Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 20 avril 1980
 



Sartre et Tino Rossi

 

Le soir même où toutes les télévisions du monde projetaient des bandes-souvenir sur Sartre, Guy Lux consacrait son émission « Palmarès 80 » à Tino Rossi. Jean-Paul Sartre est mort. Tino Rossi est bien vivant, nous nous en réjouissons pour lui. Et loué soit Dieu dans ses œuvres et ses intentions, même si nous n'y comprenons rien...

Il a rappelé à lui le philosophe et laissé vivre le chanteur et, par le hasard des programmes nous les a montrés côte à côte. Ce rapprochement avait sûrement une signification. Tout est signe dans l'univers, même en son infime partie que les hommes croient façonner à leur volonté. Un arbre est un livre, un nuage une phrase, une mort un message, et une chanson en dit plus que ne le pense le chanteur.

Les chansons de Tino Rossi ne semblent pas dire grand-chose : si l'on s'en tient aux mots, celle du rossignol dit encore moins...

Sartre... Tino... En ma longue carrière de journaliste j'ai consacré quelques articles à l'un et à l'autre. Quel confrère n'a pas exprimé, un jour ou l'autre, son opinion sur l'un ou sur l'autre ? Moi j'étais contre... Contre l'un et contre l'autre. Pour des raisons bien différentes, évidemment, et qui en ce qui concerne Sartre, tenaient beaucoup plus de la réaction immédiate, épidermique que de la réflexion. Maintenant que le temps est venu de m'asseoir au lieu de courir, j'ai le loisir de m'interroger sur les raisons de ce mouvement instinctif.

Je n'aimais pas Sartre, d'abord, à cause de son physique. Je ne croyais, et je ne crois toujours pas, qu'un homme affligé d'un strabisme tel que le sien puisse avoir une claire vision du monde. Même en fermant les yeux. Il est réduit à « s'en faire une idée », et cette idée ne peut pas être droite.

J'entends ici les cris d'indignation : comment puis-je écrire des mots pareils à propos d'un mort dont les cendres sont à peine refroidies ? Si haut, si fort, sonne le concert des louanges, qu'il couvrira sans peine ma petite dissonance. Et il faut bien voir les hommes tels qu'ils sont : la mort nous efface mais ne nous modifie pas.

Ceux que la nature a maltraité deviennent souvent aigris, vindicatifs, et en veulent au reste de l'humanité. Chez Sartre, c'est le phénomène contraire qui s'est produit. Il était la générosité totale. Il s'est battu tout sa vie pour les deshérités et les victimes, toujours au premier rang du combat. Et souvent, derrière ce premier rang il n'y en avait pas d'autre. Penseur discutable, il fut un homme exemplaire.

La deuxième raison qui m'a fait me méfier de lui, c'est qu'il était un « bourgeois qui-aime-le-peuple ». Jean-Paul Sartre, fils d'officier, petit-neveu de théologien, est le père et le grand-père d'une foule d'intellectuels, nés dans le linge fin, élevés dans les salons et les grandes écoles et qui « se penchent » avec sollicitude vers le peuple. Que peuvent-ils comprendre de ses besoins profonds ? Ils sont séparés de lui par leur éducation, par leurs nourritures, par leurs soucis, par les automatismes de leurs pensées forgées à grands coups de mots abstraits. Ils sont différents. Il n'y a pas plus de points communs entre un diplômé de Normale Supérieure et un O.S. de Billancourt qu'entre un cheval et une alouette.

On l'a bien vu en mai 68, quand les étudiants « insurgés » ont voulu faire la jonction avec les grévistes : leurs cortèges ont été stoppés par les grilles fermées des usines. On s'est regardé à travers les barreaux, puis les jeunes intellectuels sont retournés jouer avec les C.R.S. et tracer des solgans sublimes sur les murs de la Sorbone.

Dans les cours des usines, les transistors chantaient. Parmi les voix qui remplaçaient le vacarme des machines s'élevait celle de Tino Rossi. Marinella... tralalala...lalalala...

Cela ne signifiait rien, ne prétendait pas changer le monde, mais donnait seulement un instant de joie, comme le chant d'un oiseau. Un instant de joie c'est bon à cueillir, même si la voix qui le procure n'est pas de celles à faire péter le cristal. Celle de Tino Rossi évoquait un ciel tout bleu, une Méditerranée sans problème, une Corse paisible et Naples-au-baiser-de-feu... Les vacances... C'était bon à écouter en ce printemps bizarre.

