Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 13 novembre 1977
 



En hommage aux guerriers de la mer

 

Pour ceux qui restent dans les villes, la frénésie de ceux qui s'en vont et reviennent chaque fois que s'entrouvre la porte d'une fête a quelque chose de stupéfiant. On dirait un essaim se ruant vers une nouvelle destinée par toutes les ouvertures de la ruche. Mais il n'y a pas de reine au milieu du flot des ouvriers et frelons à roulettes. C'est pourquoi ils rentrent au logis aussi vite qu'ils en sont sortis.

Ont-ils vraiment le temps de cueillir une joie dans leur court instant d'immobilité, entre le rush de l'aller et celui du retour ? Ou bien est-ce le déplacement lui-même qui la leur procure ? La vitesse, l'envol ?

Même entre les talus de l'autoroute, même si on est bouché devant, derrière et sur les deux côtés, à l'intérieur de son véhicule on est quand même le patron, maître de son destin... Dix mille grands chefs roulant à la queue-leu-leu. C'est une ivresse qu'on n'éprouve pas dans le train... Alors, à chaque occasion, en avant ! Et en arrière deux jours après... Se souvient-on seulement de l'endroit qu'au bout de son élan on a atteint ?

"Ils" sont partis pour la Toussaint et ils sont revenus. Ils sont partis pour le 11 Novembre et ils sont en train de revenir. Ils vont devoir attendre maintenant jusqu'à Noël pour partir de nouveau. Malheureusement, le 25 décembre est un dimanche... Et le 1er janvier aussi, naturellement... Deux "ponts" perdus ! On devrait interdire les fêtes du dimanche... Mettre Pâques un mardi et le lundi de Pâques le vendredi d'après. Ce serait superbe... On enjamberait toute la semaine... On aurait peut-être, pour une fois, le temps d'aller jusqu'au bout... Au bout de quoi ? Au bout de la route ? Bientôt, elle n'aura plus de bout... Quand le programme des autoroutes sera achevé, un habitant de Lille pourra partir de chez lui et se retrouver devant sa porte en passant par Nantes, Bordeaux, Marseille, Lyon, Strasbourg, sans s'être arrêté nulle part, sauf aux pompes à essence. Pourquoi, d'ailleurs, s'arrêter chez soi ? Faire le tour du pâté de maisons et continuer... Toute la vie, sans un feu rouge...

Le onze novembre fête du souvenir est donc devenue, comme toutes les autres, la fête des courants d'air. Le président de la République a tenu cependant à honorer, en partageant avec eux sa gamelle, les anciens combattants, dont quelques rescapés de la grande boucherie à laquelle ce jour-là mit fin, il y aura bientôt soixante ans. On s'étonne qu'après avoir résisté au fer et au feu ils aient, en plus, résisté au temps. Chaque année, on se dit, le cœur serré : "II n'y en aura plus l'an prochain." Et il y en a encore... J'en connais un... Il a quatre-vingts ans. Il y a laissé une jambe. On l'ampute encore, parfois, d'un petit morceau. Son dernier passage sur le billard date de cette année. C'est une guerre qui dure...

Quand on évoque la Grande Guerre, on pense toujours aux tranchées et aux fantassins qui y pourrissaient par les pieds, tandis que l'enfer leur tombait sur la tête. Je viens de découvrir, avec l'étonnement d'un profane, grâce à la Nouvelle histoire de la marine, de René Maine, que la situation des marins au combat, pour être moins désespérante, était peut-être encore plus terrifiante. Imaginez ceci : quelque part en mer, un, deux, plusieurs géants d'acier tirent sans arrêt, de toutes leurs pièces, sur une cible qu'ils voient. Ils ajustent leur tir, ils comptent les coups, ils ne cessent d'expédier, à une vitesse pharamineuse, des volées d'énormes obus capables de fracasser des cuirasses d'acier de plus de trente centimètres d'épaisseur. La cible sur laquelle s'abat ce déluge explosif ininterrompu, c'est Vous...

C'est votre navire, la boîte en fer dans laquelle vous êtes enfermés. Bien entendu, votre navire tire sur ceux qui lui tirent dessus. Mais s'il est moins armé, moins adroit, son sort, le vôtre, celui de tous les marins du bord peut être réglé en quelques minutes. Voire en quelques secondes. Voici la fin de la Queen Mary, cuirassé de 28.000 tonnes :

« A 16 h 24, une salve venue de 13.500 m et réglée par von Hase ravagea la Queen Mary avec la violence d'une tornade tropicale couchant une forêt de palmiers. Dans la minute qui suivît, la Queen fut encore touchée quatre fois. Puis, à 16 h 26, alors que la distance n'était plus que de 13.200 m, une nouvelle salve s'écrasa sur l'avant, terrifiante de précision. C'était la salve de l'apocalypse. Il y eut une sorte de fantastique éclair pourpre, on entendit rouler le grondement d'une profonde explosion, on vit un volcan de fer et de feu jaillir des entrailles du navire, projetant jusqu'à trois cents mètres de haut toutes sortes de débris, tandis que les mâts et les cheminées s'affalaient comme fauchés par la foudre et que, s'inclinant lentement sur tribord, laissant apparaître un véritable cratère dans ses flancs, la fière Queen Mary, symbole de l'unité et de la pérennité du royaume, commençait à s'enfoncer dans la mer... »

Sur les 1.275 marins et officiers, il y eut 9 survivants...

