Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 15 juillet 1979
 



Au clair de la lune...

 

QUl regarde encore la Lune ?
J'essaie de me rappeler quand je l'ai vue pour la dernière fois : était-ce il y a des mois ? Des années ? Il n'y a plus de Lune dans les ciels de la ville. Plus d'étoiles non plus. Et de Soleil, si peu. Qui regarde le ciel ? Nous regardons nos pieds, qui nous emmènent nous ne savons où, ni eux non plus...
Il y a des enfants qui grandissent dans nos maisons et qui marchent et qui font de la planche à roulettes, et qui n'ont jamais vu ta Lune. Ils en ont entendu parler. À l'école. Leurs parents ne leur en parlent jamais. Ils l'ont oubliée. Les enfants auraient pu la voir pendant les soirs de leurs vacances, soulevant son visage mélancolique au-dessus de l'horizon de la mer ou de la campagne où résonnent de lointains vélomoteurs. Mais â l'heure où elle se lève, ils sont installés devant la télévision... La télévision, heureusement, la leur a montrée, mardi dernier. Ils savent maintenant qu'elle existe vraiment. C'est un patelin quelque part un peu loin ; on peut y aller quand on veut, une banlieue plutôt moche où on n'a pas encore planté d'H.L.M. Mais ça viendra.

Chère vieille Lune, vieux caillou poussiéreux baladeur au-dessus de nos têtes, nous t'avons perdue en te trouvant. Depuis des milliards d'années tu regardes la Terre. tu en fais soigneusement le tour afin que rien ne t'échappe. Tu as vu les océans naitre et s'épanouir comme des fleurs. Tu as vu pousser le poil des forêts, flamber et s'éteindre les grands barbecues des volcans. Tu as vu un soir un quadrupède se dresser sur ses pattes de derrière et te regarder dans les yeux. C'était l'homme. Peu de temps après, cinquante mille ou cent mille siècles, il s'est mis le feu au derrière et, poussé par sa flamme, est venu se poser sur ta joue. Moucheron...
Il t'a gratouillé un peu l'épiderme. Il a eu grand-peine à enfoncer son aiguillon dans ton vieux cuir durci par ton voyage interminable. Il n'a pas trouvé ton sang. Il n'a emporté que des miettes de ta peau. Il ne sait qu'en faire. Il les a rangées dans des placards.
Il reviendra.
Tu l'espères. Sa visite a apporté une distraction dans la monotonie de ta ronde. Et tu sais qu'il est assez habile, s'il le veut, pour te donner de l'air, de l'eau, de l'herbe. Et te fouiller jusqu'au fond du coeur pour te voler tes trésors. Te tracasser, te faire souffrir : te faire vivre...

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*   *

Je me souviens des deux nuits d'Apollo ...
La première. Un avion parti de Paris avait traversé l'océan et tournait autour de Cap Canaveral. Il transportait un groupe de curieux, parmi lesquels m'avait placé le privilège d'une amitié. Le nez collé au hublot, tout à coup je LA vis. La fusée. Apollo XI, qui allait, dans quelques heures, s'élancer vers la Lune des rêves, la Lune inaccessible, la Lune vierge éclairée par des projecteurs, dressée dans la nuit, crayon de lumière, minuscule, immense, c'était le dard, l'élan, le phallus de l'espèce humaine qui allait, dans quelques heures, faire pour la première fois l'amour avec le ciel.

Illustration par Kamer

Le lendemain nous l'avons vue partir, Nous étions assis sur les planches des tribunes, comme pour un défilé du 14 Juillet. assez loin d'elle pour qu'elle ne nous brûle pas les poils des mollets. Il faisait un temps superbe, un petit nuage par-ci par-là dans un ciel d'avant pollution. Les haut-parleurs comptaient les secondes d'une voix de New-Yorkais enrhumé. Puis le silence. Plus rien que le bruit de nos coeurs. Là-bas, devant nous, ELLE se soulevait lentement sur son pied de flamme, elle accélérait, elle montait, montait, traversait un nuage léger comme une plume, devenait une étincelle minuscule dans le bleu. Puis, rien que le bleu et une banderolle de fumée blanche qui s'effiloche ..
Le sol se mit à trembler sous la tribune, nous secoua les os, nous fit claquer les dents. quelques secondes après, le bruit énorme nous giffla et nous submergea. Et s'apaisa. Ronflement. Lointain. Elle était partie. Elle emportait trois hommes . Elle nous emmenait tous. L'avion nous permit d'être de retour à Paris pour vivre la deuxième nuit celle de SON arrivée. R.T.L, qui avait affrété l'avion, nous avait réunis dans un de ses studios. Combien étions-nous, devant ses écrans de télévision ? Cinquante ? Cent ? Le monde entier.

