Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 14 novembre 1978
 



Comme Ramsès, on peut rêver...

 

RAMSES II, le plus grand roi de la plus grande civilisation dont l'Histoire ait gardé le souvenir, nous rend visite trois mille ans après sa mort, parce qu'il ne se porte pas bien. Des champignons, des bactéries, et même des mites, s'attaquent à ce qui reste de lui et s'acharnent, en faisant leur métier de vivants, à le réduire à l'état commun auquel doivent aboutir tous les vivants, quel que soit le talent des embaumeurs : la poussière.

Dans les mois prochains, la technique moderne prendra le relais de celle de son temps et le débarrassera de ses ennemis minuscules au moyen de rayons gamma ou de gaz stérilisants. Et sa dépouille apaisée retournera dans son pays pour y poursuivre son sommeil jusqu'au jour où les dieux auxquels il croyait, et peut-être continue de croire, décideront de réani- mer ce corps dont on aura pris tant de soins. Cela risque de demander un certain délai... Au moins trois mille ans nouveaux, sans doute. Ou trois cent mille et plus... L'essentiel est de croire, et de dormir. Mais les embaumeurs de jadis et les teçnniciens d'aujourd'hui lui ont rendu et vont lui rendre, semble-t-il, un bien mauvais service. Sans eux, il y a trois mille années qu'il aurait repris sa place dans la vie. Il avait été un grand monarque, il avait fait la guerre et la paix, construit des temples admirables, épousé plusieurs femmes, satisfait de nombreuses concubines, engendré plus de cent enfants reconnus, sans compter les inconnus. Quand il mourut à l'âge de quatre-vingt-huit ans, il devait être très fatigué. Le cycle normal de la vie lui aurait permis de retrouver mille jeunesses. En empêchant son corps de retourner à la terre, les embaumeurs l'ont arrêté net sur le chemin des renouveaux. Sans eux, il serait devenu papyrus, poisson, nénuphar, chameau, fellah, figuier, noyau de datte qui germe, flamant rose, Nasser peut-être, ou Mme Golda Meir... En trente siècles, il aurait eu déjà le temps de faire trente-six fois le tour du monde, sous une multitude de formes végétales et animales. Tandis que le voilà figé dans une enveloppe déshydratée, vieille chose immobile qui ne peut que continuer de vieillir très lentement sur sa voie de garage, à l'écart du grand fleuve renouvelé de la vie. C'est lui qui l'a voulu. Paix à son corps, et à ses rêves...

On a tendance à lui attribuer la personnalité du Pharaon de l'Exode. C'est lui qui aurait laissé partir d'Égypte le peuple juif conduit par Moïse, avant de se mettre à le poursuivre et de périr noyé dans la mer flouge. Cette identification me paraît peu probable. D'abord, Ramsès est mort de mort naturelle ; ensuite, la discussion de Moïse avec le Pharaon de l'Exode montre chez celui-ci l'obstination d'un esprit borné qui ressemble peu à ce qu'on sait du grand monarque.

Moïse, pour le convaincre de la puissance de Yaveh et de la nécessité de obérer son peuple, commença par changer des bâtons en serpents. C'était un tour de passe-passe qui n'impressionna pas du tout Pharaon, et on le comprend : nous avons vu la même chose à l'Olympia. Mais le lendemain Moïse changea l'eau du Nil en sang, et les Egyptiens durent, déjà, forer, pour chercher non du pétrole mais de l'eau potable. C'était autre chose que les boues rouges au large de Bastia... Pharaon n'en fut pas du tout ému. Sans doute buvait-il du vin. Alors, Moïse fit tomber des grenouilles sur tout le pays. La terre en était couverte. Il y en avait partout dans les maisons, sur les parquets, dans les lits, dans les garde-manger, et même sur les genoux de Pharaon. Cetui-ci resta impassible. Alors, Moïse inventa les moustiques, puis les mouches dont des nuées incommodèrent les Egyptiens et, continuent encore aujourd'hui. Elles sont même devenues résistantes au D.D.T... Pharaon ne bronchai pas. Moïse dut faire périr le bétail, couvrir les Egyptiens d'ulcères, faire tomber la grêle pour détruire les récoltes, puis les sauterelies pour manger les restes, faire régner les ténèbres et périr le premier-né dans chaque famille et dans chaque étable pour que Pharaon se décidât enfin à laisser sortir son peuple...

Cela ne ressemble pas du tout à Ramsès, qui préférait s'entendre avec ses adversaires plutôt que les combattre, et qui sut rester en paix pendant quarante ans avec les Hittites. Les Hittites, vous savez ce que c'était ? Moi non plus... Disons qu'il y avait entre eux et les Égyptiens une frontière flottante ou un désert. Juste ce qu'il faut pour la guerre ou la paix. Souhaitons que le président Sadate s'inspire longtemps de la sagesse de son grand prédécesseur.

Le règne de Ramsès II fut le sommet de la civilisation égyptienne. Une petite nouvelle arrivée cette semaine d'Amérique marque peut-être le commencement de la fin de la nôtre. Je l'ai recueillie dans Le Quotidien de Paris. C'est une simple statistique : il est né en 1975, à New York, plus d'enfants « naturels » que d'enfants « légitimes »...

