Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 15 février 1976
 



Du temps de Vichy...

 

IL me faut pour travailler plusieurs paires de lunettes. Si vous en usez vous aussi, vous savez comme moi que, juste au moment où en a besoin, elles ne sont plus là. Elles y étaient il y a deux secondes, posées sur te bureau, a trois doigts de la main, disponibles, paisibles, amicales, brillant de l'œil, ouvertes... Et, tout à coup, elles ont disparu. La perspective du travail leur a mis une fusée au derrière. Le travail, elles n'en veulent pas, jamais. Moi non plus. Vous non plus, bien sûr. Mais il faut quand même s'y mettre... Et je ne peux rien faire sans elles. Alors commence la grande recherche. Je ne les trouve ni dans les poches de mon veston, ni dans celles du pyjama, au fond de la corbeille à linge - elles y étaient une fois, mais je ne les y ai pas cherchées : on ne les a retrouvées qu'au sortir de la machine à laver : à l'étendage, elles étaient, devenues spaghettis, elles l'avaient bien mérité - ni dans le fauteuil de télévision, ni dans le réfrigérateur... Je regarde toujours dans le réfrigérateur, car j'y enferme par mégarde bien des objets dont ce n'est pas la place : le courrier qui vient d'arriver, le réveil qui sonnera pour le fromage blanc demain matin au lieu de me tirer du sommeil, la quittance du gaz-élec que le froid ne fait pas rétrécir. Mais de lunettes, point. Je les découvrirai en me couchant, du bout des doigts de pied, au fond du lit, au moment délicieux où, la journée finie, je vais ouvrir un livre. Pour cela, elles sont d'accord. Mais pour le travail, comme disent les Vaudois... Ils disent : « Pour le manger, le boire, on se force. Pour le travail, qui ne peut ne peut. » Mais même quand on ne peut pas, il faut. Voilà...

Pour le travail, j'ai donc les : lunettes que je cherche et ne trouve pas, celles que je trouve et avec lesquelles je ne vois pas, celles avec lesquelles je voyais bien il y a cinq ans, celles qui me tombent du nez, celles dont l'œil gauche est rayé, mais ce n'est pas grave : j'écris avec la main droite, et celles que j'accroche à mes oreilles quand je relève la tête pour regarder, de l'autre côté de la fenêtre, le marronnier et son merle dansant. Ils vont bien, merci. Ils sont obstinés et courageux dans l'hiver, lis savent que ça va passer...

Le merle s'est refait des plumes. : II est gonflé comme un skieur. Le marronnier prend son élan. Dès que ça chauffera, il va bondir. Lentement. De quelques centimètres vers le ciel. L'arbre et l'oiseau vivent ensemble dans le temps essentiel, qui est celui des saisons, et non celui des événements. L'actualité des hommes est aussi loin d'eux que celte des Martiens. Ils l'ignorent, ils s'en moquent. Moi, je ne m'en moque pas. Qui pourrait ?... Mais, pour une fois, je veux l'ignorer. Beyrouth, Guatemala, Angola, rapts d'enfants, assassinats, coups d'État, corruption, accidente, j'en ai plein la tête, les veines, l'actualité me sort de la peau en sueur de sang. De sang aigre. J'ai envie de déchirer les journaux, de jeter mes chaussures dans le poste de télévision, de mettre le transistor dans le congélateur, avec les tranches de colin pané, à moins seize degrés, pour dix-huit mois...

Non, aujourd'hui, je n'ajouterai pas de commentaires actuels à l'actualité. Je pense que vous avez, vous aussi, envie de changer un peu de régime. Assez de moutarde sur le bifteck haché. Nous sommes en page deux. Oublions la première page...

UN livre qui vient de paraître m'a aidé à décoller du temps présent, en me transportant aux temps et lieux de mon adolescence. C'est Les Complexes de Vichy (1), de Georges Frélastre.

Pour les Français d'aujourd'hui Vichy, qu'est-ce que c'est? Beaucoup plus le nom d'une période historique, d'un régime politique, que celui d'une ville. On dit « du temps de Vichy », ou bien simplement « Vichy », comme on dit « Moscou » pour désigner le communisme.

Ce fut pourtant, avant le déferlement de l'Histoire, une ville fabuleuse, extravagante, fardée et emplumée comme une cocotte de la Belle Époque, et que rien ne désignait pour cet emploi de tragédie. Je l'ai connue de 1925 à 1935, dans sa belle maturité. Elle attirait dans son lit les hommes les plus riches du monde, les grands coloniaux au foie transformé par l'anisette et le whisky en mousse de plastique expansé, les rois avec ou sans trône - mais jamais sans trésor, les émirs dont la fortune ne provenait pas encore de la sueur des puits de pétrole mais de celle des burnous. Elle leur offrait pour les distraire ce qu'il y avait de mieux comme spectacles. C'était la fête tous les jours. Elle lançait le charleston, montait la Tétralogie dans des décors révolutionnaires, faisait débuter Fernandel en tourlourou au Casino des Fleurs et, au Grand Casino, un chanteur corse à la voix d'or, beau comme Rudolf Valentino : Tino Rossi. En même temps que lui passait une chanteuse rousse à la gorge coupée, qui s'obstinait à chanter alors qu'elle n'avait plus de larynx : Marianne Oswald.
Aujourd'hui, on lui ferait un triomphe. Elle est venue trop tôt : avant la sono.

