Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 7 mars 1975
 



Ce vin qui devrait donner la joie...

 

LA vigne est vieille comme le monde méditerranéen. L'homme des rives du soleil a dû apprendre à connaître aussi vite que la grive les vertus euphoriques du jus de raisin. Mais jusqu'au XIXème siècle le vin était bu avec modération, si avec une sorte de respect. Cultiver la vigne, faire le vin. C'était un métier d'amour. Le vigneron avait conscience de participer au mystère des éléments, en fabriquant avec la terre, l'air et la lumière une liqueur qui était en même temps une flamme. Chaque vin avait son goût, son parfum. Son visage, comme l'ont les êtres vivants. Et quand, sur le même coteau portant les mêmes plants, un jeune vigneron succédait à son père, le vin changeait, car les gestes de l'amour n'étaient plus les mêmes.

Un verre de vin était une fête On ne le buvait pas pour la soif : Pour la soif, naturellement, on buvait de l'eau...

C'est à peine si j'ose écrire ces mots. Je crois entendre le grand rire qu'ils font naître chez mes lecteurs. Boire de l'eau ? Cela semble une coutume du fond des âges, abandonnée avec les peaux de bêtes et le silex taillé. Boire de l'eau ? Pourquoi pas aussi marcher pieds nus ?

Ce vin qui donne la joie et fait croire que on est fort, les hommes du XIXème siècle appelés à travailler dans les usines naissantes pendant des journées interminables, avant de s'entasser dans les taudis, en ont eu besoin pour supporter leurs conditions de travail et de vie. La grande consommation commençait. La grande production suivit. Les vignerons se transformèrent en viticulteurs. Le métier n'est pas devenu moins difficile, mais les tracteurs et les pesticides ont remplacé le mystère, et les bras tordus de la vigne ont saisi 1e paysan aux chevilles. Il ne peut plus se séparer d'elle. Il est l'esclave de la monoculture. C'est parfois très profitable. C'est parfois désastreux...

Si le vin n'était pas devenu notre drogue quotidienne, si nous n'en buvions pas un fleuve chaque année, il n'y aurait pas, sur les terres brûlées de l'Hérault, du Gard, de l'Aude, cet océan de vignes d'où sort une boisson qui n'a plus de commun avec les vins de jadis que le nom et la couleur. Il y a longtemps que les petits propriétaires auraient trouvé, dans leur génie paysan, le moyen de cultiver autre chose, malgré la sécheresse.

VERS la fin du siècle, alors que l'industrie grandissait, le phylloxéra et le mildiou, favorises par la multiplication des vignes, se mirent à les dévorer et les anéantirent presque toutes. Ce désastre, c'était peut-être un avertissement de Bacchus, un geste de pitié de la Providence envers un peuple qui commençait à se détruire en s'abreuvant avec ce qui ne devait être que dégusté.

Il offrait l'occasion, en abandonnant à son sort l'arbuste sacré et maudit de reconvertir l'agriculture du Midi et de rendre les viticulteurs à leur état de paysans, parmi lesquels auraient naturellement survécu un nombre équilibré de vignerons.

Mais la Grande Soif était là, ouvrant son gosier, exigeante. Et on sauva la vigne, et on en planta davantage, et !e vin continua de ruisseler sur la France, et les hommes de la terre sèche se trouvèrent de nouveau enchaînés a la monoculture démoniaque qui produisait le tonique dont nous avions désormais tous besoin, l'ouvrier, le bourgeois, le pêcheur breton, le commerçant, le journaliste... Et on planta encore plus, on inventa des espèces qui produisaient davantage, on modernisa la culture et les caves, le plastique permit de glisser dans le cabas de la ménagère des bouteilles contenant un litre et demi...

Mais, ses conditions de vie s'étant améliorées, ayant accédé à un logement clair et à l'automobile le buveur commença à avoir moins besoin de boire. Alors que la production du vin continuait de croître, sa consommation baissa : en 1960. 139 litres de vin avaient disparu dans la bouche de chaque Français : aujourd'hui, il ne s'y en glisse plus que 107 litres par an. Cela représente une diminution d un quart. C'est un phénomène assez incroyable, rapide, et réconfortant. Pas pour les viticulteurs, bien sûr...

Dans le même temps se faisaient sentir les effets du Marché commun. Celui-ci s est fondé sur une supercherie : chaque nation était convaincue qu'elle allait pouvoir vendre a ses voisins plus qu'elle ne leur achèterait. C'était évidemment absurde. Pour que les nations du Marché commun fussent satisfaites et prospères, il aurait fallu un peuple de consommateurs fantômes n'appartenant à aucune d'elles et absorbant les surplus de toutes. Faute de cette situation de rêve, la concurrence joua. Sur le plan industriel, l'Allemagne, mieux organisée, socialement plus calme, et ayant bénéficié d'une aide américaine considérable, fut 1e grand vainqueur. Sur le plan agricole, pour des raisons contraires, à cause de sa pagaille, de ses troubles et de sa monnaie fondante, l'Italie put jeter hors de ses frontières ces produits aux prix imbattables. Et le vin Italien ruissela vers la France au moment où il y avait déjà trop de vin français.