Saluons au passage le terme exquis dont la langue française se sert pour qualifier les enfants nés hors mariage. Un enfant « naturel » semble être venu au monde tout seul, par les soins de la rosée, de l'herbe verte et du soleil. Mais cela laisse entendre que les enfants « légitimes », eux, sont fabriqués artificiellement, par la réaction chimique de l'encre noire sur un registre d'état civil.

Il y a un peu de tout cela. Le génie du langage, mystérieusement, dit toujours les choses comme elles sont. Il laisse aussi entendre, ici, que l'enfant légitime restera coincé, mais abrité, entre deux feuillets du registre, tandis que l'enfant naturel, en liberté, sera exposé à être piétiné, brouté, ruminé, par les vaches du pré fleuri.

C'était vrai depuis six mille ans.

Cela vient de changer brusquement. New York, la ville superlative à l'avant-garde de notre monde, la proue verticale de notre civilisation, toujours la première à fendre les vagues du futur vers le meilleur et vers le pire, vient d'abandonner le « légitime » pour basculer dans le « naturel ». C'est une révolution silencieuse mais énorme, qui marque sans doute la dernière étape dans le démantèlement de la famille, rempart, toit, fondation de la société judéo-chrétienne, qu'est la nôtre.

La première étape importante de cette destruction date des années 1985-1968, quand les adolescents commencèrent à prononcer le mot « père » comme une injure. Ils semblaient donner raison à Freud, qu'ils n'avaient pourtant, pour la plupart, pas lu.

Car il faut, d après la psychanalyse, tuer son père, au moins symboliquement, pour devenir un homme. C'est très curieux. Ni dans ma tendre enfance, ni plus tard, je n'ai eu envie d'assassiner le mien, ni de sodomiser mes frères, ni de violer ma mère. Je dois être anormal.

£n tout cas, voilà plus de la moitié des enfants new-yorkais délivrés de ce problème. Une partie d'entre eux a dû être « légitimée » après la naissance. Mais il en restera un grand nombre qui vont grandir hors des cadres anciens de la société sans que celle-ci en ait fabriqué de nouveaux pour les' accueillir. Il est peu probable que ces enfants de transition aient une vie adulte facile.

Si la famille est en train de se désagréger, c'est probablement parce qu'elle est arrivée, comme y arrivent un jour toutes les institutions sociales, au moment où ses inconvénients pèsent plus lourd que ses avantages, et la font craquer. La Chine maoïste essaie de la remplacer par la commune. Je ne sais si elle y réussit.

Des réussites, pourtant, il y en eut, ne serait-ce que celle de l'île heureuse de Tahiti, avant l'arrivée de nos administrateurs et de nos missionnaires, apportant la loi, la morale et la syphilis. Dans quelques pages de mon dernier livre, Si j'étais Dieu..., je me suis inspiré du paradis perdu tahitien pour fabriquer un de mes mondes nouveaux. Étant Dieu, on peut tout se permettre : j'ai inventé huit nouvelles façons de faire les enfants. Je vous révèle la quatrième. Essayez...

« Chaque printemps, les cheveux des femmes fleurissent. Il y a des femmes bégonias, des femmes jasmins, violettes, tournesols, romarins, églantines... Les couloirs du métro, à six heures du soir, sont des ruisseaux de fleurs. Dans les rues, les filles sont couronnées de vols de papillons, les abeilles bourdonnent dans les indéfrisables. Les apiculteurs proposent du miel d'adolescentes ou de femmes mûres... »

« ...Quand la femme a reçu l'homme, ses fleurs s'envolent au vent et à l'extrémité de chaque cheveu mûrit une graine, en couleur. Il y a des femmes bleues, rouges, violettes, dorées... Les oiseaux se posent sur elles, les picorent et vont disperser les graines dans la nature. La plupart sont perdues. Des millions, pour une qui germe et donne un enfant. Celui-ci pousse comme un jeune arbre, nourri de la lumière et de l'eau du ciel. Il tend vers le monde les petites fleurs mobiles de ses mains, pépie, converse et chante avec ses voisins, avec les oiseaux et les insectes. Au bout de quelques semaines, ses racines disparaissent, le libèrent. il court rejoindre les adultes qui l'accueillent avec des rires. Il est l enfant de tous, la famille n'existe plus, il y a seulement l'amour et l'aide de tous pour chacun. Les couples se forment et durent un jour, une saison, un an, une vie, selon le bonheur du choix. L'égoisme a pris cette forme : « Plus les autres sont heureux, plus je suis heureux... » Les enfants vont de couple en couple, à leur désir, restent peu ou longtemps, aimés et choyés par tous. Et, à douze ans, les filles se mettent à fleurir... »

Voila bien les vrais enfants naturels... Mises à part les fleurs et les graines, rien de tout cela n'est impossible. New York ou Pékin ont-ils commencé la longue marche vers ce paradis ? Comme Ramsès, on peut rêver...

14 novembre 1978