Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 14 janvier 1979
 



La ville dont le prince n'est pas un enfant

 

On ne fait pas les enfants pour des sous. Que le gouvernement ait pris des mesures financières en faveur des parents d'un troisième nouveau-né est fort louable. Mais les mille francs par mois seront rapidement avalés par les yaourts, les petits pots et les couches-culottes, dont la TV nous fait admirer, à l'heure du diner, les qualités absorbantes. Cette allocation ne fera que passer, à toute vitesse, dans les jeunes familles, et finira dans le circuit des budgets industriels, où l'Etat la récupérera par le moyen des multiples taxes et impôts superposés
Et les parents de trois enfants et plus resteront face à leurs problèmes, qui ne sont pas seulement financiers.

On ne fait pas les enfants pour la société. Pouvez-vous imaginer un jeune Français disant à sa femme : « Ma chérie, nous n'avons quun garçon et une fille.Si nous ne mettons pas au monde un troisième futur travailleur-cotisant, dans vingt ans, la caisse de retraite des cadres super moyens sera en déficit... Au travail ! Couche toi... »

On ne fait plus les enfants « pour la patrie ». L'héroïque rempart de chair de 1914 est périmé. Les bombes passent par-dessous et vont rôtir les femmes enceintes.
Quelque encouragement financier qui leur soit prodigué, les Français ne ferons pas d'enfants par souci de l'avenir de la France, pour calmer l'angoisse de M. Debré, ni pour équilibrer la Sécurité sociale ni pour stopper le déclin de la race blanche...

On fait des enfants pour une seule raison déterminante, naturelle et très simple : pour être heureux avec eux. Or il semble bien qu'aujourd'hui, sans la majorité des cas, ce ne soit plus possible. C'est le mot AVEC qui ne va plus...

Un lecteur m'expose de façon très claire la raison qui ferme le goulot par où arrive les enfants :
« Avant d'inciter à la naissane d'un troisième enfant, il faudrait déjà permettre la venue au monde d'un premier... J'ai sous mes ordres six jeunes de moins de 30 ans, tous mariés. Pensez-vous qu'ils puissent avoir un enfant quand on leur demande à Paris, pour un trois-pièces, entre1.600 et 1.800 F mensuellement ? Ils sont donc obligés de travailler à deux. Un seul a tenté l'aventure. Il a un enfant de huit mois. Voici sa vie : travaillant dans le ventre de Paris, il habite à 50 km de Paris (loyer 1.000 F). Lever à 5 h 45 pour préparer l'enfant et le conduire chez une nourrice, se préparer lui et sa femme pour être autravail à 8 h 30... Retour au domicile à 20 h 30 après récupération de l'enfant. Pensez-vous que ce soit une vie ? »
C'est, hélas ! la vie d'innombrables ménages. C'est la vie urbaine, monstrueuse, inhumaine, décervelante, qui casse chaque matin la famille en morceaux et ne la reconstitue que le soir, où elle se plonge aussitôt dans la TV et le sommeil, pour se disperser de nouveau dès qu'elle reprend conscience. Les parents ne vivent plus avec leurs enfants. La nécessité d'un double salaire a arraché au foyer la mère, qui depuis toujours en était l'élément stable, permanent, chaleureux. On a habilement justifié ce départ en proclamant le droit de la femme au travail alors que c'est une obligation, en exigeant la libération de la femme, alors qu'elle a quitté son « chez-soi » où elle était la patronne, pour aller se mettre aux ordres d'un patron.Et ce sont les femmes elles-mêmes, chères innocentes, qui se sont faites les propagandistes de cette supercherie, ou plutôt de cette escroquerie.
Pourquoi cette nécessité de ce double salaire ? Parce qu'il faut payer la TV, la machine à laver, le lave-vaisselle, la voiture, la sécurité (sociale), le loyer ou la mensualité d'achat de l'appartement, parce que le premier salaire est volatilisé avant qu'on ait pu acheter une pomme de terre ou une chemise. Parce que si on se privait de tout ce confort, toute la structure indistrielle s'écroulerait, et il n'y aurait plus double ou simple salaire, mais plus de salaire du tout. C'est la logique implacable de l'absurde. Dans le deux-pièces exigu, il y a place pour le coin-cuisine « aménagé », et pour la TV peut- être en couleur, pas pour l'enfant. En partant travailler, on peut abandonner à sa solitude le réfrigérateur et le chauffe-eau, et enfermer l'aspirateur dans le placard. Pas l'enfant. La voiture laissée pendant les heures de travail le long du trottoir reste sage. Pas l'enfant.
L'enfant tout jeune a besoin du contact charnel de la mère, l'enfant plus âgé a besoin de sa présence, de son amour, de son attention, de son autorité. Le nourrisson mis chaque jour à la crèche et devenu un écolier qui, en rentrant chez lui à 16 h,trouve l'appartement vide ne peut pas être un enfant heureux. Et les parents ne peuvent pas être heureux d'avoir des enfants pour les abandonner chaque jour entre des mains étrangères, ne les retrouver que pour les mettre au lit et, plus tard, les laisser vagabonder pendant un tiers de la journée dans les rues, les caves, les terrains vagues, ou occuper l'appartement vide avec des copains.
Les parents ne sont plus heureux avec les enfants, les enfants avec leurs parents, parce qu'ils ne vivemnt plus les uns avec les autres, mais chacun de son côté, chacun à sa façon, chacun avec ses soucis et ses plaisirs séparés, en dispersion. L'incommunicabilité s'établit et se blinde. C'est fini. La famille n'est plus unie et homogène, à la façon d'une poignée d'argile, mais pareille à une poignée de cailloux.
Dans ces conditions, pourquoi avoir des enfants ?
Eh bien, on n'en a pas. Ou peu. Quand on a réussi à en caser un ou deux dans les horaires et les HLM, on s'aperçoit des problèmes qi'ils posent, des soucis qu'ils apportent, des joies qu'on ne peut pas leur donner. Alors, on s'arrête là.
Mon correspondant porporopose des remèdes :
« Il faudrait généraliser les horaires à la carte, les horaires mobiles, le travail à mi-temps, etc. »...
Ces mesures, en rétablissant la préférence, alternée, des parents au foyer, permettraient en effet d'y garder les enfants. Mais elles ne seraient que palliatifs. Mme Veil a compris que le problème est plus grave quand elle a dit : « Il faut adapter la ville aux enfants ». Malheureusement, la seule façon d'adapter la ville est de la supprimer.

