Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 18 juillet 1976
 



Fred Astaire et les petits bals de ma jeunesse

 

Paris, chaude comme une jeune mariée, mijotante comme une épouse devenue gourmande en prenant de l'âge, toujours belle, frissonnante au petit matin, rafraîchie par trois gouttes d'eau. et de nouveau brûlante en ses après-midi, Paris bleue, Paris grise et rose, amante que rien ne change et rien ne lasse, se voit, comme chaque année en cette saison, délaissée par ses époux, par ses enfants, par ses compagnes, foule d'ingrats qui vont se déshabiller ailleurs, montrer à tout le monde leurs jeunes ou vieux derrières, tous les frais trésors, et les rassis, qu'elle accueillais discrètement en ses chambres secrètes.

Elle sait bien qu'ils lui reviendront, heureux de la retrouver, mais cette infidélité annuelle lui fend son tendre coeur de pierre. Elle fait tout ce qu'elle peut pour les retenir chez elle : fête dans le jardin, danse dans la cour, musique partout. La maisoir familière est devenue un bouquet de joies et de chansons. Ce sont des étrangers qui en profitent, ils entrent par toutes les portes, grimpent sur la Tour, pataugent dans les fontaines, s'étalant aux terrasses, piétinent ce qui reste de gazon, boivent les dernières gorgées d'eau en bouteille. Qu'ils soient les bienvenus pour l'amitié qu'ils apportent à la ville délaissée.

Celle-ci a préparé, pour eux et les fidèles qui lui sont restés, un extraordinaire régal cinématographique. Ce n'est pas un festival, c'est beaucoup mieux, c'est le retour spontané, un peu partout dans les salles parisiennes, d'une foule de grands films d'hier et de presque avant-hier, de films qui ont été une heure exceptionnelle de nos rapports avec le cinéma, et dont nous allons retrouver tel ou tel avec un bonheur un peu inquiet.

Aura-t-il pris des rides, perdu son charme ? Qui aura le plus changé ? Lui ou nous ?

On peut voir ainsi, en ce moment, à Paris, d'Helzapoppin et Alexandre Newski, qui n'ont pas pris une ride, au Dernier Tango à Paris qui fait maintenant l'effet d'un vieux pépé bien sage. Et Marilyn ! El Bogart, et Keaton et les Visconti, et les Bergman pour ceux qui aiment ça, et les énormes Sergio Leone ! J'aurais aimé revoir Back Street, la première version, mais il ne doit plus en rester une copie au monde. C'était un film de John Stahl avec Irèna Dunne. J'ai encore le visage de celle-ci dans les yeux, plein cadre. Je ne sais pas si c'était un grand film. J'en ai gardé un grand souvenir.

Je me suis offert à sa place une tranche de Fred Astaire. Ses pieds légers crépitent sur plusieurs écrans de la capitale J'ai choisi, pour le retrouver Ziegfeld Follies, dont j'avais gardé un souvenir exécrable. C'est une sorte de pièce montée qui rappelle ces glaces qu'on sert dans les drugstores avec des montagnes de crème fouettée douceâtres et des bulles et des coulées de sirops verts et rosés. Sculptez là-dedans des girls, des costumes, des décors, mettez le tout en mouvement sur des escaliers et des pistes tournantes et imaginez quel mal au cœur vous guette.

Mais voilà qu'après vingt ans, et à travers une copie délavée où les roses sont devenues blêmes et les verts blafards, cette œuvre prend l'aspect d'un objet baroque en verre soufflé, un peu déteint par l'âge, un peu écorné, fragile, précieux dont on déplorerait de tout cœur qu'il se brisât et disparût.

Et, dans celle crème et ce sirop, la dent tout à coup s'arrête sur une amande grillée, craquante, légère, savoureuse : Fred Astaire parait.

Que Dieu pardonne à notre siècle, par la grâce de quelques vivants comme lui. En face des gueules affreuses des tyrans politiques et des terribles cerveaux des savants atomistes, nous avons eu les musiciens et les poètes, Gershwin, Desnos :
  Avez-vous vu le tamanoir ?
  Ciel bleu, ciel gris, ciel blanc, ciel noir...
et les peintres, et les danseurs, tous ceux qui faisaient très sérieusement le métier de ne pas prendre la vie au sérieux et qui ne nous ont donné et laissé que de la joie. Un Dufy aux courses, une danse, une chanson, les longues cuisses et les seins glorieux de Joséphine. les pieds hirondelles de Fred Astaire...

Et son sourire mince, ses yeux pleins d'humour, son menton en pointe d'escarpin, son front ballon libre, qui rappellent singulièrement les traits d'un autre danseur célèbre : Valentin du Moulin Rouge.

Le jour se lève, un peu d'orage gronde et luit aux marges de la ville, la pluie bienvenue fait un bruit de poêle à frire. C'est l'heure à laquelle je rentrais au collège { voir }, après avoir dansé toute la nuit...

