Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 15 octobre 1978
 



Chaque goutte compte : VIVEZ...

 

ON peut s'étonner de ce que le grand Jacques Brel [1], qui montra tant de courage devant la mort, ait reculé devant le nom de la maladie qui le tuait. Il parlait souvent de la mort, il la chantait, il dialoguait avec elle, mais il répugnait à prononcer le mot cancer. Ce n'était pas chez lui un effet de la crainte, puisque depuis des années il savait, mais sans doute un refus de dramatiser. Il acceptait son sort, mais ne voulait pas en faire du théâtre. Or le mot cancer porte le masque antique de la tragédie et le colle sur le visage de ceux à propos de qui on le prononce. On ne regarde plus jamais de la même façon le parent, l'ami, le voisin, dont on sait qu'il est habité par le mal fatal. Et même après l'échéance, lorsqu'un journaliste de la télévision nous fait savoir qu'un personnage connu vient d'en mourir, il prend une mine grave pour nous dire qu'il a succombé à « une longue et douloureuse maladie ». Tout le monde comprend de quoi il s'agit. Mais le mot cancer n'a pas été prononcé.

Pourquoi cette dérobade ? C'est l'effet d'une sorte d'effroi sacré. Le cancer, c'est l'incarnation de la mort, c'est la mort vivante qui se met à nous côtoyer sous le visage de quelqu'un qui nous est familier, c'est un dieu d'enfer qui s'installe à proximité de nous et nous regarde. En prenant place à l'intérieur de quelqu'un que nous connaissons parce qu'il est célèbre ou fait partie de notre entourage, il nous rappelle que nous sommes mortels, et cela nous épouvante. C'est une notion que nous ne voulons pas accepter, « - Non, je ne mourrai pas, non, ceux que j'aime ne mourront pas, la mort c'est pour les inconnus, pour ceux qui s'agitent à l'arriére-plan, dans le brouillard de l'indifférence. Cela ne s'applique pas à moi, ni à mes proches. »

Nous voulons vivre dans la conviction que notre vie continuera. Nous savons dans notre raison qu'elle doit s'arrêter un jour, qu'elle peut s'arrêter tout de suite, mais nous refusons d'en prendre conscience.

Et c'est pourquoi nous vivons si mal, oubliant le présent pour nous projeter sans cesse, par des espoirs et des désirs, vers un avenir qui peut être supprimé à tout instant, quel que soit notre âge.

Jacques Brel, avant de partir, nous a donné une leçon de vie. Dans une interview que TF1 a rediffusée, il disait : « Nous vivons comme si nous étions immortels. Nous ne prenons que des décisions d'immortels. II faudrait vivre chaque jour comme si c'était le dernier... »

C'est vrai. Non seulement chaque jour, mais chaque instant. Et le savourer, « Chaque goutte compte. »

JE me suis surpris, il y a peu, en pleine immortalité factice. J'étais en train d'écrire pour commander, à une adresse révélée dans ce journal par le gourmand Victor Franco, une caisse de vin de Bordeaux dont il disait grand bien, quand, relisant son article, je vis qu'il conseillait de laisser vieillir ce nectar une quinzaine d'années.

J'eus alors une illumination : « Dans quinze ans je serai mort ! »

Probablement avant, mais dans quinze ans, certainement je n'irai sans doute pas jusque là, et sûrement pas au delà. Aucun homme de ma famille n'a dépassé cet âge [2]. Des femmes, si. Plusieurs, et assez largement. Car les femmes, plus l'existence leur apporte de peines, et de peine, mieux elles résistent. Elles semblent se dessécher, parfois, mais elles sont comme le bois d'olivier : à l'intérieur continue de glisser l'huile douce de la vie. D'ailleurs les femmes n'ont pas d'âge : elles ont des âges, successifs, et qui ne leur pèsent pas. Elles sont d'abord fillettes, puis adolescentes, jeunes filles, jeunes femmes, se transformant chaque fois, pour atteindre, vers quarante ans, l'état le plus stable de femmes sans adjectif, dans lequel elles se maintiennent pendant vingt ou trente ans. Ce n'est qu'en devenant arrière-grand'mères qu'elles entrent dans la période de « femmes àgées ». II n'y a pas de « vieilles femmes »...

II semble qu'elles ne cessent de vivre que quand elles y renoncent. Elles en ont assez, ça suffit, il est temps d'aller ailleurs, ou de dormir...

Pour les hommes, c'est différent. L'âge les attaque de partout : dans leurs artères, dans leurs muscles, leur tube digestif, leur prostate, leur cerveau. Et un jour tout se bloque, malgré eux. Il faut avoir la sagesse d'y penser, et de l'accepter.

Je n'ai donc pas terminé ma lettre de commande. Je ne goûterai pas le savoureux bordeaux bien vieilli. J'y ai renoncé sans tristesse et sans regret. Je suis simplement arrivé au moment où il ne faut plus garnir sa cave...

Et mes héritiers, dites-vous ?... J'aurais pu la garnir pour eux ?... Mes enfants et mes petits-enfants sont très raisonnables : ils ne boivent que de l'eau.

Il y a longtemps, d'ailleurs, que j'ai pris l'habitude, plutôt que de compter sur le vin de demain, de boire le vin nouveau de chaque jour et de chaque heure. Chaque vie, même chargée de tourments, est faite d'une chaîne innombrable de moments pleins de cette exquise substance : la vie.

Apprendre à la savourer, savoir qu'on respire, qu'on a des mains qui touchent, des yeux qui voient, un nez qui sent, même les puanteurs de la ville, et profiter des merveilles que l'univers nous propose partout et toujours, c'est la meilleure façon de ne plus avoir peur de la mort, parce qu'on apprend déjà à se confondre avec le tout, et parce qu'on s'aperçoit qu'une seconde de vie, lorsqu'on la vit, contient l'éternité.

