksandar Petrovic (1929-1994) présente trois histoires au début, au milieu et à la fin de la seconde guerre mondiale, dans lesquelles le héros est contraint d'assister à la mort de ses proches [ voir http://french.imdb.com/title/tt0059829/maindetails ].
  2. R.Luynen et H. Baur, qui jouèrent dans le Poil de carotte, réalisé par Duvivier, furent respecfivement exécuté en Allemagne le 1er avril 1944, et torturé par la Gestapo le 8 avril 1943.
  3. L'émission (magazine d'actualité) Panorama avait montré, le 26 janvier 1969, le suicide par le feu de l'étudiant Jan Palach, qui avait été suivi de manifestations violemment réprimées par la police.
    [ Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Jan_Palach et http://archiv.radio.cz/francais/osobnosti/osobnost.phtml?cislo=7 ].
  4. L'émission Eurêka du 28 janvier 1969 avait présenté un débat avec MM. Robert Gallet, ministre de la Recherche scientifique, et M. La Prairie, directeur du centre national de l'exploitation des océans.
  5. « Avec la série "vocations", les auteurs se proposaient d'amener des personnalités de divers milieux à s'exprimer sur eux- mêmes à partir du thème de la vocation, en même temps que d'étudier certains mécanismes de l'interview grâce à un dispositif en trois temps : filmage par une caméra cachée de la préparation de l'interview, interview, puis filmage des réactions de la personne à des extraits des deux premiers moments qu'on lui proposait de visionner. » (présentation INA)
  6. Il s'agit du Docteur Paul Sivadon.