IL paraît que le gros vin italien n'est pas bon... Le consommateur ne peut pas en juger. Il ne sait pas ce qu'il boit. Ce qu'on lui vend derrière des étiquettes aux noms bizarres est un produit mélangé, coupé, remanié, transformé, enrichi, appauvri, truqué, aussi inidentifiable qu'une lessive.

Il paraît aussi qu'il est moins cher. Le buveur ne s'en aperçoit pas davantage, il paie toujours le même prix son douze degrés. Et plus on lui en offre, moins il en prend. Peut-être parce que son estomac, de plus en plus, proteste...

Il n'y a pas de crise, en effet, au niveau des vins de qualité, ou réputés tels. M Beaujolais-Nouveau ni M. Mouton-Rothschild n'ont pris leur fusil pour venir tirer sur les C R.S. Ils sont riches et tranquilles. Les petits propriétaires de petits vins sur des terres pauvres ne se sont jamais enrichis. Et aujourd'hui ils sont aussi desséchés que les cailloux de leurs vignobles. Incontestablement, dans le Marché commun, les producteurs de vins courants italiens et français font double emploi. Il faut que les uns ou les autres changent de production. Mais que feront-ils ? Des pommes ? il y en a déjà trop. On les jette. Les ministres se réunissent a Bruxelles en des conseils frénétiques. Ils doivent trouver avant l'aube le moyen de satisfaire telle ou telle catégorie de producteurs qui menacent de faire flamber la baraque parce qu'ils ont trop produit et ne peuvent plus vendre. On pulvérise le lait, on stocke le beurre, on jette les pommes, on écrase les choux-fleurs, on distille le vin, on donne le blé aux cochons, mais ii y a trop de jambons, les enfants noirs ne veulent plus du lait en poudre qui leur donne la colique, il va falloir payer quand même tout le monde, personne ne veut mettre la main à sa poche, le soleil se lève, on a enfin réussi à réunir quatre sous, les ministres rentrent chez eux, à peine y sont-ils arrivés qu'ils doivent revenir en courant exorciser, entre l'épilepsie et l'infarctus, une nouvelle crise. L'absurde produit l'absurde et l'imprévoyance aboutit au sang.

Les fusils ne sont pas des outils pour construire. Le C R S. mort n'était pas responsable de la mévente. Et le paysan tué ne cherchait pas ce genre de solution Les morts et les blessés, les incendies et les gros orages n'ont rien changé aux données très simples du problème : il y a toujours trop de vin. Mais la colère ne raisonne pas. Et elle naît au fond des impasses quand il semble qu'il n'y a plus d'autre moyen que de foncer avec désespoir contre le mur

II vaudrait mieux essayer de sortir de l'absurde. Au lieu de réunir sporadiquement les ministres épuisés pour faire s'affronter les égoïsmes nationaux qui ne savent que retrousser leurs babines sur leurs longues dents, il vaudrait mieux prévoir et planifier les productions sur un plan international. Trop de vin ? Que pourrait-on produire à la place, en Italie ou en France, compte tenu des terres et des climats, des besoins normaux des consommateurs européens, et des besoins démesurés des peuples affamés ? Trop de pommes, trop d'artichauts, trop de lait, trop de viande ? Au lieu de les détruire, comment en faire bénéficier à la fois ceux qui dans le monde ont faim et ceux qui chez nous les ont faits ? Une telle prévoyance, une telle entente sont-elles au-dessus des possibilités intellectuelles et politiques des hommes d'État européens ? Alors ils disparaîtront, et l'Europe avec dans un incendie général.

Chaque nation fait ses plans et ses super-plans, qui obligatoirement s'opposent à ceux des nations voisines. Ce sont des engrenages carrés. Assemblés, ils se coincent et font des étincelles. Il faut les concevoir ensemble et les uns pour les autres.

PAR exemple, pour en revenir au Midi vinicole, qui meurt de son vin après en avoir mal vécu, il bénéficie d'une richesse fabuleuse qu'on a plutôt considérée jusqu'ici comme un fléau : le soleil. Au moment - c'est bientôt, quoi qu'on en dise - où le pétrole va manquer, où on va devoir utiliser les énergies nouvelles, le polygone des vignes pauvres pourrait devenir celui de la richesse énergétique, et fournir à la France, et peut-être à l'Europe, au lieu de son vin mal aimé, des flots d'électricité bienvenue. Ce ne serait que changer la manière de recevoir et de transformer les dons du soleil.

Le temps et là technique vont vite. Planifier ne doit plus consister a faire race aux problèmes d'hier avec des idées d'avant-hier, mais à aider aujourd'hui en construisant demain.

7 mars 1975