Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 4 janvier 1981
 



La recette de vie de René Barjavel

 

Vous connaissez l'histoire de ces deux saints hommes qui avaient passé leur vie ensemble, en méditation sous un arbre immense, quelque part dans le nord de l'Inde ? Ils étaient là depuis près d'un siècle, sous l'arbre vaste comme une colline, tant immobile l'un et l'autre que la citronnelle leur poussait entre les orteils, le liseron fleurissait leur barbe, et l'oiseau boul-boul nichait dans leurs oreilles.
Leur religion, l'hindouisme, affirme que toute âme créée doit traverser successivement une grande quantité de vies, végétales, animales, humaines, dont les épreuves la purifient et l'affinent jusqu'à ce qu'elle soit assez aigüe pour passer par le trou d'une aiguille, qui est la porte du Nirvâna. Ces deux saints hommes espèraient, par les renoncements et les rhumatismes qu'ils s'étaient volontairement imposés, réduire le nombre des métamorphoses qui les séparaient du séjour bienheureux. Et un matin, dans une lumière radieuse, leur dieu Vishnou leur apparut. Bouleversé, ils se prosternèrent en grinçant de toutes leurs jointures.
« Relevez-vous, leur dit Vishnou, bienveillant. Vous êtes pleins de mérites. Posez-moi une question, une seule. J'y répondrai totalement. »
Sans avoir besoin de se concerter, les deux saints hommes s'écrièrent à l'unisson :
« O grand Vishnou, maître des Trois Espaces et du Serpent d'Eternité, par le lotus qui fleurit dans ton nombril, dis-nous la vérité : combien de vies devrons-nous encore traverser avant d'être accueillis dans ton bienheureux Nirvâna ?
- Exactement, répondit Vishnou, autant de vies qu'il y a de feuilles à l'arbre qui vous abrite.
-  Oh ! s'écria l'un d'eux, désespéré, tant que ça !... »
Et il se mit à sangloter
« Ah ! s'éria l'autre, réjoui, plus que ça !... »
Et il se mit à rire.
À ce moment, une bombe H tomba et explosa en ce lieu précis. Et il n'y eut plus de feuilles, plus d'arbres et plus de saints hommes. Mais Vishnou emportait avec lui l'âme du rieur, car, par sa joie, en un instant, elle s'était ouvert le Paradis.
À chaque instant de notre vie, quoiqu'il arrive, nous avons le choix entre l'espoir et le désespoir. Et notre vie n'est faite que d'instants. Surveillez bien cette phrase, que vous êtes en train de lire ; elle arrive en vous mot par mot, l'un après l'autre, et avant que vous le lisiez chaque mot est encore dans l'avenir, mais dès que vous l'avez lu il est déjà tombé dans le passé, il ne reste au présent que pendant l'infime fraction de seconde où votre regard le survole. Nous croyons vivre au présent, mais le présent n'est qu'une frontière qui se déplace sans arrêt entre le passé et le futur. Nous vivons, en fait, dans le souvenir du passé immédiat et l'anticipation de l'avenir imminent.
Du passé, rappelons-nous volontairement, de préférence, les bons souvenirs, si courts soient-ils, les exquises secondes qui nous ont illuminés, et même si les moments qui nous ont écorchés vifs s'imposent à notre mémoire, pansons nos plaies qui veulent continuer de saigner avec le baume très simple de cette constatation : les pires moments du passés ont une qualité extraordinaire : ils sont passés ! Laissons-les donc s'enfoncer dans les brumes du « n'est plus », et surtout ne les appelons pas en notre fugitif présent pour projeter leur venin sur l'avenir.
De celui-ci attendons tout, et ne craignons rien : ce doit être notre choix. Si ce qui est à craindre arrive, nous ne le subirons qu'à son moment, au lieu de nous ravager mille fois en l'imaginant par avance. Et si ce qui arrive est heureux, gardons-le en pleine lumière dans notre conscience, après l'avoir dégusté en ses moindres replis, pendant sa brève traversée de notre présent.
Car celui-ci peut se dilater. Si nous recevons ce qui arrive avec toutes nos portes ouvertes, celles de nos sens, de nos émotions et de notre intelligence, si nous faisons face à la vie de l'instant, et à celle qui va suivre, avec un amour positif et actif, pour l'homme, pour l'événement, pour l'oiseau, pour l'arbre avec ses mille fois mille feuilles, pour la tuile, pour la chute sur le cul, pour le brin d'herbe entre les pavés, si nous accueillons au lieu de subir, gémissant et le dos rond, alors toute notre vie change de couleur, et une seule de ses secondes peut contenir l'infini et l'éternité.
Il faut s'enrichir de son passé au lieu de se gargariser de son vinaigre. Il faut espérer l'avenir au lieu de le craindre. Il faut accueillir le présent au lieu de le subir. Voila une triple recette que je vous conseille pour 1981.
Tout ce que je viens d'écrire n'empêche pas que j'aie, moi aussi, des moments où je voudrais me pendre. On n'est pas en or. Il faut s'efforcer de n'être pas de boue, ou de vent.
Et puisque c'est encore le temps des souhaits, je vous souhaite, pour 1981, et la suite, d'avoir cent ans par les souvenirs et toujours quinze ans pour l'espoir.
L'exemple prouve que c'est en gémissant qu'on appelle le malheur, et en fonçant avec joie vers l'espoir qu'on l'oblige, parfois, à se réaliser.