IL faut, en tout cas, cesser d'entretenir autour du cancer cette terreur silencieuse qui l'aide à détruire ceux qu'il attaque. Et puisqu'un ministre a donné sainement l'exemple en déclarant qu'il avait eu un cancer, je peux bien vous dire que cela m'est arrivé aussi. C'était une petite tumeur d'une espèce peu dangereuse, et qui avait eu l'obligeance de se poser en un endroit où je ne pouvais pas manquer de la voir : sur mon nez... Chaque matin, en me rasant, )e la regardais et elle me regardait, et je devinai très vite qui elle était. J'allai voir un médecin, et prononçai « le nom » qu'il craignait de me dire. Il confirma. Je m'y attendais, mais mon cœur n'en fit pas moins un saut périlleux. Je me repris heureusement très vite, devant un danger immédiat : le praticien, très consciencieux, me proppsait d'entrer aussitôt en clinique, où il m'enlèverait le bout du nez pour le remplacer par un morceau de peau pris derrière l'oreille. La perspective de cette mosaïque m'emplit de stupeur. Je remerciai le médecin et allait en voir un autre. Celui-ci était, comme moi, passionné de photographie. Il développait lui-même ses clichés, passait sans cesse de son cabinet noir à son cabinet de consultation, et pour ne pas risquer de voiler ses pellicules, faisait régner partout l'obscurité. Il examinait ses clients avec une lampe de poche. Il m'opéra sur-le-champ, à la lueur d'une bougie et la pointe du scalpel, comme on fait sauter un œil d'une pomme de terre. Hop !...

Le cher homme avait dû en laisser un peu au fond du trou, qui fut assez vite comblé par une cicatrice naturelle, car, trois ans plus tard, un matin, en me rasant, je vis réapparaître l'indésirable, qui me cligna de l'œil... « Coucou ! me revoilà !... » Cette fois je pris le temps de me renseigner et de choisir mon médecin. Et je le choisis âgé. Si vous avez besoin d'être soigné, choisissez toujours un médecin qui ait eu longuement le temps d'apprendre la médecine. Ce n'est pas à la Faculté qu'elle s'apprend, mais en soignant les malades.

Il m'opéra comme le précédent. Mais en pleine lumière...

II y a quinze ans de cela. Ça n'a plus recommencé. Ça recommencera peut-être demain. C'est peut-être en train de bourgeonner ailleurs, quelque part à l'intérieur où je ne peux pas le voir. Ça m'est égal : je sais que je suis mortel. Et grâce à cet incident j'ai appris à penser à la mort et à ne plus en avoir peur, du tout.

JE sais que je suis lu par beaucoup de personnes àgées. Je voudrais leur dire ceci : elles ne sont pas plus près de la mort que n'importe quel adolescent. L'infarctus, le cancer, l'accident, n'importe quoi peut n'importe quand mettre fin à n'importe quelle vie. Il faut le savoir, et savoir aussi que ce n'est pas grave. Mourir, c'est seulement achever le dernier instant. Il y en a tellement d'autres, avant...

Les avez-vous savourés, ou les avez-vous laissé fuir sans leur prêter attention, ou les avez-vous assaisonnés de vinaigre et de fiel par les regrets, les désirs, la jalousie, l'envie, la haine ?

En cet instant, maintenant, savez-vous que vous êtes vivant et que c'est merveilleux ? Vous sentez-vous, vraiment, vivre ? Laissez tomber l'anxiété. Elle ne résout rien et ne sert à rien, qu'à vous verdir le foie. La mort, c'est pour demain peut-être, ou dans cent ans... Peu importe. Ou bien il n'y a rien après, et alors nous serons en paix. Ou bien il y a quelque chose, et c^est passionnant...

Seule la souffrance est terrible. Heureusement, contre elle, la médecine est efficace. Contre la mort, vous seul, vous seule, pouvez quelque chose. En dégustant votre vie, miette par miette. Paites-vous aider par des amis : Regardez (es arbres de cet étonnant octobre d'été... Ils réussissent à rester verts malgré te roux qui les gagne...

Lisez ou relisez La Cruche d'Or, de James Stephens (Presses de la Cité) [3]. C'est un trésor d'humour, de sagesse, d'aventure, de fantastique, de mélancolie et de fraternité. Ne vous laissez pas convaincre par votre libraire qu'il est épuisé. Il y en a chez l'éditeur.

Allez voir La carapate, le film de Gérard Oury. Ce n'est pas seulement un film comique, irrésistible, où les gags se succèdent en cascades, c'est aussi un film joyeux, ce qui est infiniment plus rare.

Remettez sur votre tourne-disque, ou réclamez à France Inter, le deuxième mouvement du Concerto pour clarinette de Mozart...

Alors vous vous rendrez compte qu'il n'est pas besoin d'attendre la vie éternelle pour connaître la musique du Paradis.

15 octobre 1978     


Notes explicatives :

  1. Jacques Brel venait toujours de mourir, le 9 octobre 1978.
  2. Cette particularité des hommes de la famille Barjavel m'a été confirmée par la filleule de l'auteur : au cimetière de Tarendol, les aïeux Barjavel sont tous décédés entre 70 et 75 ans - comme René Barjavel lui-même en 1985.
  3. La Cruche d'or (The crock of gold) venait d'être traduite par l'amie de l'auteur Olenka de Veer. Barjavel en écrivit la préface (voir La bibliographie des textes et préfaces).