Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 19 octobre 1980
« Non ce n'est pas un péché de désirer sa propre femme »
C'est le pape, Jean-Paul II lui-même, qui va, aujourd'hui, commencer mon article. Ce qu'il a à vous dire, ce qu'il a dit, en français, en son audience publique du 8 octobre, a une importance considérable, qui ne vous échappera pas. Si vous êtes à la fois bon catholique et amoureux de votre femme — ou, madame, amoureuse de votre mari —, vous risquez d'être étonné, ou étonnée, et peut-être consterné(e). Je lui cède la parole.
« Je désire, a déclaré Jean-Paul II, approfondir devant vous la portée des paroles du Christ : "Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son cœur l'adultère avec elle." On pense spontanément qu'il s'agit de la femme d'un autre et donc d'une infidélité à l'unité que comporte essentiellement le mariage. Mais le Christ dit "une femme" quelle qu'elle soit, qui devient alors pour l'homme l'objet de l'assouvissement de son "besoin" sexuel. Même s'il s'agit de sa propre femme, un tel regard de l'homme, utilitariste, la réduit à l'état de l'objet de son propre instinct... ».(1)
Fin de citation, comme on dit à la télévision... Si l'on comprend bien, pour un mari chrétien, désirer sa propre femme est un péché. Et on peut penser que dans l'esprit du pape, la réciproque, de toute évidence, est vraie.
Voilà donc hautement confirmée, au sein du catholicisme, l'idée d'abomination liée à l'amour charnel, même conjugal. Cette crainte du péché de la chair, encore plus grande chez les protestants, a créé des multitudes de maris sexuellement maladroits et brutaux et de femmes martyres, dans la société victorienne du XIXème siècle, les jeunes filles étaient menées au mariage comme au sacrifice, et l'initiation qu'elles subissaient au soir de leurs noces, dans l'obscurité, la honte et le silence, était effectivement terrifiante et souvent horrible. Certes, il ne pouvait pas y avoir de leur part le moindre désir ! Victimes saignantes, elles venaient de gagner là, dans l'acceptation de leur affreux devoir, le paradis...
Quant au mari, emporté par une des plus grandes puissances de la nature, il avait, le plus rapidement possible, que la fiancée fut belle ou laide, désirable ou pas, satisfait à « l'assouvissement de son besoin sexuel ». Ensuite, il pouvait ronfler...
J'ai repris à dessein les termes employés par Jean-Paul II pour mettre en évidence son erreur, que Sa Sainteté et tous les saints du Paradis me pardonnent. Ce n'est pas le désir qui déchaîne l'instinct et le besoin sexuels. Ceux-ci n'ont pas besoin de celui-là. Ce sont des forces primitives, élémentaires, qui prennent aux reins l'individu et peuvent le jeter aux pires extrémités, qu'il soit mâle ou femelle. Dans un livre récent, un jeune auteur mâle racontait comment il s'était soulagé de son instinct dans un trou d'un arbre. Où est le désir là-dedans ? Et où est-il, dans le cas de cette jeune Scandinave qui racontait, dans un autre livre, ses recherches éperdues de l'assouvissement, recherches qui la firent se livrer, entre cent autres expériences, à toute une brigade de gendarmerie tchécoslovaque ?
Non, le désir ne désigne pas l'être désiré comme « objet de l'assouvissement », mais au contraire commence à spiritualiser l'instinct et le besoin sexuels. En bas, il y a l'instinct, au-dessus, le désir, et, au sommet, l'amour. L'amour peut se détacher du désir - c'est plus facile avec l'âge... - mais leur association réussie est l'accomplissement parfait du couple. Dans le bonheur qui en émane, les enfants éclosent et grandissent sans problèmes, en accord avec eux-mêmes et avec leurs parents épanouis.
Le désaccord sexuel né de l'absence de désir chez l'un ou l'autre des époux fait les couples querelleurs, rancuniers, aigris, les familles fissurées, les enfants malheureux et révoltés. Quatre-vingts pour cent des divorces ont pour cause, la plupart du temps inavouée parce qu'on a honte d'en parler, l'absence de bonheur charnel entre les deux époux. La mésentente nocturne engendre toutes les mésententes journalières, qui peuvent aller jusqu'à la haine. Et ce désaccord amoureux provient presque toujours des peurs, des hontes, des silences, qui tuent rapidement le désir et rendent impossible le bonheur de l'un ou de l'autre, et donc des deux. On n'ose pas chercher ou donner la joie, et on n'ose pas dire ce qui manque, parce que c'est un sujet tabou, qui fait partie des choses dont on ne peut pas parier, parce que, même si on n'est pas croyant, même si on est mangeur de curé, on a subi malgré soi l'influence de deux mille ans de christianisme qui ont fait de l'amour un péché mortel. Le marxisme lui-même s'est englué dans ces interdictions et a édifié, en Russie et en Chine, les plus puritaines des sociétés humaines.