Merci M. Barrot pour ce premier matin de 1981
passé « en douce » avec ceux qui sont seuls et malheureux

C'est le cœur plein de joie que je transmets aux lecteurs du « Journal du Dimanche » les remerciements de Françoise et Benoît Masurel, fondateurs d'Accueil et Service. Il y a deux semaines, je vous rappelais le travail admirable qu'accomplit jour après jour, heure après heure, leur association, composée de bénévoles et de quelques permanents, pour aider à rester chez eux les vieux isolés qui veulent finir leurs jours parmi leurs souvenirs et refusent d'aller à l'hospice. Il faut faire leurs courses, leur cuisine, leur lessive, les promener, parfois les porter dans l'escalier, ou les laver comme des nourrissons. Accueil et Service ne remplace pas l'aide sociale : elle la complète, continue là où elle s'arrête, intervient quand un invalide solitaire n'a droit à aucun secours parce qu'il a moins de soixante ans... Et cinq voitures radio S.O.S. 3è âge sillonnent tout Paris et la proche banlieue pour répondre aux appels urgents, sur simple coup de téléphone à 340.44.11.
J'ajoutais, hélàs, que l'association était menacée par le succès même de son action. Près de 5000 personnes ont été secourues en 1980 ! Mais, si les voitures S.O.S. couvrent tout Paris pour les cas d'urgence, l'aide permanente n'a pas pu, faute de moyens, s'étendre hors du XIIe arrondissement où elle a été fondée. Et ce manque de moyens rend précaire l'existence même d'Accueil et Service. Au moment où je vous mettais au courant de sa situation, et vous appelais à son secours, ses probabilités de survie ne dépassaient pas quelques mois...
Comme toujours, vous avez été formidables ! Les chèques sont arrivés, gros et peits, accompagnés de chaleureuses lettres d'amitié. Merci encore ! Grâce à vous, on respire mieux rue Erard.
Grâce aussi à un de nos lecteurs en particulier : M. Jacques Barrot, ministre de la Santé.
Alerté par notre article, il est venu, seul, sans tambour ni trompette, passer la matinée du Jour de l'An à Accueil et Service... Pendant près de deux heures il s'en est fait expliquer le donctionnement, est resté près du standard, a écouté les appels.
Puis il s'est embarqué dans une voiture S.O.S., en compagine de Benoît Masurel, et il est allé « en opération », comme le font tous les jours les garçons et les filles de l'association. Et quelques petits vieux éberlués ont vu débarquer chez eux le ministre, qui leur a souhaité la bonne année...
Revenu au siège, il y a trouvé les plus mobiles des « assistés » de Accueil et Service réunis autour d'un repas de fête en compagnie des permanents et des bénévoles de garde. Enchanté de sa matinée, le ministre a embrassé tout le monde, et il est parti en promettant qu'il allait accroître son aide (1).
Merci Monsieur le Ministre ! Et à nos remerciements permettez-nous d'ajouter nos félicitations : passer les premières heures du premier jour de 1981 en compagnie de gens qui sont mus uniquement par l'amour, c'est, pour un homme public, une façon vraiment exceptionnelle - et prometteuse ! - de commencer l'année.

4 janvier 1981     


(1) Les ressources d'Aide et Service sont dues pour 80% à des dons privés. Si vous ne l'avez pas encore fait, voici où envoyer votre chèque : Accueil et Service, 10 rue Erard - 75012 Paris. Et le numéro de Compte de Chèques postaux est : 34.755.10 U La Source. Merci !