Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 11 octobre 1970
 



TOUS CES MORTS : LA FAUTE A SATURNE ?

 

CETTE chronique de télévision va-t-elle devenir une rubrique funéraire ? Il ne se passe plus de semaine qu'un, ou deux, ou trois visages connus ne s'immobilisent sur notre écran tandis que la voix grave du commentateur nous rappelle les grandes étapes d'une vie qui vient de s'achever. Cela a commencé avec l'été, et s'est singulièrement accéléré avec septembre : le 1er septembre : Mauriac, le 2 : Bernard Noël et Koenig, le 9 : 1e professeur Soulié, le 11 : Lucien Morisse, le 12 : Jacques PiUs, le 18 : le chanteur pop Hendrix, le 23 : Bourvil le 25 : Erich Maria Remarque, le 27 ; Dos Passos, le 28 : Nasser, le 9 octobre : Michelot, Pasteur Vallery-Radot, Giono... Et j'en ai peut-être oublié...

On peut s'expliquer en partie cette fréquence par le fait que le nombre des gens célèbres devient chaque jour de plus en plus grand. Je ne veux pas dire que la quantité des gens de qualité augmente, mais celle des gens connus.

Quand Shakespeare ou Molière moururent, le monde l'ignora, parce qu'il les avait ignorés de leur vivant. Aujourd'hui, d'un pôle à l'autre, on sait qui est Pelé, simple joueur de ballon...

Il n'y a pas si longtemps, deux morts seulement étaient capables d'émouvoir une nation entière : celle du Pape et celle du Roi. Encore étaient-ils des entités sacrées et inconnues plutôt que des êtres. Chaque citoyen s'inquiétait seulement de la santé de son voisin, parce qu'il ne connaissait pas plus loin. En notre temps, le voisin est devenu anonyme, mais nous voyons, dans notre propre salle à manger, mourir assassiné un président de l'autre côté de la Terre.

La puissance extraordinaire de l'information fait connaître les nouvelles, mais plus encore les hommes, Il est donc eu partie normal que, les gens connus étant plus nombreux, on connaisse parmi eux un plus grand nombre de décès. Il n'en reste pas moins vrai que leur accumulation depuis les mois d'été a quelque chose d'inhabituel et de troublant.

J'ai demandé à Olenka, mon astrologue, s'il existait une cause « planétaire » à cette fréquence et si les grands de ce monde traversaient une " année maudite ",

Olenka. - II y a effectivement un double aspect assez étrange dans le ciel. Pour confirmer les conclusions qu'on peut en tirer, il faudrait examiner les horoscopes de tous ces disparus, et vous ne m'en laissez pas le temps. Je ne peux donc faire qu'un examen général qui reste assez conjectural.

Barjavel. - Je le note...

Olenka. - Depuis le mois d'août 1970, nous commençons à ressentir les effets d'un aspect important qui va durer jusqu'en 1972 : c'est Saturne qui entre dans l'orbe de l'opposition à Neptune. Il y a évidemment d'autres aspects qui se forment dans la même période, mais celui-ci peut amorcer une réponse a la question que vous me posez, car Saturne, représentant la fin des choses (qui n'est pas forcément mauvaise d'ailleurs), frappe de son opposition Neptune alors que celui-ci se trouve dans le signe du Scorpion. Or le Scorpion a toujours été associé en astrologie à l'idée de transformation ou de mort et Neptune caractérise ce qui est trouble, étrange. Lorsqu'il est dans de mauvais rapport avec Saturne, on peut associer à la maladie par épuisement au découragement profond. à l'égarement, au suicide, à la drogue. Et il se trouve que, paradoxalement, sur ce fond maléfique, pendant une période qui va d'août 1970 à janvier 1971, un bouquet de planètes bénéfiques traverse également le Scorpion en formant entre elles des conjonctions favorables.

Barjavel. - Quelles planètes ?

Olenka. - Jupiter et Vénus, à qui se joint le Soleil. Ce sont Justement les astres qui, lorsqu'on les rencontre réunis dans un secteur important de l'horoscope de quelqu'un, lui donnent des chances de connaître la renommée, de devenir une vedette dans l'activité qu'il s'est choisie.