Pendant mon récent voyage à Ceylan, j'ai été frappé par la structure sociale de ce pays entièrement agricole. Sauf dans quelques rares villes, chaque famille dispose de sa propre habitation qui est le plus souvent une simple hutte au toit de feuilles de palmier. Mais autour de cette hutte, il y a de la place : un espace planté d'arbres ou s'ébattent ensemble les enfants, les poules, le chien jaune, le buffle, qui est le moteur de la charrette légère, parfois le singe ou la mangouste apprivoisée, les écureuils dans les cocotiers, les crabes qui vivent dans des trous comme des souris.
J'y suis passé vite, mais je n'ai vu partout que des enfants souriants. Nulle part, jamais, pendant tout mon voyage, je n'ai vu ou entendu un enfant pleurer, même parmi les tout-petits. Et un fait m'a frappé : le dernier-né, le tout-nu qui ne peut pas encore marcher n'est pas abondonné dans un coin, posé sur l'herbe ou, comme nous le ferions, dans un lit ou un berceau : il est sans cesse dans les bras. Dans lez bras d'un frère ou d'une sœur, généralement les plus jeunes, presque aussi petits que lui. Quand on est fatigué, on le passe à un autre, qui le passe à un troisième, simplement, sans revendication ni refus, avec un amour naturel évident, presque charnel. Le nourrisson tout nu est en plein contact, sans cesse, avec le torse nu du garçon ou de la fillette qui le porte. Le dernier maillon de la chaîne vivante n'est jamais rompu.

L'exemple de Ceylan est évidemment excessif, mais il aide à comprendre. Sous un climat qui amplifie bien des problèmes, dans une nature qui résoud en partie celui de la nourriture, ce peuple manque totalement de ce qui nous paraît indispensable à notre vie quotidienne. Maisil possède ce qui manque totalement aux habitants de nos villes-dortoirs : l'espace, le temps, la présence, la joie.
En ces lieux où l'n ne se perd jamais de vue, la débauche des enfants, comme à Saint-Ouen, est évidemment impossible. Et les enfants martyrs ne peuvent pas exister, car tout le monde vit dehors dans un espace vital qui se confond avec celui du voisin. Et l'énervement coincé entre les murs, fermentant jusqu'à la fureur, est inconcevable.

Nos villes tuent nos enfants. Pour sauver nos enfants, il faut tuer nos villes. Mais il ne s'agit pas de vivre sous les cocotiers !... Mais de permettre à chaque jeune couple de s'installer dans une habitation, ce que n'est pas un logement HLM, qui n'est qu'un casier dans un clapier. Une maison, avec un jardin autour, pour la liberté. Les chapelets de maisons individuelles collées les unes aux autres ne sont que des tours couchées. Une maison avec jardin à proximité du lieu de travail, pour qu'on puisse s'y rendre à pied ou à bicyclette.

Et les familles, heureuses, spontanement, regermeront.

C'est simple. Est-ce possible ?

Non, disent les économistes et les hommes politiques. Il faudrait tout casser, tout bouleverser. Mais cette solutions impossible, il est possible que la crise de l'énergie la rende inévitable. Nos concentrations urbaines et industrielles sont le fruit de l'énergie abondante et bon marché. Quand l'énergie après-demain - demain matin peut-être - se fera rare et chère, les villes se désarticuleront et s'émiettront toutes seules.

Il faut seulement souhaiter que ce changement qui s'annonce, qui arrive, ce changement fatal, inéluctable, se fasse progressivement, et non sous forme de catastrophe. Ou de ravage.

14 janvier 1979