Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 16 juillet 1978
 



Le martien Bradbury existe, je l'ai rencontré

 

EN dépit du mépris où la tiennent les conservateurs de la littérature, la Science-Fiction a de plus en plus de lecteurs en France. Toute la jeunesse qui grandit prend contact avec elle dans les Bandes Dessinées, se plonge à corps perdu dans ses aventures délirantes, et émerge de son graphisme et de ses couleurs explosifs pour la retrouver assagie, dans les collections de romans qui demandent à son imagination de remplacer le talent et l'invention des dessinateurs.

Après un tel périple, qui les a emportés, sans limite de raison, à travers le temps et l'espace, ces garçons et ces filles ne seront plus jamais des lecteurs « ordinaires », susceptibles de se satisfaire des productions anémiques des petits-fils de Proust. Ils cherchent, dans les livres qu'ils ouvrent, de l'action, des idées, la présence de l'humanité, et des supputations sur son avenir, qui est le leur. Tout cela, ils le trouvent-dans la S.F., même mauvaise. Ils y trouvent aussi de l'humour et de l'espoir, dominant la peur, qui est la mise en images de leur propre inquiétude devant ce qui les attend.

Chaque année, le peuple des amateurs de S.F. augmente d'une nouvelle stratification d'adolescents qui continuent à l'aimer devenus adultes, et souvent à n'aimer qu'elle. Il ne faut pas s'en inquiéter, mais s'en réjouir, car elle enrichit l'esprit et le cœur, elle ouvre les horizons, elle donne du souffle et de l'élan à l'imagination, et des couleurs à la sensibilité...

Je ne cesse de le répéter à chaque occasion, la S.F. n'est pas un nouveau genre littéraire, mais une nouvelle littérature qui comprend tous les genres : épique, lyrique, satirique, philosophique, métaphysique, poétique, populaire, d'avant-garde, intellectuel, érotique, etc. Tous, sauf le genre prétentieux.

Naturellement, comme toute littérature nouvelle à sa naissance, elle est largement dominée par l'épopée. Le Monde des non-A, de Van Vogt, par exemple, c'est l'Odyssée, avec un Ulysse qui se déplace dans un espace qui n'a plus de références spatiales, à travers le temps et à travers lui-même et ses possibilités d'être. C'est de l'épopée à cinq dimensions. C'est un des livres les plus intelligents qui aient été écrits depuis Montaigne et Pascal. Et qui se lit comme Fantomas...

Que pèse, à côté de cela, la trente-six-millième version des coliques sentimentalo-érotiques d'un couple enfermé dans une chambre ? Même si on lui adjoint quelques partenaires aux sexes indécis ? Et que vaut le récit des affres intellectuelles d'un romancier qui éprouve le besoin d'inventer une nouvelle façon d'écrire pour ne rien dire ? C'est petit. C'est sans importance. Ce sont des derniers soupirs.

LES jeunes lecteurs affamés d'aujourd'hui, à qui les collections spécialisées, qui se multiplient, offrent sans cesse de la nourriture, n'imaginent pas ce que fut pour nous la découverte de la Science-Fiction. C'était au début des années 50. Nous sortions à peine du black-out et des restrictions, qui avaient longtemps survécu à la guerre. On ne s'habituait pas à ce miracle : trouver du pain tant qu'on en voulait, sans tickets. Du pain redevenu presque blanc... On redécouvrait l'Amérique, dont on était coupé depuis dix ans, sa musiques,ses romans noirs... Et tout à coup il y eut l'éclosion, comme celle d'une fleur tombée de la Lune, de la collection le Rayon fantastique, qui se présenta au public de la façon suivante : « Edgar Poe a apporté le « fantastique » dans la littérature, et Jules Verne y a introduit l'anticipation scientifique. Ces deux nouveautés ont donné naissance à ce que les anglo-saxons appellent science-fiction... Notre ambition est d'en faire connaître les meilleurs ouvrages... »

Cette introduction n'était pas inutile, car effectivement rien n'avait encore été traduit de l'immense production américaine. Personnellement, j'avais déjà publié Ravage, Le Voyageur imprudent et Le Diable l'emporte mais je n'avais lu que Jules Verne, Wells, Huxley, Jacques Spitz, Maurice Renard et quelques autres Français. Des Américains, aucun... J'ignorais même, comme tout le monde, le terme de « science-fiction ».

C'est vous dire avec quel appétit je me jetai sur ce train de primeurs... Mais quels maigres arrivages : un titre par mois... Et quelles difficultés pour dénicher un exemplaire... Deux puissantes maisons d'édition, Hachette et Gallimard, s'étaient conjointes pour faire naître la collection, mais la maintenaient en couveuse. La plupart des libraires l'ignoraient. Je pris l'habitude de traverser tout Paris chaque mois pour aller chercher mon nouveau « Rayon » à la gare de Lyon, à la petite bibliothèque au fond du hall à droite, près de l'entrée des grandes lignes. Là, il y en avait toujours. C'était un bon endroit. Près des grands départs...

Le premier titre fut L'assassinat des Etats-Unis de Will Jenkins. Le huitième ft le chef-d'œuvre de Sturgeon :Cristal qui songe, puis ce fut bientôt : Le monde des non-A, qui me laissa K.O...