J'avais été un des premiers à l'entendre, il y a près de cinquante ans. A Vichy. Bien avant que la « reine des villes d'eaux » fut devenue une ville d'histoire. La saison de Vichy constituait alors un des moments et des lieux les plus brillants de la vie française. Les meilleurs spectacles de l'année se succédaient dans les trois casinos. Sur les parcs résonnaient au crépuscule les trompettes de Wagner. Dans les rues roulaient doucement de longues voitures aux couleurs de fruits écrasés. Jeune journaliste ignorant, paysan mal transformé par le collège, je passais la moitié de mes nuits étendu sur la moquette du salon d'un vieil ami - il avait plus de trente an et une Panhard-Levassor - à entendre et réentendre la version intégrale de Pelléas et Mélissande, en une pile de 78 tours, sur un phonographe à manivelle. Il était plat. Son haut-parleur était dans le couvercle. Il fallait le remonter toutes les trois minutes. C'était beau.

Au Grand Casino, une soirée de variétés succédait à la Tétralogie. Un jeune chanteur corse, seul sur l'immense scène, faisait semblant de gratter une guitare dont il ne savait pas jouer, et chantait sans micro. Le cheveu plaqué, l'œil noir, il ressemblait à Rudolpf Valentino. Sa voix suave remplissait sans effort la grande salle. Dès les premières notes, elle avait fait fondre le cœur des femmes. Marinella... tralalala...lalalala... Ou bien peut-être Veni, veni, veni... Ou quelqu'une autre de ces mélodies sans surcharge intellectuelle qu'il allait enfiler comme des perles de sucre tout au long de sa carrière et qui se graveraient pour la vie dans les cœurs tendres.

Pendant les instants de silence on entendait des rangées entières de fauteuils pousser des soupirs de félicité. On se regardait, de voisine à voisine, on souriait pour communier dans un doux ravissement. Qui était ce jeune homme ? On regardait le programme :Toni...Risso... Non... Rossi... Qu'il était gentil... Et qu'il chantait bien... Il irait loin...
Il y est allé.
Ce soir-là, la moutarde vint après le dessert. A Tino Rossi succéda une chanteuse aux cheveux rouges et à la voix à la fois agressive et inaudible. Elle fut emboîtée. Je bondis dans les coulisses. Je la trouvai pleurant, effondrée sur une chaise. Penché vers elle, Tino Rossi, avec douceur et délicatesse, s'efforçait de la consoler. S'il avait pu, il lui aurait donné la moitié des applaudissements qu'il avait reçus...

Si je rompis des lances contre lui plus tard, ce fut pour son intrusion dans le cinéma. Celui-ci sortait à peine du silence, et Tino Rossi, André Baugé et quelques autres transformaient avec leurs chansonnettes le jeune cinéma parlant en cinéma bêlant. Il a eu beaucoup de peine à se sortir de ce sirop.

Et la troisième raison qui m'empêche d'aimer Sartre, c'est l'erreur définitive de sa pensée. Toute son œuvre est l'illustration de son choix : le matérialisme. C'est à dire le monde sans raison d'être et sans explication. La science elle-même, aujourd'hui, rejette ce point de vue. Le rationalisme ne lui suffit plus. Il y a une explication du monde, même si nous ne pouvons pas la connaître. Cette évidence permet d'échapper au désespoir. Sartre était un penseur du XIXème siècle attardé au XXIème. Il est lu par les étudiants, les professeurs et quelques gens de sa caste. Le peuple a beaucoup entendu parler de lui mais ne le connaît pas, ne l'a pas lu et ne le lira jamais. Par deux fois, à cause de leur amour commun de la justice et de la liberté, je l'ai entendu comparer à Victor Hugo. C'est une grande confusion. Hugo est l'auteur le plus lu par les gens simples. Plus que San Antonio. Il n'est pas un foyer où ne soient un jour entrés Les Misérables. Ce sont des frères. Hugo est le grand-père, Sartre est le prof.
Sa philosophie risque de faire quelques dégâts, car les intellectuels qu'il a formés sont ou seront les cadres de la nation. Economistes, administrateurs, politiciens, ils ont la tentation de couper le peuple en tranches pour le faire entrer dans le cadre de leurs idées.
En rappelant à lui le philosophe, en laissant vivre le chanteur, et en nous les montrant l'un près de l'autre dans l'œil magique, Celui dont nous ne comprenons ni la volonté ni l'existence a peut-être, tout simplement, voulu nous persuader que nous avions moins besoin, pour notre bonheur, de philosophie que de chansons.

20 avril 1980