Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 9 novembre 1980
 



Barjavel répond à ses lecteurs

 

L'article que j'ai consacré récemment à une déclaration de Jean-Paul II sur le « désir conjugal » a provoqué une mobilisation des stylos, bics et feutres de mes lecteurs, avec utilisation annexe de la machine à écrire et du photocopieur. Les lettres que j'ai reçues, vos lettres, se divisent naturellement en deux catégories : celles qui m'approuvent, et celles qui me reprochent, d'ailleurs avec gentillesse, de n'avoir rien compris aux propos du pape. Plus, hors catégorie, quelques lettres de fous ou illisibles.

J'ai donc lu avec attention le texte in extenso de l'allocution du pape et j'en ai tiré une triple conclusion.
1. Le développement de la pensée du pape semble préciser que le « désir » qu'il condamne est le désir égoïste et animal de l'homme qui ne considère sa femme légitime que comme un objet lui permettant de satisfaire son besoin animal, sans considération de ce qu'elle pense ou éprouve. Et Jean-Paul II y oppose, et prône l'épanouissement du mari, et de la femme dans un amour réciproque, dont l'amour corporel fait partie.
On ne peut pas ne pas etre d'accord avec lui, et je n'ai jamais écrit autre chose, même dans l'article que vous me reprochez, chers lecteurs. Je me cite : « Faire l'amour sans amour, même dans les liens sacrés du mariage, est une chiennerie. »
Mais si j'ai écrit, au début du présent paragraphe, que la pensée du pape « semble préciser », etc., c'est que la prose de son allocution est toute tissée de cheveux coupés en quatre et même en huit, nouée par un vocabulaire de philosophie chrétienne qui a dû régaler les évêques et les théologiens.
Or, quand on occupe la place qu'occupe le pape, c'est à dire la plus haute, ce n'est pas pour les théologiens qu'on doit parler, c'est pour les centaines de millions de fidèles que les paroles prononcées concernent. C'est à dire que les phrases et les mots doivent être directs et simples et ne prêter à aucune équivoque.
Si je me suis trompé sur la signification du texte papal, je n'ai pas été le seul puisque devant les étonnements et les protestations, Jean-Paul II a été amené, la semaine suivante, à préciser sa pensée : « l'interprétation correcte de ces paroles pour nous est importante, a dit le Saint-Père. Elles ne contiennent pas une condamnation ou une accusation contre le corps... Elles soumettent plutôt le coeur à un examen critique. »

Ce qui introduit ma deuxième conclusion :
2. Ce n'est évidemment pas le pape qui écrit ses discours. Où prendrait-il le temps de les rédiger, entre ses messes, ses prières, ses réceptions, ses discours eux-mêmes, ses voyages, etc. ? Il a à peine le temps de dormir...
Un discours d'une demie-heure demande au moins deux heures de rédaction. Lorsque Jean-Paul II est venu chez nous, en trois jours il a prononcé, ou plutôt lu, trente discours ou allocutions ! Quand aurait-il pu les écrire ?
Il doit avoir toute une équipe de curés théologiens, qui, sur les indications et les thèmes qu'il lui fournit, rédige, écrit, corrige, lime, traduit, du soir au matin les textes qu'il lira. La pensée papale, ainsi passée à l'essoreuse vaticane, garde certainement - il doit y veiller - toute sa signification, mais la forme devient aseptisée et amidonnée, avec ci et là quelques broderies blanc sur blanc de vocabulaire ecclésiastique et des prudences javellisées.
J'avais déjà été frappé, comme vous l'avez été vous-mêmes, sans doute, lors de son voyage en France, par la considérable différence de niveau qui existait entre la personnalité visible du pape, puissante, active, virile, conquérante, rayonnante, et la grisaille des textes qu'il lisait. La pensée était claire, mais la forme plate. L'essoreuse vaticane était passé par là.
Sauf au Parc des Princes où, face à la jeunesse, Jean-Paul II abandonna finalement ses papiers et eut quelques phrases directes qui soulevèrent les gradins...

3. Ma troisième conclusion c'est un de vous qui me la fournit : « Le malentendu porte sur le sens du mot désir... »
C'est certain. La première fois qu'il est fait mention du désir dans la Bible, c'est dans la Genèse, me rappelle une lectrice : « Ses désirs (de la femme) la porteront vers son mari (3:16) »
Ce texte dut être, à l'origine, rédigé en araméen, peut-être repris du sumérien. Quand Jésus parle à son tour du désir, c'est en hébreu. Ses paroles nous paviennent à travers une traduction grecque. Quand enfin Jean-Paul II prononce son allocution, il dit le mot désir en français, mais il l'a peut-être pensé en italien, en latin ou en polonais... Et dans chaque langue il exhale un sens subtilement différent. Et il va être, par l'essoreuse vaticane, traduit dans toutes les langues du mondes...
Alors de quel « désir » exactement, s'agit-il ?
Nous pourrions faire des colonnes de commentaires. L'Osservatore Romano, lui-même, en a déjà trop fait. Arrêtons-nous là. Et terminons par une quatrième conclusion, qui est celle même du pape : c'est l'amour qui arrange tout.
Il faut aimer.
Il faut aimer tout. Du grain de poussière à la gloire des galaxies. Dans cet amour universel, joyeux, reconnaissant, il y a une place exhaltante à partager avec la femme qu'on tient dans ses bras.

9 novembre 1980