En dix-sept minutes, le Von der Tann tira sur L'indefatigable 52 obus de 280 et 38 de 150. L'indefatigable sauta. Sur ses 1.017 hommes, il y eut 2 rescapés...

Ce sont deux brefs, brutaux épisodes de la fameuse bataille du Jutland qui vit s'affronter, le 31 mai 1916, les deux plus grandes flottes existant alors dans le monde : l'anglaise et l'allemande.

Le tome II de La Nouvelle Histoire de la Marine (1), qui vient de paraître, et est consacré en grande partie à la description de cette bataille, m'a fait passer trois nuits blanches. C'est un roman d'aventures fabuleux, dont les protagonistes gigantesques sont les nations. Ce jour-là, l'Angleterre de George V et l'Allemagne du Kaiser Guillaume II jouèrent leur vie et leur mort. Qui gagna ? L'Histoire nous l'a dit. Mais la victoire ne fût pas celle que nous imaginions...

On s'est longtemps demandé, même en Angleterre, ce qui s'était réellement passé en mer du Nord, pendant ce fameux jour et la nuit qui suivit. René Maine, après avoir rassemblé et analysé les témoignages de l'un et l'autre bord, à reconstitué le déroulement minutieux et minuté du ballet infernal dansé par les deux flottes de mastodontes sur un "plateau" de 300.000 kilomètres carrés. Pour notre plaisir, à l'exactitude d'un historien à la fois passionné et scrupuleux, il joint la précision et la compétence d'un spécialiste — il a été officier de marine — et le sens dramatique d'un grand capitaine de la presse qu'il fut ensuite. Cette conjonction de talents nous donne un livre qui pourrait servir de dossier à un étudiant, et qui se lit comme un roman de la Série noire. Moi qui ai horreur de toutes les guerres et qui suis marin à peu près autant qu'une soupière trouée, dès que j'ai eu mis le nez dans son récit, je n'ai plus pu en sortir.

La préparation du suspense commence aux premières pages, dès que la vapeur fait une timide apparition, puis supplante peu à peu la voile. Il semble que plus d'un siècle de progrès des machines, des canons et des cuirasses, que toutes les mésaventures, les explosions, les erreurs, les sursauts, les renouvellements, les audaces, l'escalade des tonnages, des calibres et des blindages n'aient servis qu'à préparer cet affrontement du dernier jour de mai 1916, qui allait durer à peine plus de huit heures.

Ce jour-là la flotte de haute mer allemande, commandée par l'amiral Scheer, sorit de ses bases dans l'intention d'aller provoquer la grande Flotte anglaise et, si possible, de la détruire en partie. L'amiral Jellicoe, qui commandait la flotte anglaise, avait prévu la manœuvre et préparé sa riposte. Averti par les services de renseignements de l'Amirauté de la sortie de la flotte allemande, à son tour, il prit la mer et s'avança vers l'ennemi...

Les cuirassés allemands s'échelonnaient sur plus de vingt kilomètres, protégés par une double ceinture de torpilleurs et de croiseurs légers. Du côté anglais, le gros de la flotte, sous les ordres directs de Jellicoe, composait une vision saisissante :

... Avec leurs seuls canons de gros calibre, cent quatre 305, cent dix 343, dix 356, seize 381, les 24 colosses d'acier ici réunis représentaient une puissance de feu au mètre carré sans précédent dans l'histoire de la guerre sur mer. épée d'un peuple, ils étaient aussi le bouclier...

Alors commence une extravagante journée. N'oublions pas que ces mastodontes sont myopes : ils ne possèdent ni radars ni avions de reconnaissance. Ils ne voient que ce qui est à portée de vue d'homme. Sur l'immense champ de bataille, les deux armadas vont donc se chercher "à tâtons"... Quand elles se trouvent, elles se mordent avec des fureurs de dragons, se reperdent, se recherchent, se retrouvent, s'infligent des blessures terribles, et recommencent, et continuent, dans une sorte d'incohérence due au manque de renseignements et aux erreurs de jugement. Il y a sur la mer de grandes étendues de silence et de vide, que déchirent soudain des minutes d'enfer déchaîné.

... De la passerelle de son Friedrich der Grosse, Scheer vit une véritable mer de feu s'allumer du nord-ouest au nord-est sans que ses collaborateurs et lui-même puissent seulement distinguer, à travers la brume et les fumées, la silhouette d'un de ceux qui leur tiraient dessus. Les obus britanniques tombaient en pluie...

Scheer manoeuvre aussitôt. Il est rapide, décidé, hardi. Plus "épée" que bouclier. Jellicoe est lent, tranquille, assuré. Plus "bouclier" qu'épée. Lequel des deux va l'emporter sur l'autre ? Je vous laisse le soin de suivre de votre fauteuil, à travers ce livre passionnant, les péripéties de ce combat fantastique, furieux et fou comme un ouragan et ordonné comme une danse, et de découvrir comment il se termina. La guerre est le plus grand spectacle du monde. L'inconvénient, c'est qu'elle est, en même temps, la guerre...

13 novembre 1977