Barjavel. - Ce groupe d'astres pourrait donc représenter les gens arrivés ? Les gens en place ?

Olenka. - Oui... Et certains d'entre eux risquent évidemment d'être frappés pendant que ces planètes bénéfiques traversent le Scorpion, où Neptune est justement en train de subir l'opposition de Saturne. C'est comme s'ils traversaient un champ de tir.

Barjavel. - Vous voulez dire que cette extraordinaire moisson de célébrités pourrait se poursuivre jusqu'en janvier 1971 ?

Olenka. - Ce n'est pas impossible... D'autant plus qu'en décembre et janvier la planète Mars va venir se mêler à la symphonie en traversant à son tour le Scorpion...

Barjavel. - Mars, c'est une planète turbulente ?

Olenka. - Oui, mais il se peut qu'ici elle désigne seulement, comme Vénus, Jupiter et le Soleil, les personnalités qui ont été marquées par elle dans leur horoscope et qui risquent d'être affectées, d'une façon ou d'une autre, par ce passage dangereux... Il y a d'ailleurs une autre explication possible pour cette chute des grands hommes, qui n'exclut pas celle que je viens de proposer, car rien n'est simple dans le ciel : un autre grand mouvement se prépare, il va rassembler, vers les années 1988 et 1897, des planètes importantes en une configuration extraordinaire, telle qu'il ne s'en est pas produit de semblable depuis le commencement de l'histoire connue des hommes. Cette configuration, qui sera très lente à se former et à se défaire, va amener des changements profonds, essentiels. Plus rien, ensuite, ne sera jamais comme avant...

Barjavel. - 1988 à 1997, c'est tout de même encore loin ...

Olenka. - Oui, mais les planètes lourdes sont déjà en route vers le rendez-vous. C'est comme si déjà, sous nos pieds, se produit un sourd et puissant mouvement des couches profondes de la Terre. Nous ne le sentons pas, mais il se peut que les plus hauts édifices en soient ébranlés, et que certains tombent...


CHER Giono... Il est entré chez nous, jeudi soir, après sa mort, gentil fantôme en noir et en couleur, pour nous donner une dernière leçon de modestie et de sagesse. Et de savoir-vivre, qui est aussi de savoir-mourir. Une grande leçon, venant de quelqu'un de grand qui n'avait cessé de grandir, toute sa vie. Son œil avait perdu sa malice de paysan du Ventoux, et gagné une lumière claire, qui est celle de la vérité. Son visage était baigné de cette tranquillité qui est donnée à celui qui a bien fait, jusqu'au bout, ce qu'il avait à faire, sans avoir plus d'illusion sur l'utilité de ce qu'il fait qu'il est bon, pour la paix finale, de connaître ce détachement au soir de sa vie. Mais Giono se trompait en disant que sou œuvre n'avait servi à rien. Elle a été utile, parce qu'elle était pleine d'amour. Le Chant du Monde et Que ma joie demeure ont ébloui mes vingt ans. Je les ai moins aimés ensuite, mais le coup de lumière avait été donné, au moment où il fallait, et m'avait marqué, en même temps que des milliers de garçons de mon âge. Sous des quantités de couleurs différentes, dans tous les métiers, ceux qui l'avaient reçue ont passé cette lumière à leurs fils, qui la passeront à leur tour, sans même savoir qu'ils la possèdent.

Que ce soit le Scorpion qui ait tué Giono, nous ne nous en étonnerons pas outre mesure. C'est une bestiole familière à la campagne provençale. Par les soirs humides, elle grimpe aux murs des maisons isolées. et il arrive qu'on la trouve dans les draps du lit. Elle fait peur, mais pas de mal. sauf si l'heure est venue.

Quand le Scorpion du ciel a eu mis un terme à la carrière de Jean de Manosque, c'est Vénus qui a pris doucement son âme dans ses bras et l'a emportée vers le Soleil, pour toujours.

11 octobre 1970