Notre merveilleux principal, Boisselier, n'aimait pas que ses grands pensionnaires s'ennuient. Le samedi soir, il nous confiait la clef de la petite porte, pour que nous puissions sortir sans que le concierge en sût rien. Dans le long dortoir nous n'étions guère plus d'une douzaine, dont trois ou quatre au dessus de quinze ans. Après nous être assurés, comme des grands frères, que les petits dormaient bien, nous sortions dans la nuit. Le plus fort d'entre nous jouait au rugby dans une équipe de Vichy. Il disparaissait le premier et ne rentrait que le lundi à l'aube, après la "troisième mi-temps", ivre, chantant, scandaleux. Il sonnait, cognait dans la grand-porte, réveillait le concierge, échangeait avec lui des bordées d'insultes, menaçait de défoncer la fenêtre de sa loge. Le concierge finissait par capituler, se levait, venait tirer le verrou, pieds nus, en caleçon long, sans cesser d'invectiver ce voyou. Il le dirait au principal, il le ferait mettre à la porte !... Il le lui disait.

" Ah ! répondait Boisselier en souriant d'un coin de la bouche, je n'ai rien entendu... Je sévirai !... " Le concierge savait qu'il n'en ferait rien. Il retournait chez lui en grommelant des regrets, des hontes et des malédictions. Ça ne pouvait pas durer, ça finirait mal... Il avait raison, ça finit toujours mal : on quitte sa jeunesse et on devient grave.

Moi, j'allais danser. Il n'était pas nécessaire d'aller bien loin. Le bal du samedi se donnait dans la salle des fêtes, qui joignait le mur du collège à la cour de la mairie. Il me suffisait de faire le tour du marché couvert et de trois maisons, en passant par la Grand-Place. J'étais là dès la première danse...

Je ne me souviens pas de l'orchestre. Je crois que je ne l'ai jamais regardé. Il suffisait de l'entendre… Il faisait juste assez de bruit. Il commençait par un one-step, qui entraînait la foule des couples en un mouvement régulier autour de la salle, comme une mayonnaise qu'on tourne. Avec le bruit de tous les pieds qui frottaient le parquet en même temps : fratt... fratt... fratt... fratt. Puis venaient les fox-trots, les valses, les javas, les tangos, les paso-dobles, et, quand la nuit s'avançait, les tendres blues pour les couples sentimentaux. Je dansais toujours avec les mêmes filles. Une d'elles est restée une amie fidèle. Il n'y avait rien entre nous que la joie de la danse. Notre plus grand plaisir était la java, que je transformais, par une interprétation particulière, en un tourbillon galactique. Je me demande comment j'étais vêtu. Je n'avais absolument pas d'argent, il fallait que mes vêtements durent. Sans doute une veste noire aux manches trop courtes, une chemise à col " Danton ", un pantalon avec des poches aux genoux, des chaussures aux semelles transparentes. Ça n'avait aucune importance : je dansais.

La danse, c'était d'abord, avant tout, la joie d'ouvrir ses bras et d'y prendre une fille, amie ou un peu plus, ou inconnue. Et de s'en aller ensemble en voyage sur la musique, de se deviner, de s'accorder, de n'être plus qu'un vaisseau, nuage, traversant le temps et l'espace. Parfois, parce qu'on s'était si bien accordé, parce qu'un garçon, timide et hardi, avait posé sa joue contre une joue qui l'acceptait, et que tout s'était dit sans rien dire, commençait un autre voyage qui allait durer des années, une vie. Ou, au contraire, un flirt commencé ailleurs, prenait fin ici parce qu'elle restait raide, qu'il lui marchait sur les pieds, que leurs colonnes vertébrales réunies grinçaient. C'était un bon banc d'essai.

Je ne partais qu'après la dernière danse. Je retraversais la Grand-Place. Le jour se levait avec paresse. C'était dimanche. J'étais trempé de sueur, fatigué, heureux. Le fox-terrier de l'imprimeur venait me sentir les chevilles en remuant la queue. La pâtisserie s'allumait. Quelques silhouettes grises entraient à l'église pour la première messe. Je regagnais le dortoir et mon lit. J'avais le temps, avant de tomber dans le sommeil, d'entendre Boisselier qui, déjà dans son bureau, commençait la journée en jouant une valse sur son harmonium.

Les danses d'aujourd'hui m'étonnent et m'attristent. Il n'y a plus que des groupes de solitudes trépignantes sur lesquelles hurle la sono. On ne se touche pas, on ne s'approche pas, on ne part pas ensemble à la découverte, on ne se connaît plus... Ils ont l'air pourtant d'y prendre plaisir. Comment pourrions-nous comprendre les joies de nos enfants ?

Après le temps de la danse vint le temps de la vie. J'avais essayé brièvement divers métiers. Je trouvai celui qui me convenait et que j'exerce encore. Je suis parti. J'avais dix-huit ans. Je n'ai plus dansé.

18 juillet 1976