Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 12 avril 1970
Seize ans après, les « Chiffonniers d'Emmaüs »...
J'ai revu avec beaucoup d'émotion Les Chiffonniers d'Emmaüs, auxquels j'avais collaboré il y a seize ans. La critique avait, à sa sortie et de nouveau, traité ce film avec condescendance, écrivant qu'il était « plein de bonnes intentions ». Ce qui est le pire des jugements qu'on puisse porter sur
une œuvre, car cela signifie que les intentions se sont cassé la figure sur le dur chemin de la réalisation. Nous avions tous, pourtant, auteurs, acteurs, réalisateur et même producteurs, mis tout notre cœur à l'ouvrage. Mais peut-être nos cœurs n'étaient-ils pas assez tendres, assez saignants pour
nourrir cette histoire toute nue.
Nous parlons sans cesse de notre cœur, nous prétendons l'avoir sur la main et qu'il est grand ouvert, et brûlant. Si on en doute, nous crions qu'on nous le perce, qu'on nous le fend, qu'on nous le brise. Ce cri du cœur n'est trop souvent qu'un cri de l'épiderme, quand ce n'est pas des ovaires ou de bourses ou, pis encore, de la bourse. Notre cœur, en réalité, est un un vigoureux viscère qui fait son métier de pompe infatiguable avec un égoïsme total. Et s'il n'en était pas ainsi, et si nous n'étions pas blindés contre les
malheurs d'autrui, l'espèce humaine aurait depuis longtemps disparu. Elle serait tout entière, assassinée, au Paradis.
Nous ne sommes pourtant pas seulement construits de cuir et d'acier. Il arrive qu'un peu de pitié, d'horreur ou de honte s'introduise en nous par quelque fissure charnelle et nous fasse momentanément saigner. C'est l'abbé Pierre, c'est le Biafra, c'est toujours une catastrophe qui ne menace en rien notre personnelle sécurité. Alors nous pouvons nous laisser envahir sans danger par une émotion bouleversante et même exhaltante si, par la grâce de la radio ou de la télé, elle devient collective et nous fait participer à une action multiple et spectaculaire.
Il ne s'agit pas évidemment de faire quelque chose, car nous deviendrons aussitôt méfiants, mais seulement un geste : nous donnons un billet de cinq francs, nous envoyons nos vieilles chemises aux rescapés d'Agadir, deux boîtes de lait aux enfants du Biafra en sachant d'ailleurs qu'elles ne leur parviendront jamais ; à la rigueur par une nuit de grand froid nous sortons dans notre voiture chauffée pour aller ramasser des clochards qui n'en demandaient pas tant. Puis nous retournons nous coucher. Inchangés. Et n'ayant rien changé.
Seuls changent quelque chose ceux qui donnent tout. Comme l'abbé Pierre ou ses chiffonniers, qui n'ont rien d'autre à donner que l'essentiel, c'est à dire eux-mêmes. Cher abbé Pierre, il y a seize ans que je ne l'avais pas revu. Il n'a pas vieilli d'un jour. Il bénéficie de la claire jeunesse de ceux qui se sont placés hors du temps compétition : finir la journée plus riche ou mieux installé. La pauvreté totale est un grand repos. La pauvreté, pas la misère. Il a bien fait la différence entre les deux, devant les caméras des Dossiers de l'Ecran. La pauvreté, telle qu'il l'entend pour lui et les siens, c'est le dépouillement volontaire de tout désir de profit, c'est le
dépouillement de soi-même au profit des autres. La misère, c'est l'écrasement de celui qui ne reçoit rien, et qui n'a de place nulle part.
Depuis seize ans, sa barbe a poussé de trois centimètres. Il ressemble à Ho Chi Minh. C'est l'oncle Ho qui a fait sa guerre avec l'amour.
Ce qui m'a de nouveau remué, à revoir le film,
c'est qu'à travers les acteurs je voyais les personnages à qui ils s'efforçaient de ressembler et dont je savais qu'ils existaient ou qu'ils avaient existé, qu'ils étaient vrais. Mais peut-être n'avions-nous pas su, ni les acteurs ni les auteurs, donner suffisamment l'illusion de cette vérité. Et sans doute l'erreur fut-elle de vouloir « donner l'illusion ». Ce n'était pas un film qu'il fallait faire. C'était un reportage. Pas de scénario, pas de dialogue. Rien que des caméras et des micros braqués sur la réalité. Comme la télévision aujourd'hui sait le faire, de Nanterre à la Lune.
En tant que téléspectateur, seize ans après,
j'ai pensé que les gens qui avaient fait ce film, et dont je faisait partie, s'ils avaient vraiment été des gens sincères, au lieu de faire un film, auraient tout simplement rejoint les Chiffonniers, pour travailler avec eux sur la décharge, sans profit et sans générique.
Mais c'était de la démagogie. Toute une société ne peut pas tout à coup se mettre à ratisser les tas d'ordure. Nous avions chacun nos propres chiffonniers et nos os rongés à trier dans notre cœur et dans notre maison. Notre travail, nos désirs, nos envies, nos amours, nos familles. Le coup de génie de l'abbé Pierre a été de mobiliser ce qu'il a appelé des hommes cassés et que je nommerais aussi des hommes arrachés. Arrachés à tous les liens sociaux et familiaux, ne tenant plus à rien ni nulle part et à qui surtout rien ni nul ne tenait plus. Des hommes arrachés à qui il a rendu la vie en leur faisant repousser des racines dans le terreau des ordures et de la solidarité. Des hommes arrachés, donc disponibles. Pour se donner, encore faut-il pouvoir disposer de soi. Je ne suis pas allé sur la décharge. J'étais lié de toutes part. Et puis, aussi, j'avais les narines délicates. Un grand nez, qui n'aime pas les mauvaises odeurs et qui a encore grandi avec l'âge. Alors j'ai fait nous avons fait un film. C'était notre métier. Nous avons enveloppé nos bonnes intentions dans les
ficelles et les rubans de notre métier, qui nous a fait gagner notre salaire. Vous aussi vous avez continué de faire votre métier après avoir vu le film, après avoir vu, semaine après semaine, les reportages télévisés sur les villages brûlés de tous les Vietnams du monde, avec les enfants brûlés, les femmes écartelées. A un
misérable qui affirmait cela en lui tendant la main, je ne sais plus quel cynique répondit froidement : « Je n'en vois pas la nécessité... »
Je crois pourtant qu'il y a nécessité. Car si cette vie, que depuis trois milliards d'années se transmettent les créatures à force de souffrance et d'assassinats - car nul vivant ne peut survivre s'il ne dévore chaque jour quelque morceau d'autre vivant - si cette vie avec cette joie sublimes et ses horreurs n'est pas nécessaire, n'a pas une raison d'être, une direction et un but, si les enfants brûlés et les agneaux mangés, et la tendre laitue mâchée, et la marguerite fauchée, le sont pour rien !... alors malgré les aurores et malgré le rossignol, alors vive la bombe H ! et que ça
saute !...
12 avril 1970
(Il s'agit de la seconde moitié de l'article, dont le début portait sur d'autres sujets d'intérêt plus "momentané")