TENDRE, sentimental, pur, arrivé tout droit de ma Provence caillouteuse dans ce bouillonnement artistique, mondain, farfelu, postiche, j'étais comme une olive dans de la barbe-à-papa. Ébloui, j'en prenais plein les yeux et les oreilles. Mais je n'appartenais pas à la même cuisine, j'étais impossible à assimiler. Je ne passais pas dans la moulinette artificielle. Noyau trop dur. J'en suis sorti intact. Et, grâce à Dieu, je le suis encore. Grâce à Dieu et à Boisselier.

Boisselier, c'était le principal du collège de Cusset, faubourg de Vichy, où j'étais pensionnaire. Mais, dans ce collège merveilleux, le mot pensionnaire ne voulait rien dire : nous étions plus souvent dehors que dedans. Boisselier voulait que ses élèves soient heureux. II commença par faire de son établissement un collège mixte, avant même d'en avoir reçu l'autorisation. Un inspecteur arriva inopinément de Paris. Boisselier fit cacher les filles dans les placards. Le samedi après-midi, il se mettait au piano et nous faisait danser, en chantant parfois, d'une voix horrible. Il montait des spectacles. On jouait du Coppée, du Zamacoïs, du Rostand. J'ai joué tous les amoureux, et j'ai cru à tous. Notre actuel ministre de la Fonction publique, président du Parti radical, Gabriel Péronnet, y a joué aussi, quelques années plus tard.

Pour Boisselier, Vichy était un régal. Il s'y rendait tous les jours, à pied, et, comme il n'aimait pas marcher seul, je l'accompagnais. Il était haut, massif, il avait les grands pieds de Don Camillo et, sous son béret basque, de petits yeux où brillait toute la malice du monde. J'avais quinze ans, j'étais grand et mince, nous marchions du même pas, à longues enjambées. Il me posait des colles sur le monde, la vie, l'amour, et éclatait d'un grand rire à mes réponses naïves. Il cumulait en lui la culture, l'intelligence, la bienveillance et l'humour. C'était Montaigne mâtiné d'Épicure. Il m'a appris à voir clair, à aimer la vie, à me moquer des cuistres et à n'être méchant avec personne.

Au moment où je quitte Vîchy et ma jeunesse, Georges Frélastre, dans son livre, prend le relais. Il est encore un gamin. Sa mère exploite une source à Cusset. Il vit dans un univers de bouteilles, de caisses et de camions, avec de grands arbres où il fait le Robinson perché. Avec une bande de copains, il mène des combats, sportifs ou non, contre des bandes d'autres quartiers plus bourgeois. C'est la guerre des boutons au pays de l'eau minérale. Un jour - un jour qui comptera dans sa vie - il devient élève du collège, il entre dans ce temple fabuleux de la culture sans douleur et sans bêtise. Le Patron, Boisselier, est toujours là, inchangé, flanqué de son coadjuteur et complément, le surveillant général Libelle, dit Rase-Bitume, dont le visage de Kalmouk auvergnat fait régner une terreur superficielle et indispensable. Libelle a la tâche ingrate de maintenir l'ordre en distribuant des punitions dont Boisselier fera sauter les deux tiers, sans choisir, avec la certitude ironique que le hasard n'est pas plus injuste que la justice.

MAIS voici 1940. A l'époque où devrait commencer la grande saison, Vichy stupéfait voit arriver, en plus de la défaite, l'Administration, qui emplit tous ses hôtels, dépose ses archives sur les lits, installe les dactylos sur les bidets, déborde dans les caves, occupe tous les appartements destinés aux « baigneurs ».

Georges Frélastre regarde cette marée, on pourrait dire par en-dessous, à hauteur de ses yeux d'enfant. Le collège s'emplit à craquer de fils et filles de fonctionnaires venus des grands lycées parisiens. Des as terribles, qui repoussent aux dernières places les élèves locaux. Georges, d'abord snobé, se reprend et se défend, et regarde grouiller, dans la nouvelle capitale, ce monde effarant d'adultes-égarés, vivant en pleine utopie, et en même temps dans la terrible réalité Pétainistes et résistants se mélangent, se superposent, se combattent et se confondent. C'est le sandwich de la tragédie et de la farce, l'épopée au Casino des Fleurs...

Boisselier n'a plus qu'un souci : nourrir ses pensionnaires. Il parcourt la campagne bourbonnaise dans sa voiture à gazogène, à la recherche d'un sac de pommes de terre ou d'une jambe de cochon, sans cesser de s'amuser au spectacle de l'agitation futile des hommes, sanglante pour rien... Quelques années plus tard, la retraite le sépare de son univers, son collège. Alors, très simplement, il s'assied et meurt. Quelle réforme de l'enseignement il eût réalisée, si on avait fait appel à lui ! Il n'y aurait jamais eu de mai 68...

La guerre finie, Georges Frélastre est devenu adulte. La marée s'est retirée, laissant derrière elle le fantôme d'une ville. Pompéi sans les cendres. L'ancienne Vichy ne renaîtra jamais. Une nouvelle voit le jour, moins folle, plus claire, sportive, jeune, appuyée sur le large plan d'eau de son fleuve. Je dis bien son fleuve. Tous les gens du Bourbonnais savent que la Loire a usurpé le titre et que c'est le fleuve Allier qui, après avoir reçu la rivière Loire aux portes de Nevers, traverse la moitié de la France et se jette dans l'océan à Saint-Nazaire.

Les Complexes de Vichy est l'histoire passionnante des amours d'un enfant - puis d'un homme - et d'une ville. Georges se bat maintenant pour l'avenir de Vichy. Il me pardonnera de n'avoir évoque que son passé, le mien, hélas !.. Où êtes-vous, neiges, amours, jeunesse, fleurs coupées ? Voilà qu'il nous faut revenir au temps présent. Passons à la page trois.

(1) Éditions France-Empire.

15 février 1976