Ce double, long voyage dans les airs nous avait peut-être, plus que quiconque, unis à la fusée. Il nous semblait que nous nous étions envolés avec elle. Nous sommes arrivés avec elle sur la Lune.
Vous vous en souvenez, de cette nuit blanche, Vous avez attendu devant votre poste, mangeant des sandwiches, buvant du café, fumant des gauloises ... Et vint le moment dont on ne peut rien dire, le moment unique, où les pieds du premier homme, dans leurs grosses godasses, se posèrent sur la poussière de la Lune. Vous les avez vus, nous les avons vus, au moment même où l'incroyable se produisait, où l'invraisemblable devenait vrai.
Chers enfants, pauvres enfants qui n'étiez pas nés ou trop petits à ce moment-là pour en être bouleversés ... Jamais cela ne se reproduira pour vous. Vous verrez peutêtre les hommes fouler les sables de Mars, percer les mystères de Vénus, mais ce ne sera plus jamais cette première des premières, le premier pas de l'homme sur un sol qui n'était pas celui de sa Terre natale. Pour vous ce sera seulement progrès, expansion, réalisations techniques. Pour nous ce fut la fin de l'impossible, un point mis à la longue phrase écrite au passé. La phrase suivante s'écrit au futur. C'est la vôtre. N'écoutez pas ceux qui vous disent que ce fut un voyage inutile. Et que tant d'argent gaspillé en vain aurait pu servir à nourrir ceux qui ont faim. Ce n'est pas vrai. Si on ne les avait pas dépensés pour cet acte, vers lequel tendaient cinq millions d'années de progrès humain, les milliards d'Apollo auraient peut-être servi à construire des Jumna Jets, des gratte-ciels, des bombes ou des machines à laver, mais ceux qui ont faim n'auraient pas reçu une bouchée de plus. Un élan de moins vers le ciel n'aurait pas créé un élan de plus vers les hommes. Comme celle de tous les grands troupeaux, la marche en avant de l'humanité se fait dans l'injustice en piétinant les blessés et bousculant les faibles. Mais les faibles ni sont pas toujours ceux que l'on croit. Dans les années qui viennent les convulsions du progrès vont sans doute secouer jusqu'au sang les nations riches alors que les nations pauvres, tombant de moins haut, se feront moins mal. Quelles que soient les péripéties la marche continue. Même si dans dix ou vingt ans l'homme devait en revenir à la chandelle de suif (la bougie étant un produit de luxe issu du pétrole), une ou deux, ou mille générations plus tard, il s'envolerai de nouveau vers les étoiles. L'espace est son chemin. Ce n'est pas une crise, une guerre même totale ou la chute d'une civilisation qui pourra l'arrêter. Au regard de l'espèce, lancée par l'évolution et les ordres mystérieux inscris dans ses gènes vers un destin sans limites, les civilisations, les nations et les individus ne sont rien. Qu'est une goutte d'eau dans le courant du Mississipi ? Eh bien, la goutte d'eau, c'est vous, c'est moi, c'est chacun des vivants que la vie emporte. Et pour chacun de nous, la façon dont il est emporté importe beaucoup plus que le destin du fleuve. Peu nous chaut d'où il vient et où il va. C'est où je vais, ce que je subis, ce que je fais, ce que je suis qui compte pour moi.

J'ai raison, et j'ai tort...
Me sentir solidaire de tous les autres hommes, ceux qui existent, ceux qui ont existé et ceux qui existeront, me sentir emporté dans la même histoire universelle vers des buts inconnus et grandioses m'aide à supporter ce que je subis. Ce qui m'arrive est sans importance. Parce que, dans le grand courant, je ne suis rien. Et pourtant, glorieusement, avec mon poids, mes efforts et mon sang, je l'aide à aller de l'avant.
Et je suis tout. Cet univers qui m'emporte, je l'ai tout entier dans mon coeur et dans ma pensée. Ce que j'en connais et ce qui est inconnaissable. Je communique et je communie avec lui par les moyens qui m'ont été donnés. Avec mes yeux, avec mes mains, avec mon kilo et demi de cervelle. Je regarde l'oiseau, je touche la peau de l'arbre, je caresse le chien, je goûte la pêche, je donne mon visage à la pluie, je l'aime, j'ai vingt ans, j'aime la femme que j'aime, j'ai cent ans je m'en souviens, je me souviens des étoiles dans les ciels purs de mon enfance, je me souviens d'Armstrong posant ses pieds sur la Lune ; c'était il y a dix ans ... Dix ans déjà, dix ans seulement... Je le revois dix ans après, encore une fois dans le poste de télé. Il est redescendu de la Lune. 11 a quitté son chapeau transparent et grosses chaussures. Il est souriant, gentil, détendu. Ce n'est pas un héros romantique, c'est un homme ordinaire. C'est un homme. C'est l'homme. Il a l'éternité pour aller plus loin.

15 juillet 1979