Les jeunes fans de la S.F. professent un dédain un peu amusé pour ces « vieux » auteurs et ces « vieux » titres. Ils ne parlent que de « fantasy » et de « new wave ». La S.F. est vivante, elle bouillonne, change, c'est signe de santé. La nouvelle vague anglo-saxonne est pleine de jeunes génies. La vieille vague n'en manque pas non plus. Un d'eux est en ce moment à Paris. C'est le Martien Bradbury. Il existe, je l'ai rencontré...

APRES Le Rayon fantastique une deuxième collection de S.F. « Présence du Futur » avait vu le jour, chez Denoël, avec un premier roman éblouissant : Chroniques martiennes, de Ray Bradbury. Le monde qui nous y était décrit était une fleur de cristal et de lumière, une sorte de Venise « sans eau, dont la mer n'était plus que souvenirs et reflets, un monde fragile, exquis, voué à être détruit par le seul poids de nos regards. Incontestablement, l'homme qui l'avait créé était un poète et un magicien. C'est ce sorcier que j'ai voulu connaître lorsque j'ai su qu'il traversait Paris.

Quelle était son apparen-ce ? Etait-il transparent, irisé, comme ses personnages ? Pareil à une écharpe de soie, à la tige d'une fleur ?

II est grand, fort, solide. Il le teint rose brique d'un homme politique anglais bien nourri, des cheveux blancs qui gardent quelques traces de blond et des yeux marron derrière ses lunettes. La communication est difficile entre nous, car il ne parle pas plus français que je ne parle anglais... Notre dialogue passe par l'intermédiaire d'une interprète charmante et rapide, mais ce détour refroidit les échanges. Imaginez une partie de tennis où l'arbitre attraperait chaque balle au passage... Au lieu de nous regarder quand nous parlons, chacun de nous regarde l'interprète. Il manque à notre conversation l'essentiel : le contact des regards. Je comprends maintenant les difficultés des conférences internationales...

Voici cependant ce que appris :

D'abord il a un commencement de rhume. J'ai cru comprendre que cela se dit « a cool »... Et ce cool le gêne. Il n'existe pas davantage de remède au rhume en Amérique qu'en France.

Il est venu en Europe à bord du Queen Elisabeth II, car il déteste l'avion. Une nuit, sur le pont, en regardant les étoiles, il a pensé tout à coup que, depuis les millions de siècles que la vie existe sur la terre, aucun animal n'a regardé les étoiles. Ni l'amibe ni le poisson, ni le cheval ni la vache, ni l'aigle ni le chat. Seul l'homme les regarde...

Et il a écrit un poème pour remercier Dieu de nous avoir donné ce regard. Plus exactement, il ne l'a pas écrit : il l'a dactylographié. Comme tous les auteurs américains, il tape directeaaent à la machine. Il a appris à taper quand il était enfant. La machine à écrire est devenue le prolongement naturel de son cerveau.
— Elle me permet d'aller plus vite, de ne pas m'arrêter pour réfléchir, d'échapper à mon subconscient, de rester en communication directe avec mon « moi » profond.
— Alors vous ne vous corrigez pas ?
— Seulement quand j'ai terminé un ouvrage. Écrire à la main est trop lent. Corriger au fur et à mesure fait perdre le fil de la pensée.

C'est exactement le contraire de ce que je pense: pour moi, seule la main permet d'aller aussi vite que la pensée, et la correction immédiate d'en suivre les fluctuations. Mais la machine n'est pas chez nous un moyen naturel d'écriture. Et pour l'écrivain américain le stylo, le bic ou le feutre sont aussi incommodes que la plume d'oie. A chaque continent sa technique...

Je lui pose la question qu'on me pose toujours :
— Pourquoi écrivez-vous de la science-fiction ?

Il me répond en souriant :
— C'est comme si vous me demandiez : « Pourquoi respirez-vous ? »
— En dehors delà S.F., quelles sont les tendances de la jeune littérature américaine ?
— Nous commençons à sortir d'une période négative. Il y a eu des « avant-gardes » stériles. Trop d'écrivains sont d'abord intellectuels et confondent le style avec la vérité. Il faut le contraire. Votre vérité doit être votre style. En tant que lecteur j'ai besoin de trouver dans un livre des idées, et la présence de l'humanité et de ses problèmes. C'est pourquoi je lis la science-fiction, ou des romans comme celui qui a un gros succès en ce moment aux États-Unis et qui raconte l'histoire d'un pape communiste...
— C'est encore de la science-fiction...

Il éclate de rire :
—Pour combien de temps ?...

BRADBURY habite Los Angeles. Il a rencontré là-bas un compositeur français, Michel Colombier. Ils écrivent ensemble un opéra dont l'argument est une transposition du roman de Melville : Moby Dick. Une comète blanche parcourt l'espace, poursuivie par un astronef dont le capitaine, qu'elle a rendu aveugle, veut la détruire... C'est à Paris que sera créé l'ouvrage, avant les États-Unis.

Un court silence. Je ne pose plus de questions. Je regarde Bradbury. Rose et blanc dans son complet clair, avec le bout du nez un peu plus rose que le reste à cause du « cool », il dégage une impression de fraîcheur candide malgré sa stature. Voyager en bateau, regarder les étoiles, écrire un poème. Comme un adolescent, C'est frais.. C'est beau. Malgré la machine à écrire.

Après son séjour à Paris, il va visiter la France. Les châteaux de la Loire. Avignon. « A trip in the passé. » Un voyage dans le temps. De la science-fiction...

16 juillet 1978