Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 15 mars 1981
 



René Barjavel ne se tient plus de joie

 

Longtemps je me suis demandé pourquoi, chaque année, à quelques jours près, le Salon des Arts ménagers et l'arrivée du printemps cïncident. La flamme des réchauds à gaz à allumage automatique bourgeonne en même temps que les lilas, les casseroles inox fleurissent avec les forsythias. Pourquoi ?
Ce sont les pigeons qui m'ont fourni la réponse : c'est le temps des nids. Les humains, comme les oiseaux, obéissent aux lois du printemps. On apporte une brindille, on achète une machine à laver. On ne lave plus les couches du cher pigeonneau, on les jette, mais il y a les chemises de papa. C'est le moment de penser à lui. Cette année, la machine est électronique, elle cligne de l'œil et obéit en douceur, avec trente-six programmes, c'est un plaisir de se salir pour se faire nettoyer ainsi. Et la cuisinière est à induction et le four à mirco-ondes, il cuisent sans chauffer ou chauffent sans cuire, ou même les deux à la fois ! Un œuf à la coque en trois secondes, c'est le miracle dans le nid... Tout cela est cher, malheureusement, on va y laisser des plumes...

Pour les pigeons c'est plus simple. Ils n'ont pas encore été touchés par les exigences du profit. La nature leur fournit tout leur équipement. Le couple qui a bâti son nid l'an dernier dans mon marronnier l'a occupé de nouveau cette année au débit de février. Mais la tentative était prématurée. Il n'en a sugi aucun bébé. Ce devait être une grossesse nerveuse. Le ménage a déserté son studio. Alors ce fut le temps des mésanges. Venues on ne sait d'où, elles arrivent, quatre, bleues et noires, vives, pointées, font le tour de toutes les branches, piquent du bec les invisibles incrustés, et disparaissent au bout de trois jours. On les reverra l'an prochain...

Puis il y eut brusquement cette bouffée de chaleur sur Paris, la pluie tiède, les nuages fous, la lumière d'argent sur la Seine, le soleil qui essayait de montrer un œil, et les pardessus qui devenaient trop lourds...
Est-ce vrai ? L'hiver est-il bien fini ? En 80, il a duré jusqu'à l'été. En 79 aussi. Deux printemps nous ont été dérobés. Quand on n'en a plus tellement à vivre, une telle perte est un grand dommage. Cette année je le guette, je n'en perdrai pas une bouchée. Le forsythia a éclaté en quelques heures et éclaboussé de jaune tout le fond du jardin, les bourgeons du marronnier ont viré du brun foncé au vert tendre. Et les pigeons sont revenus...
Cette fois-ci c'est sérieux. Ce n'est plus le pigeon qui roucoule sur cinq notes en gonflant sa poitrine comme un champion de catch, tandis que la bien-aimée se dérobe, c'est elle qui, avant-hier matin, accroupie dans le nid, l'appelait, d'une seule syllabe répétée, tendre, amoureuse : « crouou... crouou... » Accroupie dans les brindilles, les ailes un peu ouvertes, la queue tendue, elle frémissait toute entière, voluptueuse, gourmande... Lui, debout sur le bord, la regardait d'un œil ahuri, totalement incompréhensif. Fatigué peut-être . « Qu'est-ce qu'elle veut, cette nana ? Qu'est-ce qui lui arrive ? Elle a mal aux dents ? » Il a sauté sur un rameau voisin, l'a parcouru pas à pas, comme un funambule mal réveillé, puis, arrivé au bout, alros que le rameau pliait sous son poids, il s'est envolé...
Elle a interrompu sa chanson, s'est dressée sur ses pattes, vexée. « Malotru ! » Et, d'un vol décidé, elle est partie dans la même direction. Ca va barder...
Naturellement, tout s'est arrangé : c'est le printemps... Ce matin, elle n'a pas eu besoin de l'appeler. Épanouie dans le nid comme une grosse rose couleur de perle, elle l'a regardé arriver avec une grande affection conjugale, apaisée. Il s'est posé tout près, presque sur elle, lui a tendrement chatouillé les plumes du cou du bout de son bec, l'a poussée de l'épaule et a pris sa place tandis qu'elle s'envolait pour aller se sustenter. C'est à son tour d'assurer le chauffage : il y a un œuf dans les brindilles...
Je ne verrai pas la suite : les feuilles du marronnier vont pousser et cacher le nid. Mais je l'entendrai. Quand le petit sera devenu grand, avant de lui montrer comment voler, ses parents lui enseigneront à parler. Chacun lui parle à son tour, et il finit par répondre. Sur cinq notes. Ou sur une. C'est ainsi qu'ils apprennent s'ils ont eu un garçon ou une fille...

Je vais essayer d'aller visiter le Salon des Arts ménager. Il n'est plus temps pour moi de jouer au pigeon, mais j'aime les gadgets, j'espère trouver un nouvel ouvre-boîte ou un tire-bouchon sans douleur. Ou le vrai manuel d'enseignement pour découper le poulet sans y mettre les doigts. Mon grand-père utilisait le sécateur. Il est vrai qu'on ne tuait le coq que lorsqu'il ne servait plus à rien dans la basse-cour. Il était devenu très ferme. Inusable.
Est-ce lui, ou est-ce elle ? Le printemps est plein de mystères. Nous ne les épuiserons jamais. Le plus grand est celui de la vie qui, de la bactérie et du brin d'herbe à l'homme, pousse les êtres, génération après génération, dans un voyage qui doit avoir une direction et une raison, sinon une fin. Bien sûr, il faut chercher à comprendre mais ne pas s'irriter tant que le mystère nous dépasse. Il est plus simple d'y participer, en accomplissant de notre mieux notre part de l'étape. Et en profitant du paysage, quelles que soient les intempéries. Les marchés parisiens sont pleins, en ce moment, de pâquerettes multicolores, fragiles, et des premières jacinthes, dont une seule embaume tout un appartement. Puis vont venir les tulipes éblouissantes, et ce sera ensuite le temps des roses. J'ai mis une rose dans le titre de mon dernier roman : « Une rose au paradis ». Je tiens à signaler que ce n'est pas une rose politique, et qu'elle n'a rien à voir avec la campagne électorale. Aucun candidat, d'ailleurs, ne souhaite une victoire aussi élevée...
Pour moi, la rose, dans l'harmonie de ses multiples courbes, est le résumé de toutes les beautés de la création. À notre portée, si nous voulons bien. Jacques Chancel, la fin de la « Radioscopie » où il m'interrogeait, me demanda :« Est-ce que chacun de nous peut rencontrer la rose et son parfum ? » Je ne sais plus très bien ce que j'ai répondu. J'ai l'esprit de l'escalier. Aux questions que l'on me pose je ne trouve les bonnes réponses que le lendemain. Je sais, bien sûr, que j'ai répondu « oui ». Aujourd'hui, j'ajouterai ceci : la rose, c'est chaque minute de la vie, c'est la joie d'être vivant et de le savoir. Elle nous est offerte à tous, toujours à chaque instant. Mais il faut la respirer au lieu de marcher dessus.

15 mars 1981     


Il s'agit du dernier article écrit par Barjavel pour le Journal du Dimanche.