Attention, je ne suis pas en train de prôner le dévergondage sexuel. L'actuelle « libéralisation » des mœurs dont est victime notre jeunesse me paraît désastreuse. Coucher avec les copains ou les copines comme on boit un Coca-Cola, c'est là, justement, assouvir un besoin ou obéir à un instinct, comme on assouvit sa soif ou sa faim. Non seulement l'amour n'est pas présent, mais le désir non plus. Et même pas la liberté, car ces rencontres sont le plus souvent le fruit de décisions rapides, du « je-veux-faire-comme-les-autres », des circonstances, du hasard, et bien rarement d'un choix. Il ne peut rien en résulter de bon. On enseigne aux lycéens et lycéennes le fonctionnement de leur corps, mais non son usage, ni le respect de celui des autres. Que penserait-on d'un enseignement de la musique où l'on se bornerait à démonter le piano pour en montrer les marteaux et les cordes, en laissant ensuite la « liberté » à chacun et chacune de taper à coups de poing sur les touches ? Est-ce ainsi qu'on espérerait faire naître le bonheur de la musique ?
Entre la licence des moeurs et l'anathème lancé sur « les choses de la chair », il y a la place juste, souhaitable, qui est celle de l'équilibre et de la joie.
La raison pour laquelle la vie s'est un jour séparée en deux sexes reste mystérieuse. Ce n'est évidemment pas par « hasard et nécessité », car cette séparation a rendu les espèces vivantes vulnérables. L'espèce la plus solide, increvable, est la première de toutes, l'amibe. Pour se perpétuer, une amibe se coupe en deux, tout simplement. Avec ce système, la première amibe a envahi le monde et dure depuis des milliards d'années.
La raison de la séparation est peut-être tout simplement son contraire. Dieu a peut-être séparé l'homme et la femme pour leur donner le bonheur de se retrouver, et de redevenir UN. L'Eglise le dit quelque part. Alors pourquoi maudire l'instant de cette réunion ? C'est cracher sur une des plus belles joies offertes par Dieu à l'homme. Et le désir en fait partie. Il faut désirer l'être avec lequel on va se réunir pour ne pas ravaler cet instant à un simple mécanisme de viscères.
Faire l'amour sans amour, même dans les liens sacrés du mariage, est une chiennerie. Et l'amour est inséparable du désir. C'est le désir qui nous fait nous rapprocher de l'être choisi, le regarder, l'admirer, l'aimer, avant de nous en rapprocher encore et de tendre les mains vers cette réunion qui donnera à chacun, par l'autre, le bonheur.
Qu'y a-t-il de répréhensible et de démoniaque dans cette exaltation? L'attitude séculaire de l'Eglise est incompréhensible. Elle a laissé s'implanter la légende que la perte du Paradis terrestre était due au sexe, alors que la signification de la « chute » semble, de toute évidence, bien différente. Elle est devenue incapable d'expliquer ce qu'elle entend par « péché originel », alors elle le laisse, aussi, imputer à l'origine sexuelle des générations. Haro sur le sexe ! Haro sur la chair ! Cachons-nous au fond du lit, dans le noir et la honte pour accomplir notre stricte devoir...
L'acte d'amour, sans désir et donc sans amour, devient uniquement acte de reproduction. Il faut bien perpétuer la vie, hélas, dit l'Eglise en se voilant la face. C'est pourquoi elle autorise le mariage aux fidèles. Mais elle se hâte de l'interdire à ses prêtres.
L'union des époux, réduite à la nécessité de mettre en contact les cellules reproductrices devient alors, uniquement, une injection... Pouah !
Que je sois damné si je me trompe ! Mais je pense et proclame qu'il faut aimer avec amour, avec un plein désir et une immense joie. Dieu nous tend sa Création et place en face de nous, homme ou femme, un être complémentaire avec qui nous allons peut-être participer un peu à ses mystères, au cours d'un bonheur partagé. Allons-nous faire grise mine? Ne pas désirer nous pencher sur la rose, écouter le chant des oiseaux, lever nos bras vers les étoiles du ciel ? Allons-nous mépriser ce que Dieu nous propose ?
Nos bras tendus vers le ciel sont bien courts, mais dans notre jardin, la pomme du pommier est à notre portée. Elle est à l'image de l'univers. Elle nous est donnée. Prenons-la avec joie et avec amour. Et remercions le Donateur à chaque bouchée de notre vie.
(1) Texte diffusé par le service de presse officiel du Vatican et cité par le Monde du 11-10-1980.